Par Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne entre 1998 et 2005. Il pense que l’émergence d’un nouveau Moyen-Orient est l’occasion d’établir un ordre régional qui offrirait des frontières sûres et remplacerait les aspirations hégémoniques par la transparence et la coopération.

Indéniablement, la politique du président Bush au Moyen-Orient a réussi une chose : déstabiliser complètement la région. Ce résultat est loin du Moyen-Orient démocratique et pro-occidental que souhaitaient les États-Unis.

Mais même si les choses ne se passent pas comme les néoconservateurs américains l’avaient espéré, la situation a évolué. L’échec monumental qui s’appelle la «guerre en Irak», la fin du nationalisme laïque arabe et la hausse du prix du pétrole et du gaz ont entraîné de profonds changements dans la région. De Damas à Dubaï, de Tel-Aviv à Téhéran, un nouveau Moyen-Orient se forge.

L’ancien Moyen-Orient s’est construit sur les frontières et sur les identités politiques créées par les puissances européennes après la chute de l’Empire ottoman en 1918. Il était mû par un nationalisme laïque d’inspiration européenne qui visait à une modernisation politique et sociale initiée par l’action gouvernementale. Ce type de nationalisme, le «socialisme arabe», a atteint son apogée durant la guerre froide, quand il pouvait compter sur l’aide militaire, politique et économique de l’Union soviétique.

Tout cela s’est terminé avec l’écroulement de l’Union soviétique, la région restant comme pétrifiée sous des dictatures militaires corrompues et inefficaces. La fin de l’Union soviétique a aussi déclenché de graves crises militaires dans beaucoup de pays arabes ; sans le soutien militaire de l’URSS, les régimes nationalistes ne pouvaient plus moderniser leur armée.

Peu à peu, les régimes nationalistes ont perdu leur légitimité aux yeux de leurs populations, créant un vide que sont fréquemment venus combler des acteurs non étatiques. Les rapports de forces idéologiques et la répartition du pouvoir ont aussi changé, l’islam politique remplaçant la laïcité et intégrant habilement les questions sociales et un nationalisme révolutionnaire anti-occidental.

Aujourd’hui, la Syrie, l’Égypte, le Yémen, la Tunisie, l’Algérie et les Territoires palestiniens contrôlés par le Fatah incarnent encore l’ancien Moyen-Orient. Dubaï, les Émirats arabes et Israël, de même que le Hezbollah, le Hamas et le terrorisme des djihadistes auxquels on peut ajouter, au moins en partie, l’Iran et l’Arabie saoudite forment le nouveau Moyen-Orient. La Jordanie et le Maroc essayent de s’y associer.

Certes, ainsi que ces exemples le montrent, «nouveau» ne signifie pas nécessairement «meilleur», mais différent et plus moderne. Quant à la modernisation, elle n’implique en rien une solution aux conflits qui sévissent la région, des conflits eux-mêmes «modernes», ce qui les rend d’autant plus dangereux que dans le passé.

On a d’ailleurs vu un aspect de cette modernisation en 2006 avec la guerre du Liban entre Israël et le Hezbollah, au cours de laquelle les tanks étaient impuissants face aux missiles et aux lance-roquettes Katioucha. Parallèlement, des acteurs non étatiques comme le Hezbollah, le Hamas et al-Qaida ont remplacé les armées traditionnelles, les attentats suicides (à la voiture piégée ou avec une ceinture bourrée d’explosifs) ont remplacé les guérilleros et leur Kalachnikov.

Mais l’élément le plus important est le déplacement du centre de gravité politique et militaire de la région. Si Israël, la Palestine et le Liban sont les principaux points chauds de l’ancien Moyen-Orient, la lutte pour le pouvoir dans le sillage de la guerre en Irak se déroule maintenant dans le Golfe persique, théâtre de nouveaux enjeux politiques. Le principal facteur de crise n’est plus le conflit israélo-palestinien, mais le risque d’une confrontation entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour la suprématie subrégionale et entre l’Iran et les États-Unis pour l’hégémonie régionale. Il est d’ailleurs devenu presque impossible de résoudre le conflit israélo-palestinien sans l’Iran et ses alliés locaux, le Hezbollah au Liban et le Hamas en Palestine.

En un sens, la guerre en Irak constitue un pont stratégique et militaire entre l’ancien et le nouveau Moyen-Orient. L’intervention américaine s’est traduite dans la région par quatre changements d’importance :

– L’Iran est parvenu à une position stratégique qu’il n’aurait jamais pu atteindre par lui-même et il donne maintenant libre cours à ses ambitions hégémoniques.

– La démocratisation de l’Irak a amené au pouvoir la majorité chiite, ce qui a grandement renforcé l’influence iranienne. La guerre en Irak a transformé le vieux conflit entre chiites et sunnites en y ajoutant une signification géopolitique moderne et en l’étendant à toute la région.

– La montée de l’Iran constitue une menace existentielle pour l’Arabie saoudite, car son voisin pétrolier du nord-est est à majorité chiite. Téléguidé par l’Iran, un gouvernement chiite à Bagdad menacerait à moyen terme l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite un scénario que es Saoudiens ne peuvent et ne veulent accepter.

– Si l’Iran parvenait à devenir une puissance nucléaire, les craintes des Saoudiens quant à leur existence s’amplifieraient de manière spectaculaire, tandis que l’armement conventionnel des pays du Moyen-Orient perdrait beaucoup de sa valeur, ce qui lancerait une course à l’arme nucléaire dans la région.

Cette nouvelle situation menace de désintégration tout le système étatique du Moyen-Orient qui a été élaboré par les Anglais et les Français. Le premier candidat est évidemment l’Irak.

L’une des questions essentielles du nouveau Moyen-Orient est de savoir si l’intégrité de l’Irak pourra survivre aux confrontations religieuses et ethniques entre Kurdes et Arabes et entre chiites et sunnites. Car la désintégration de l’Irak pourrait faire tache d’huile et produire une balkanisation de toute la région.

Autre point important : l’islam politique va-t-il évoluer vers la démocratie et la modernité ou rester prisonnier du radicalisme et de l’invocation du passé ? Pour l’instant, l’avant-front de cette bataille n’est pas au Moyen-Orient mais en Turquie et son impact pourrait s’étendre bien au-delà de ce pays.

L’émergence d’un nouveau Moyen-Orient est l’occasion d’établir un ordre régional qui refléterait les intérêts légitimes de tous les acteurs, qui offrirait des frontières sûres et remplacerait les aspirations hégémoniques par la transparence et la coopération. Si les choses ne se passent pas ainsi, le nouveau Moyen-Orient sera bien plus dangereux que l’ancien.

© Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2008. Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Source : Le Figaro – 21/05/2008

Par Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères et vice-chancelier de l’Allemagne entre 1998 et 2005. Il pense que l’émergence d’un nouveau Moyen-Orient est l’occasion d’établir un ordre régional qui offrirait des frontières sûres et remplacerait les aspirations hégémoniques par la transparence et la coopération.

Indéniablement, la politique du président Bush au Moyen-Orient a réussi une chose : déstabiliser complètement la région. Ce résultat est loin du Moyen-Orient démocratique et pro-occidental que souhaitaient les États-Unis.

Mais même si les choses ne se passent pas comme les néoconservateurs américains l’avaient espéré, la situation a évolué. L’échec monumental qui s’appelle la «guerre en Irak», la fin du nationalisme laïque arabe et la hausse du prix du pétrole et du gaz ont entraîné de profonds changements dans la région. De Damas à Dubaï, de Tel-Aviv à Téhéran, un nouveau Moyen-Orient se forge.

L’ancien Moyen-Orient s’est construit sur les frontières et sur les identités politiques créées par les puissances européennes après la chute de l’Empire ottoman en 1918. Il était mû par un nationalisme laïque d’inspiration européenne qui visait à une modernisation politique et sociale initiée par l’action gouvernementale. Ce type de nationalisme, le «socialisme arabe», a atteint son apogée durant la guerre froide, quand il pouvait compter sur l’aide militaire, politique et économique de l’Union soviétique.

Tout cela s’est terminé avec l’écroulement de l’Union soviétique, la région restant comme pétrifiée sous des dictatures militaires corrompues et inefficaces. La fin de l’Union soviétique a aussi déclenché de graves crises militaires dans beaucoup de pays arabes ; sans le soutien militaire de l’URSS, les régimes nationalistes ne pouvaient plus moderniser leur armée.

Peu à peu, les régimes nationalistes ont perdu leur légitimité aux yeux de leurs populations, créant un vide que sont fréquemment venus combler des acteurs non étatiques. Les rapports de forces idéologiques et la répartition du pouvoir ont aussi changé, l’islam politique remplaçant la laïcité et intégrant habilement les questions sociales et un nationalisme révolutionnaire anti-occidental.

Aujourd’hui, la Syrie, l’Égypte, le Yémen, la Tunisie, l’Algérie et les Territoires palestiniens contrôlés par le Fatah incarnent encore l’ancien Moyen-Orient. Dubaï, les Émirats arabes et Israël, de même que le Hezbollah, le Hamas et le terrorisme des djihadistes auxquels on peut ajouter, au moins en partie, l’Iran et l’Arabie saoudite forment le nouveau Moyen-Orient. La Jordanie et le Maroc essayent de s’y associer.

Certes, ainsi que ces exemples le montrent, «nouveau» ne signifie pas nécessairement «meilleur», mais différent et plus moderne. Quant à la modernisation, elle n’implique en rien une solution aux conflits qui sévissent la région, des conflits eux-mêmes «modernes», ce qui les rend d’autant plus dangereux que dans le passé.

On a d’ailleurs vu un aspect de cette modernisation en 2006 avec la guerre du Liban entre Israël et le Hezbollah, au cours de laquelle les tanks étaient impuissants face aux missiles et aux lance-roquettes Katioucha. Parallèlement, des acteurs non étatiques comme le Hezbollah, le Hamas et al-Qaida ont remplacé les armées traditionnelles, les attentats suicides (à la voiture piégée ou avec une ceinture bourrée d’explosifs) ont remplacé les guérilleros et leur Kalachnikov.

Mais l’élément le plus important est le déplacement du centre de gravité politique et militaire de la région. Si Israël, la Palestine et le Liban sont les principaux points chauds de l’ancien Moyen-Orient, la lutte pour le pouvoir dans le sillage de la guerre en Irak se déroule maintenant dans le Golfe persique, théâtre de nouveaux enjeux politiques. Le principal facteur de crise n’est plus le conflit israélo-palestinien, mais le risque d’une confrontation entre l’Iran et l’Arabie saoudite pour la suprématie subrégionale et entre l’Iran et les États-Unis pour l’hégémonie régionale. Il est d’ailleurs devenu presque impossible de résoudre le conflit israélo-palestinien sans l’Iran et ses alliés locaux, le Hezbollah au Liban et le Hamas en Palestine.

En un sens, la guerre en Irak constitue un pont stratégique et militaire entre l’ancien et le nouveau Moyen-Orient. L’intervention américaine s’est traduite dans la région par quatre changements d’importance :

– L’Iran est parvenu à une position stratégique qu’il n’aurait jamais pu atteindre par lui-même et il donne maintenant libre cours à ses ambitions hégémoniques.

– La démocratisation de l’Irak a amené au pouvoir la majorité chiite, ce qui a grandement renforcé l’influence iranienne. La guerre en Irak a transformé le vieux conflit entre chiites et sunnites en y ajoutant une signification géopolitique moderne et en l’étendant à toute la région.

– La montée de l’Iran constitue une menace existentielle pour l’Arabie saoudite, car son voisin pétrolier du nord-est est à majorité chiite. Téléguidé par l’Iran, un gouvernement chiite à Bagdad menacerait à moyen terme l’intégrité territoriale de l’Arabie saoudite un scénario que es Saoudiens ne peuvent et ne veulent accepter.

– Si l’Iran parvenait à devenir une puissance nucléaire, les craintes des Saoudiens quant à leur existence s’amplifieraient de manière spectaculaire, tandis que l’armement conventionnel des pays du Moyen-Orient perdrait beaucoup de sa valeur, ce qui lancerait une course à l’arme nucléaire dans la région.

Cette nouvelle situation menace de désintégration tout le système étatique du Moyen-Orient qui a été élaboré par les Anglais et les Français. Le premier candidat est évidemment l’Irak.

L’une des questions essentielles du nouveau Moyen-Orient est de savoir si l’intégrité de l’Irak pourra survivre aux confrontations religieuses et ethniques entre Kurdes et Arabes et entre chiites et sunnites. Car la désintégration de l’Irak pourrait faire tache d’huile et produire une balkanisation de toute la région.

Autre point important : l’islam politique va-t-il évoluer vers la démocratie et la modernité ou rester prisonnier du radicalisme et de l’invocation du passé ? Pour l’instant, l’avant-front de cette bataille n’est pas au Moyen-Orient mais en Turquie et son impact pourrait s’étendre bien au-delà de ce pays.

L’émergence d’un nouveau Moyen-Orient est l’occasion d’établir un ordre régional qui refléterait les intérêts légitimes de tous les acteurs, qui offrirait des frontières sûres et remplacerait les aspirations hégémoniques par la transparence et la coopération. Si les choses ne se passent pas ainsi, le nouveau Moyen-Orient sera bien plus dangereux que l’ancien.

© Project Syndicate/Institute for Human Sciences, 2008. Traduit de l’anglais par Patrice Horovitz

Source : Le Figaro – 21/05/2008

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