Les patrons français au péril du narcissisme… mais pas tous!

Lagardère, Arnault, Pinault, Bergé… Les grands patrons sont peu à peu sortis de l’ombre. Souvent ce sont aujourd’hui des personnalités publiques, voire même des "people” qui rivalisent en couverture des magazines, avec les hommes et les femmes politiques, voire les stars du show-business… Cette attirance pour les caméras et les projecteurs ne laisse pas d’étonner. Comment l’expliquer ? Et pourquoi certains, tels Emmanuel Besnier (Lactalis) ou Yves Guénin (Optic 2000), y résistent-ils ?

Un premier constat s’impose : la course à la célébrité est, pour les patrons, un sport récent. Auparavant, les patrons cultivaient plutôt la discrétion, voire une certaine austérité. Dans le Dictionnaire historique du patronat français, Catherine Vuillermot, chercheuse au Laboratoire de sciences historiques de Franche-Comté, rappelle que « pendant des générations, le monde des affaires a reposé sur la pratique du silence, sinon du secret(2). » C’est en effet dans les années 60-70 que les entreprises sont passées à une politique de communication. Toutefois, rien à voir avec les pratiques actuelles : en ce temps-là, « si le patron communique, c’est d’abord à destination d’un public ciblé : actionnaires ou salariés et souvent par le biais d’intermédiaires. »

 

Travers de personnalité ou nouvelle règle du jeu ? 

Pour que les patrons s’exposent personnellement et travaillent leur image individuelle, il faudra attendre les années 80 et la mutation conjointe du capitalisme et de la société. Soudain, sous l’influence des idées néolibérales, l’argent n’est plus  tabou, la réussite personnelle est valorisée, tandis que les entreprises changent de modèle : le capitalisme à l’ancienne, qu’il soit colbertiste, familial ou paternaliste est subitement décrété ringard. Pour réussir, désormais, il faut briller. Les sociétés sont cotées en bourse et les patrons – plus volatiles et moins attachés à une entreprise –apprennent à se mettre en scène, pour se valoriser – y compris au sens financier du terme. Car eux aussi sont cotés. Signe qui ne trompe pas : en 1986, un certain Bernard Tapie publie l’un des premières autobiographies patronales parues en France, tout juste quatre ans avant qu’un certain Jean-Marie Messier, dit J2M ne s’attache à transformer la Compagnie générale des eaux en Vivendi… 

Pour Bénédicte Haubold, psychologue et coach de dirigeant, ce vertige du miroir médiatique est aussi une fatalité de la fonction. « Une dose de narcissisme est nécessaire pour accéder à une fonction dirigeante. En effet, il faut pouvoir en permanence se montrer sous son meilleur jour, et donner la meilleure image possible de son travail, même si cette image ne correspond pas toujours à la réalité(1). »Une exposition encore accentuée dans le cas des sociétés cotées car, alors,« le patron personnifie l’entreprise aux yeux des actionnaires, des clients, des agences de notation ou encore des médias ».Autant qu’un trait de personnalité, le narcissisme des dirigeants reflèterait donc une nouvelle règle du jeu capitaliste.Que l’on songe à la façon dont les marchés scrutent les moindres faits et geste d’un Steeve Jobs !  

Emmanuel Besnier et Yves Guénin : des réussites dans la discrétion 

Mais alors, comment expliquer alors que certains patrons parviennent à réussir tout restant dans l’ombre ? Car il existe aussi en France des dirigeants qui résistent obstinément à la tentation de la « peopolisation » au point d’être, aujourd’hui encore, parfaitement inconnus du grand public tout en étant à la direction de sociétés leaders dans leurs secteurs. Un exemple : qui connaît le nom d’Emmanuel Besnier ? Il est pourtant, depuis onze ans, le patron de l’un des fleurons français l’agroalimentaire : le groupe Lactalis qui, s’il met la main sur l’Italien Parmalat, comme la Commission européenne vient de l’y autoriser, deviendra le numéro 1 mondial du secteur laitier ! 

De même, si l’on demande aux Français le nom du leader français du marché de la lunette, une majorité répondra probablement « Alain Afflelou ». A tort !  Car avec plus de 1200 points de vente en France, c’est, en réalité, Optic 2000 qui caracole en tête du secteur. Forte de cette belle implantation, l’enseigne est certes connue; mais pas ses dirigeants. Artisan du développement sur le terrain du Groupe, Yves Guénin, son secrétaire général a pourtant à son actif une belle réussite : de 1988 à 2011, l’entreprise a ouvert près de 1000 enseignes supplémentaires et créé quelque 5000 emplois. Hors secteur alimentaire, c’est aujourd’hui, en nombre, la première enseigne de distribution en France…  

Choix personnel et institutionnel 

Emmanuel Besnier et Yves Guénin ont donc des parcours que l’on qualifierait volontiers d’éclatants s’ils n’étaient également d’une rare discrétion.A quoi cela tient-il ? En partie à la personnalité des intéressés. Parfois qualifié d’« homme invisible du fromage français », Emmanuel Besnier est connu pour esquiver délibérément tout contact avec les médias. Il n’a encore donné aucune interview et on ne lui connaît que deux photos publiques : la première a été publiée – contre son gré – par un journal croate, la seconde par un site Internet… roumain ! 

Mais des raisons plus institutionnelles expliquent peut-être aussi leur relatif anonymat. En effet, Lactalis comme Optic 2000 représentent des modèles entrepreneuriaux spécifiques. Tandis que le géant du lait est une entreprise familiale, celui de la distribution d’optique est un groupement coopératif. Ce sont là des structures dont l’histoire et le fonctionnement prémunissent contre le narcissisme. Héritier d’une famille pour l’un, représentant d’adhérents pour l’autre, Emmanuel Besnier comme Yves Guénin n’en sont que plus incités à travailler dans la discrétion et la modestie. A l’évidence, cela leur réussit, ainsi qu’aux sociétés qu’ils dirigent. Alors que le patronat flamboyant né dans les années 80 traverse une crise de légitimité sans précédent, il y a peut-être là matière à réflexion, voire à refondation !

 

(1)   Dictionnaire du patronat français, sous la direction de Jean-Claude Daumas, Editions Flammarion, octobre 2010, 1620 p. (2)   Vertiges du miroir. Le narcissisme des dirigeants, par Bénédicte Haubold, Editions Lignes de Repères, octobre 2006, 128 p.