Au vue du reportage diffusé lundi 26 octobre sur France 3, jamais proverbe ne saurait être plus éculé. Fort d’une véritable enquête en amont sur près de 3 ans, « La mise à mort au travail » fait comme un écho aux questions soulevées suite à la vague de suicides ces dernières années chez France Telecom. Le reportage fait état du profond mal-être qui ne cesse d’augmenter depuis des années dans les entreprises, qu’elles soient à l’échelle mondiale comme Carglass, ou de taille a priori plus « humaine » comme cet hypermarché à l’honneur de la première partie de l’enquête.

« La destruction »

La caméra nous amène dans des audiences aux prudhommes et dans l’intimité de séances chez une psychologue spécialisée dans la souffrance au travail. Tout cela avec le même fil rouge : des employées d’un petit hypermarché de 58 personnes, racheté au début des années 2000. Réduction de personnel (de 58 à une trentaine), horaires rallongés, tout ceci fait penser à la triste loi du marché, aux réductions budgétaires, aux logiques  d’économie face à un patron sans doute lui-même endetté.

                                                                                                                                                                               

Mais ça n’est pas tout. Nous assistons à plusieurs extraits de comparutions aux prudhommes : près d’une dizaine d’anciennes salariées du supermarché ont porté plainte. Pour licenciement abusif. Tout a commencé il y a quelques années avec  une employée, responsable syndicale. Celle-ci devait sans doute gêner la direction, sinon pourquoi faire pression sur les autres caissières pour que le mouton noir soit mis à l’écart, affecté à la caisse proche d’un courant d’air, et autres brimades quotidiennes ? Pourquoi faire en sorte de perturber les élections syndicales ? Un but : la pousser à la démission, afin de réduire le personnel, ne garder que des « bonnes brebis » qui redoubleront la cadence pour ne pas subir le même sort.  Quand cette employée finit par partir, l’implication syndicale s’étiole d’elle-même. Les employées ayant montré de la sympathie pour cette femme subissent alors à leur tour le harcèlement de la direction. Deux d’entre elles sont accusées de vol, et licenciées. Une autre qui, à bout, craque en plein service, est licenciée pour faute grave.

Nous retrouvons l’une de ces femmes, chef de caisse et "complice muet" des actes de sa hiérarchie. En arrêt maladie suite à une chute au travail, elle vient consulter une psychologue spécialisée dans la souffrance au travail. Car ses douleurs ne datent pas de son accident. Stressée dans le quotidien de son travail, elle a mal quand elle pense à sa collègue qu’elle n’a pas su soutenir, par peur de perdre son emploi. Elle qui avant l’arrivée de la nouvelle direction trouvait malgré un salaire assez bas « de la reconnaissance » dans son travail, a aujourd’hui honte devant sa fille. Sa souffrance, qui ne saurait être assimilée à une fragilité morale, a été jusqu’à rendre cette femme aux trois-quarts chauve.

 

Horaires infernaux, reconnaissance nulle, esprit de compétition sans cesse accru, tout cela devient le quotidien de nombres de salariés d’entreprises. La psychologue insiste sur un point : pratiquement toutes les personnes qu’elle reçoit et qui sont victimes de harcèlement au travail, reconnaissent avoir été témoin de faits similaires contre un autre, sans avoir rien dit, rien fait. Peur des représailles, de perdre son emploi, d’être "cassé".

                                                                                                                                                    

Cet isolement progressif de l’individu n’est pas fortuit. Il est au contraire le résultat d’une machine bien huilé, d’une technique de « management » à la pointe du modernisme. Nous l’apprendrons de la bouche-même d’un jeune étudiant dans le domaine, invité avec des camarades à assister à une consultation. Visiblement perturbé par la souffrance qui s’expose devant lui, le jeune homme reconnaît : « On nous apprend à faire ça, c’est une technique, on sait comment créer cet isolement ». Pas sûr que tous les étudiants présents ce jour-là continuent dans cette voie professionnelle …

 « L’aliénation »

Pour comprendre comment cette machine fonctionne, la caméra plonge au cœur de l’entreprise internationale Carglass. « Je veux que Carglass devienne un choix naturel » affirme le directeur français de l’entreprise, que l’on sent penser être investi d’une mission haute au sein de la société. Car pour lui, c’est bien plus qu’une banale entreprise de réparation de pare-brises. Il affirme vouloir que ces employés se sentent bien chez Carglass, qu’ils soient fiers d’y travailler et en vantent les qualités autour d’eux.                                                                                          

Le reportage commence par une séance collective de relaxation. Une méthode douce de "coaching", qui donne un impression plutôt plaisante. On y voit des employés qui rient, se congratulent, prennent le temps de gouter leur respiration.

On commence à se sentir moins bien lorsqu’on assiste à la présentation par le contrôleur lui-même de comment les plannings des télé-employés sont gérés : pauses minutées, retards fichés, contacts avec le contrôleur par ordinateur interposé. Le travail de ces personnes, qui débitent un "script" en un temps record pour établir un rendez-vous avec le client, semble loin d’être agréable, riche en contacts.

Le malaise grandit au contact de ces deux cadres qui racontent (masqués) comment leur simple envie de s’investir dans le comité d’entreprise les a conduits à aujourd’hui subir ce que l’on appelle « l’effet de meute ». Fraîchement syndiqués, ils se voient, comme la caissière de l’hypermarché du premier reportage, mis à l’écart, et bien vite sous le coup d’une pétition de leurs collègues. Quels motifs ? : travail non-fait, harcèlement moral. Or le harcèlement, et la justice semble abonder en leur sens, c’est bien apparemment eux qui en sont victimes. Ils déclarent que la pétition a été initiée par la direction pour les intimider, et que les collègues qui ont signés l’ont fait pour se faire bien voir ou par peur de perdre leur emploi. On repense à l’hypermarché : autres études, autre salaire, mais procédés et réactions similaires….La coupe est pleine enfin, lorsqu’on suit le parcours naissant d’un jeune cadre chez Carglass, chargé de « man(a)ger » une petite équipe composée de deux techniciens, un nombre important de clients et d’assureurs, et un nombre encore plus incalculable de paperasse. Il se retrouve face à l’incapacité de gérer humainement la double exigence d’une entreprise : faire le maximum de profit, et satisfaire le « client-roi ». Avec deux techniciens pour le travail de quatre personnes, ils jonglent entre les clients en face de lui et les nombreux coups de téléphone qu’il reçoit. Il ne satisfait pas ses comptes, et les clients se plaignent parfois d’un accueil non-individualisé. Il comprend finalement que la double exigence en cache une troisième chez Carglass : satisfaire les assureurs, principaux actionnaires de l’entreprise. Face à cela, le client n’a finalement que peu d’importance : on comprend qu’il n’est que la « caution morale » de l’entreprise.Ambitieux mais apprécié de ses techniciens, notre jeune loup n’a pas les dents si longues. Il finira par jeter l’éponge, comprenant que sa conception de la gestion d’une équipe n’est pas celle de l’entreprise, et ne supportant plus de faire du 7h-21h pour une entreprise dont le dirigeant affirme ouvertement « Ce n’est pas nous qui demandons à nos salariés de travailler 50 ou 60h par semaine ». Il ne sera pas le seul à quitter cette entreprise idyllique  que nous présente ce directeur aux paroles faussement bisounoursiennes. Le responsable du « coaching doux » confie à la fin du reportage partir également, à la recherche d’un cadre de vie plus sain.. Plus serein aussi, sans doute.. Il n’est pas besoin d’aller chercher bien loin pour rencontrer des témoignages similaires. Interrogeons autour de nous, et nous trouverons tous une petite caissière déjà usée de toujours passer plus de produits (une enquête a montré qu’en une journée, l’employé de caisse d’un supermarché soulevait près d’une tonne de produits !), de travailler plus pour simplement ne pas perdre son emploi. Poussons la porte d’une banque, et nous découvrirons le jeune cadre tiraillé, comme chez Carglass, par les exigences de résultat de sa hiérarchie (à maillons multiples) et par l’obligation de répondre favorablement aux attentes du client lambda.La souffrance au travail n’est ni synonyme de fragilité psychique personnelle, ni le prétexte à se tourner les pouces en arrêt maladie. Bien souvent, les personnes qui « craquent » sont consciencieuses, aiment leur travail et sont prêtes à donner beaucoup à leur entreprise. Mais donner beaucoup ne veut pas dire tout accepter. Vient un moment où la tête cogne, où le corps dit stop.« La mise à mort du travail » montre que la souffrance au travail est la conséquence directe d’une logique de marché dans laquelle chacun des membres de l’entreprise, du petit technicien au cadre supérieur, est un pion. Si l’instauration de la pression et l’isolement des salariés a pu un temps augmenter les profits, il est grand temps aujourd’hui de repenser les techniques de management et de traitement des travailleurs. Car à force de chauffer, la cocotte-minute finit par exploser. (diffusion de la dernière partie du reportage, « La depossession », mercredi 28 sur France 3 à 23h)