C’était un dimanche de fin de mars  au cours duquel, le ciel qui oscillait entre le gris de l’hiver qui venait de s’écouler, et le bleu illuminé des encore timides  éclats du soleil, augurait une après-midi où, ma belle-famille et moi-même, resterions à occuper dans la maison normande. Une de ces journées sereines par lesquelles s’annonce le printemps, sans qu’il soit bien là, comme s’il nous envoyait d’abord fleurir ses pissenlits, attendant que leurs pétales jaunes comme le soleil d’été furent tendus vers le ciel pour qu’il vint enfin débuter la belle saison.

Nous étions réunis, comme font les amis  qui, à peinent vient-ils de se retrouver lors d’une soirée, attendent qu’un prenne la parole, que l’autre sorte les verres, qu’enfin la soirée débutât ! quand mon compagnon proposa, pour combler l’après-midi, de « sortir les photos ». On ne l’avait encore jamais fait. En moi-même, je ressentis un brin de fierté, car « sortir les photos » c’est souvent, bien plus que présenter en image le passé d’une famille, c’est aussi faire entrer dans la famille l’invité à qui on les montre, le faire témoin de son intimité, détenteur d’une histoire à présent partagée. La belle-mère revint alors avec une pile, non monstrueuse, mais déjà impressionnante, de photographies éparses, qui tenaient dans ses mains on ne sait trop comment, et dont par miracle elle n’en fit tomber aucune. On m’assurait que « ce n’est pas tout, mais les albums sont rangés on ne s’est trop où » et que pour cette après-midi, il allait falloir se « contenter de ce qu’on a là ».

Et les photographies commencèrent à voler de mains en mains. J’en recevais de partout. « Voici Romain et sa sœur quand ils avaient six ans », et sa mère me tend le tirage sur lequel des taches jaunes semblaient se disputer avec le vert déteint de l’herbe du jardin de la ferme de ses grands-parents. « Tu te souviens ? C’est Yerville, je t’en avais parlé », me fait Romain. Depuis, ces grands-parents avaient vendu la ferme et s’étaient installé dans le centre d’Yvetot. Maintenant, quand il faisait beau l’été, on allait parfois manger le dimanche midi chez eux. Sa sœur m’en montre une autre : « il faisait pipi dans la bassine à haricots » dit-elle en riant. Le gamin, à peine plus âgé, était nu, debout sur la table de ses grands-parents, avec un grand sourire. On rit. D’autres photos viennent, plus anciennes. Il y a le mariage des mes beaux-parents. Une sensation étrange me prend mais que je ne définis pas encore. Je compare, par de furtifs coups d’œil jetés en douce, leurs visages de maintenant et ceux qu’ils affichaient « à l’époque ».  Ma belle-mère, au bras de son père (un des grands-parents chez qui nous allions, le dimanche midi comme je le disais), conduite devant M. le Maire. Son visage était lisse et jeune. Sur d’autres photos, je vois mon beau-père. Il avait l’âge que j’ai maintenant ! L’impression en moi s’accentue et je la reconnais : c’est celle du temps qui passe. Non pas pour moi, mais pour les autres. Je regarde mon beau-père maintenant : proche de la cinquantaine, fatigué par des années de mécanicien. J’ai un choc. Puis pour la première fois, je m’imagine à leur place. Je vois, au travers des photographies, le Temps qui est passé et le malaise, la peur, grandit en moi.

Des jours passent. Je rends visite à ma mère. On est déjà en avril, les tulipes, de toutes les couleurs, sont dressées vers le ciel. Des violettes, que ma mère ne pensait pas revoir cette année, sont sorties de terre. On prend une tisane, puis elle me montre son projet de fin d’année pour l’école d’art. Depuis qu’elle a décidé de profiter de sa retraire, elle suit des cours de dessin, elle y trouve beaucoup de plaisir. Sur la feuille épaisse (elle comptait faire une aquarelle), quatre femmes posent. Eparpillées sur le bureau, des photographies du mariage de ma sœur ainée, où plusieurs membres de ma famille posent dans la nouvelle véranda ensoleillée par l’août, ont nourri son imagination. Ma mère, me demandant si je reconnaissais les visages qu’elle avait esquissés, me dit : « j’ai voulu représenter les quatre saisons ». La sensation de malaise, un peu différente, me reprend. Ma sœur cadette, en avant-plan, représentait le printemps. Pour l’été, ma sœur ainée, en position assise, lui tenait la main. Ma mère s’était dessinée comme l’automne. Et sa mère, ma grand-mère, représentait l’hiver. Je lui donne des conseils techniques, mon avis, le choix des couleurs… mais l’impression désagréable ne part pas. Je savais ce qui n’allait pas : je ne pouvais admettre à moi-même que ma mère fut à « l’automne de sa vie ». Je revoyais encore notre enfance,  elle me passait en mémoire comme pour me rassurer. J’étais un enfant, le « printemps », elle était ma mère, « l’été ». C’était comme si le Temps était passé devant nous sans qu’on l’eut aperçu, puis soudain, devant des photographies ou un portait, on voit le présent avec des yeux vierges, on estime enfin la réalité pour ce qu’elle est et non ce que notre esprit, après l’avoir déformée, nous en transmet de factice. Le Temps est passé. Nous avons avancé d’une génération.

Je vis une grande horloge dont les quarts de tours n’étaient plus des heures mais des saisons, et sur les aiguilles se tenaient nos vies. Ma grand-mère était l’hiver, et je ressentais à cette pensée une profonde tristesse. Parfois on se dit, la vie est longue, l’horloge est grande et quand on arrive au minuit, toute une vie s’est écoulée, qui vaut bien une mort. Parfois aussi, l’horloge se dérègle, un grain est pris dans les engrenages, et l’aiguille cesse d’avancer pour se bloquer sur une saison. Pour mon père, à quarante-huit ans, l’aiguille s’était-elle bloquée sur l’été ou l’automne ?

Il y a peu de temps, ma grand-mère fit une chute. Elle est à présent en maison de convalescence. Souvent, je lui téléphone. On essai de lui remonter le moral, de la rassurer, de se rassurer nous-mêmes, et je sens parfois dans sa voix, dans ses paroles, sa peur de partir bientôt. Ma mère est inquiète. Quand je lui ai demandé, un autre jour où je lui rendais visite, combien de frères et sœurs mon père avait eu (je connaissais très peu ma famille paternelle), elle s’empressa de sortir une feuille, et se lança dans un arbre généalogique. Ensuite, comme lancée par un instinct impérieux, elle fit de même pour son côté, donc mon côté maternel. Peut-être, à cet instant précis, ma mère sentait-elle, elle aussi, l’aiguille des saisons tourner d’un cran. Et comme pour mieux la freiner, décidait-elle de marquer, sur le papier, l’ordre des générations.