D’un côté il y a Irène Frachon. Le personnage médiatique faisant écho à Jeanne d’Arc dans l’imaginaire collectif, entendant des voix concernant un produit contre lequel rien ne la prédestinait à lutter, du moins en apparence.

De l’autre, il y a Jacques Servier, le millionnaire occupant la place du mâle blanc dominant omniprésent dans notre inconscient, totem de la puissance néfaste du capitalisme dont la société ne veut plus.

 


 D’un côté, la blouse blanche, dans ce qu’elle a de plus pur, de plus virginal, de l’autre le costume cravate étriqué, sombre, dans ce qu’il a de plus inquiétant. Servier, ce vieux Français riche aux moyens démesurés. Proche de l’Etat, copain avec tout le monde, « arrosant » tous les hauts placés. Frachon, cette jeune femme qui lutte sans rien demander, sans contrepartie, dans le seul but de faire ce qui est juste.

Cette idée d’image que véhicule la majorité des journaux peut-être appuyée par une citation de quelques titres d’article explicites :

 

Du côté d’Irène Frachon : Irène Frachon : "Jacques Servier est un délinquant" – Le Point

Mediator : la colère d’Irène Frachon – Le Point

Irène Frachon: "Je suis devenue, sans le vouloir, Mediatorologue …

Mediator : moi, Irène Frachon, demande la légalisation des actions collectives

Irène Frachon : Jacques Servier est "à sa place face à un juge

Mediator. Irène Frachon poursuit le combat

Mediator : Irène Frachon gagne la bataille de la censure

 

 

 

Et du côté de Jacques Servier : Mediator : à son procès, Jacques Servier est dans sa bulle

Procès Mediator : Qui est vraiment Jacques Servier ?

Irène Frachon : "Jacques Servier est un délinquant"

Mediator. Jacques Servier, la chute

Jacques Servier et l’une des responsables des laboratoires Servier 

Mediator : quand Jacques Servier se moque du monde

Jacques Servier : la chute d’un empire pharmaceutique

Connaissez-vous vraiment Jacques Servier ?

 

 

Ce qui saute aux yeux est premièrement l’emploi régulier des prénoms et de la conjugaison à la première personne pour personnifier au choix le combat ou la responsabilité, lorsqu’il s’agit de titres concernant Irène Frachon. La lecture de ces titres donne l’impression que les protagonistes de l’histoire ont vécu des scènes étonnantes. Comme si Jacques Servier était dans un laboratoire, une fiole dans la main, trouvant la formule du médiator. Comme si Irène Frachon était dans le laboratoire voisin, un microscope sous les yeux, analysant la molécule, constatant sa nocivité, décidant qu’elle doit agir.
Dans le cas d’Irène Frachon, on se rend compte rapidement que l’héroïne n’existe qu’en opposition à la figure de Jacques Servier. Elle est donc une figure de négation : elle ne se construit qu’en refusant à l’autre sa présomption d’innocence, ce qui crée deux problèmes démocratiques : le premier, son opposant ne peut pas se défendre. Le second, elle n’apporte jamais la preuve de ses dires, et aucun article n’est bâti sur cette démarche pourtant basique en matière de justice.

 

 

Jacques Servier, lui, n’est pas décrit en réponse à l’existence d’un autre personnage : avant même de le connaître, il existe préalablement dans l’imaginaire, et est le réceptacle de tous les fantasmes de peur de l’inconnu: « le connaissez-vous-vraiment ? » (sous-entendu il y a quelque chose de louche), « l’empire », «le délinquant », « responsable »…Une qualification posant d’autant plus problème qu’aucun procès n’a encore eu lieu. Le média substitute alors la recherche de la preuve à l’évocation de la psychologie de ses personnages, en dramatisant les faits (au sens littéral du terme). Dans l’histoire telle qu’elle devrait se passer, le bien triomphe toujours : Jacques Servier doit être condamné, jugé, traîné dans la boue, justice doit passer. Dans le monde réel justice n’a même pas encore été prononcée, et Jacques Servier ne s’est même pas encore défendu.

 

En gardant la tête froide et sans prendre partie pour aucun des deux adversaires médiatiques, force est de constater que ceux-ci ne se battent pas à armes égales : au pouvoir de l’argent prêté à Servier s’oppose le pouvoir médiatique détenu par Irène Frachon.  Pourtant, quand il s’agit de creuser derrière l’image héroïque du personnage, il est possible de se rendre compte que celui-ci a un passif tout aussi questionnable que celui de Jacques Servier : Citons cet article sur agoravox (http://mobile.agoravox.fr/tribune-libre/article/pas-si-blanche-la-colombe-106131), qui apporte des lumières (vérifiables, et vérifiées) sur qui est Irène Frachon :

 

 

« Pourquoi a-t-elle choisi de garder le silence lorsqu’on apprit que l’un de ses proches, le député socialiste Gérard Bapt, a monté un club de parlementaires financé par la firme pharmaceutique GlaxoSmithKline : le Club Hippocrate, club dont il assurera la présidence jusqu’à ce qu’il se fasse épingler en pleine affaire Mediator ? De même, toujours le silence lorsque la présence de M. Bapt est remarquée aux rencontres de Lourmarin, un colloque annuel organisé par le plus grand lobbyiste de la pharmacie, Daniel Vial, réunissant politiques et industriels à l’abri des caméras. Ces rencontres vaudront à Daniel Vial d’échapper aux enquêtes parlementaires sur le Mediator, dirigées par Gérard Bapt lui-même. Plus récemment, c’est encore Gérard Bapt qui a vu son nom associé à un autre club de lobbying également financé par Glaxo : le club Avenir de la Santé. Et toujours aucune réaction de la pneumologue. Irène Frachon a déclaré des liens d’intérêts avec quelques firmes pharmaceutiques, dont GSK. Ces liens ne l’inciteraient-elle pas à considérer les actions de lobbying de cette firme et les dérives de monsieur Bapt avec davantage de complaisance ? Rares sont les firmes à s’intéresser à l’HTAP, une maladie rare, au centre de ses travaux de recherche. Le retrait d’un sponsor clé serait très préjudiciable. Par ailleurs Gérard Bapt lui a offert un exceptionnel appui dans sa croisade contre le Mediator. Le dénoncer à présent ne serait pas très correct à son égard. En médecine, comme en politique, certains conflits d’intérêts ont la peau dure et sont parfois "plus égaux que les autres. »    
 
 

Pourquoi dès lors présenter le procès en plaçant parmi les deux forces en présence deux personnages qui ont autant de liens troubles que d’autres dans le milieu pharmaceutique, faisant de Servier le réceptacle des pratiques les plus opaques du milieu, d’Irène Frachon la pourfendeuse de ces mêmes pratiques auxquelles elle participe pourtant ? L’une est ainsi la championne des forces de défense de la justice et des opprimés (une femme, seule, désintéressée), se battant 

face au champion des forces du mal (un homme âgé, patron, riche). Ce cirque médiatique fonctionne ainsi : manichéisme, bipolarisation, affrontement. Mais la justice ne mérite t’elle pas plus de clarté ? Et surtout, question plus inquiétante mais nécessaire : à qui profite la diabolisation ou l’encensement des protagonistes de l’affaire par les médias, avant même la tenue du procès ?