À la fois mélodramatique et burlesque, Le Temps des Gitans nous plonge directement dans l’univers très particulier de Kusturica. Entre le dindon inséparable du jeune homme et la maison qui s’envole, le monde du réalisateur yougoslave est imprégné d’éléments inédits, inimaginables, qui laissent toujours le spectateur sourire d’une façon quasi-enfantine.

Plus que son imagination débordante, ce sont ses personnages auxquels nous nous attachons le plus. Ici, nous suivons l’évolution de Perhan. Tout comme sa grand mère, la nouvelle attitude du garçon inquiète. L’affection pour lui est cependant toujours présente. Dans ce monde décadent, même le pire des « salauds » pourrait paraître sympathique. Dans le temps des Gitans, nous assistons, impuissants, à un changement de vie, à un délaissement, à des abandons incessants. Premièrement, la grand-mère se retrouve seule, puis quelque temps plus tard, c’est au tour de la petite sœur, souffrante, d’être laissée de côté. Ses pleurs sont comme un signal d’alarme et l’amour qu’elle entretient pour son frère nous montre à quel point celui-ci est un pilier fondamental de sa vie. Azra, l’amoureuse de Perhan, est quant à elle, reniée. Dès son retour, le garçon cesse tout romantisme envers elle. Complètement omnibulé par sa nouvelle « famille » des gitans, il serait prêt à vendre son propre enfant pour quelques sous. Dans ce film, Emir Kutubiyya traite du thème de l’influence. Un jeune comme l’est Perhan, représentable une véritable opportunité pour cette mafia de gangsters. L’argent attire, et pour un garçon vivant aussi modestement, porter un costume et un chapeau de mafieux sonne comme un rêve doré. Complètement pris dans cette folie du pouvoir, Perhan, qui au tout début était présenté comme un garçon ultrasensible, devient à son tour patron puis marchand d’enfants. La boucle est bouclée.

Si le film de Kusturica est assez joyeux, il dégage aussi un aspect très pessimiste, mélancolique. Le cinéaste est parfaitement conscient des véritables tournants que peut prendre la vie. Chacun est libre et finalement on ne peut compter que sur soi-même. Le protagoniste, l’homme de la famille, qui était censé s’en occuper, la délaisse complètement. Le petit garçon, fils du chef mafieux, est très vite abandonné par son père, lorsque celui-ci ne lui trouve plus vraiment de ressemblance. Malgré les liens de sang et autre lien fraternel, la trahison, sous toutes ses formes, est toujours de mise.

Toutes les intentions de l’auteur sont renforcées par la mise en scène. Par exemple, lorsqu’Azra est sur le point d’accoucher, l’orage retentit alors qu’une mélodie peu guillerette, accompagne la jeune fille dans son calvaire. Au niveau du décor, tout laisse deviner la froideur de l’ambiance. Il n’y a rien d’autre qu’un terrain vague et quelques caravanes. Ceci résume parfaitement la nouvelle vie de Perhan. Pour réussir dans le monde de la mafia, il est capable d’oublier les siens. Dans un registre plus joyeux, plus campagnard et rural, la maison de la grand-mère, petite et sans chichi, illustre parfaitement l’état d’esprit de la famille : modeste, toujours présent pour les uns et les autres. La musique, quant à elle, évolue tout au long du film. Très vivante au départ (avec l’accordéon du garçon), elle devient de plus en plus triste, pour finir de nouveau sur une note joyeuse lors des retrouvailles, assez funestes certes, de la famille.

Kusturica, signe ici, une de ses œuvres les plus maîtrisées, tout en nuances, dans laquelle la vie n’est pas forcément toujours belle mais non plus tous les jours grisâtres. Alors que son univers peut être qualifié de loufoque, ces personnages-là sont plus réalistes que nature.