Quelques mois avant de lire "Le couloir de la mort" de John Grisham, dont parle mon précédent avis, je m’étais attaquée à un de ses premiers romans, intitulé "Le droit de tuer". Il se trouve que j’avais vu quelques années auparavant le film tiré du livre qui, lui, s’intitulait "Le droit de tuer?", oui avec un point d’interrogation, une nuance pas si petite que cela. J’avais trouvé le film correct, mais comme tout le monde, les livres dont on tire les films me paraissent en général bien meilleurs que leur pendant sur grand écran, à de très rares exceptions. Finalement, je préfère voir un film puis lire le livre que le contraire, car ainsi je suis rarement déçue.
Le livre de John Grisham, dont je ne vais pas vous reparler de la carrière de juriste qui transparaît dans chaque page de ses ouvrages, commence dans les années 60, dans un département du Sud des Etats-Unis, par une scène très difficile: celui du viol brutal (s’il existe des viols sans brutalité, ce dont je doute) et la torture d’une fillette noire de dix ans par deux paysans blancs d’une trentaine d’années. Une scène plutôt difficile à lire, car très détaillée, graphique, une scène qui m’a amenée à poser le livre sur la table et à prendre une pause dans ma lecture. Mais je l’ai reprise quelques heures plus tard, et je ne le regrette pas.
La fillette survit à l’ignoble agression et rentre chez elle dans l’état que l’on imagine, tellement abîmée que le médecin annonce à sa mère qu’elle ne pourra jamais porter un enfant. Les deux violeurs sont arrêtés, ce qui montre que l’impunité n’existait au moins pas dans cette partie des Etats-Unis, à cette époque-là, contrairement à d’autres endroits et/ou d’autres époques où l’on pouvait lyncher, violer des Noirs sans que le shérif montre le bout de son colt, ou alors pour échanger avec le coupable des blagues racistes et graveleuses et convenir ensemble de la prochaine opération du Ku Klux Klan local.
Fou de douleur devant ce qui a été infligé à sa petite fille, le père profite de leur venue devant le tribunal pour les abattre chacun d’une balle. Hélas, il blesse aussi, totalement involontairement, un député qui devra être amputé.
Le reste du roman nous décrit le procès du père pour meurtre.
Comme dans la plupart des livres de Grisham, ceux que j’ai lus et les autres je suppose, l’étude attentive, la caractérisation poussée des personnages est un élément central.
Carl Lee Hailey est le père qui venge son enfant outragée, et se retrouve naturellement devant un tribunal pour répondre de ses actes. Carl Lee passe pratiquement tout le roman dans sa cellule à attendre son procès et n’est donc pas un personnage central du livre, une fois passée l’exécution des violeurs.
Jake Brigance est un jeune avocat blanc, très ambitieux, qui prend en charge la défense de Carl Lee, après avoir dans le passé déjà défendu son frère pour meurtre. Jake a une femme et une fillette, et son implication dans ce procès médiatique et très représentatif de la situation raciale à cette époque, va perturber énormément sa famille. Mais son ambition, sa passion de la justice sont plus fortes que sa peur; le cas de Carl Lee Hailey est bien entendu le plus important de sa jeune carrière, celui qui peut le lancer ou l’anéantir.
Ellen Roark est une jeune étudiante en droit, éprise de justice, totalement dévouée à sa lutte contre la peine de mort en général, et en particulier à aider à ce que les accusés Noirs bénéficient des mêmes droits judiciaires que les Blancs. Elle offre ses services à Jake, qui l’emploie essentiellement à rechercher des cas de jurisprudence dans les autres Etats américains, pour des affaires similaires. Elle lui fournira également une épaule amicale lorsque sa femme et sa fille, menacés par le Ku Klux Klan, devront quitter la ville.
Harry Rex Vonner est un ami avocat de Jake, qui s’occupe principalement de divorces et mène une carrière tranquille et plutôt lucrative. Malgré les risques, il appuiera Jake tant légalement que moralement tout au cours du procès.
Lucien Willbanks est le mentor de Jake, son tuteur qui l’a amené là où il est. Radié du barreau, alcoolique, il sera cependant d’une grande aide pour Jake et l’aidera a donner le meilleur de lui-même.Ozzie Walls est le shérif noir de la petite ville de Clanton, Mississippi, où se déroule l’histoire. Ozzie est quelqu’un de bien, que tout le monde ou presque apprécie, et qui aide Carl Lee à voir sa famille dans la période qui précède le procès. C’est également lui qui doit se coltiner le Ku Klux Klan quand ils se mettent à brûler des croix dans les jardins des gens qui ne pensent pas comme eux, et autres singeries haineuses.
D’ailleurs le Ku Klux Klan est un personnage à part entière de ce roman. Ils semblent vraiment sortis tout droit d’une autre époque avec leur discours de haine, leurs accoutrements ridicules, leurs bagarres dans la rue, leur manière de terroriser tout le monde, y compris les jurés. Dans leur esprit étroit, un Noir qui tue un Blanc c’est un crime qui doit être puni de mort, de préférence une mort bien affreuse; alors qu’un Blanc qui tue un Noir doit être applaudi pour avoir défendu la suprématie de sa race. Pour tout esprit normalement constitué, leurs thèses sont non seulement indéfendables mais semblent absolument délirantes; n’oubliez pas que cette organisation existe encore aujourd’hui! Le Juge Noose est le juge chargé de ce procès délicat. Ses décisions sont biaisées par l’ambiance générale et plus particulièrement les menaces qu’il reçoit, tout comme les jurés. Cette influence se ressent fortement lors du procès, par exemple lorsqu’il refuse bêtement d’accorder un changement d’horaires à des témoins pourtant menacés explicitement par le Klan.
Rufus Buckley, enfin, est le procureur général, celui qui représente l’Etat contre Carl Lee. Il représente de manière assez caricaturale l’homme essentiellement préoccupé par sa carrière personnelle, pour qui la justice est une notion somme toute assez secondaire, l’essentiel étant de se faire remarquer et de plaire à l’opinion publique afin de faire démarrer une éventuelle et brillante carrière politique.
Pour ceux d’entre-vous qui ne sont pas juristes, comme moi, ne vous inquiétez pas. Grisham n’est pas fou et n’entend pas restreindre son lectorat à une bande d’avocats ou de juges! Donc, Le droit de tuer est un livre aisé à lire, les termes du jargon légal étant bien explicités afin que le lecteur lambda puisse en suivre toutes les nuances; peut-être même mieux expliquées que dans Le couloir de la mort. Il ressort de ce texte que John Grisham sait vraiment bien de quoi il parle, qu’il est bien renseigné sur tous les enjeux judiciaires, politiques ou médiatiques qui entouraient ce genre de cas représentatif d’une certaine réalité sociale et raciale. Grisham sait entraîner le lecteur à sa suite dans un domaine qu’il maîtrise parfaitement, mais sans l’engluer dans de la technique qui le laisserait sur le bas-côté. J’ai notamment été très étonnée de constater à quel point la recherche de cas faisant jurisprudence tenait un rôle prépondérant dans la préparation du procès, même au détriment de la classique analyse légale des arguments. Egalement prépondérants: les efforts pour discréditer la partie adverse.
On comprend très vite que le destin de Carl Lee dépend essentiellement de la capacité ou non de ses avocats à le faire apparaître aux jurés comme un père de famille aimant, sans histoires, ayant simplement voulu défendre sa fille victime d’un crime atroce, auquel cas il pourra s’en tirer; ou au contraire si les jurés ne parviendront pas à le voir comme autre chose qu’un meurtrier de sang froid Noir ayant abattu 2 Blancs.
Dans Le couloir de la mort, il était assez hallucinant de voir les manoeuvres des avocats de la défense d’un terroriste appartenant au Ku Klux Klan pour faire en sorte de déplacer le procès dans une circonscription où le Klan était bien implanté, ou faisant en sorte de disposer d’un jury populaire uniquement composé de Blancs. Dans ces 2 ouvrages de Grisham, ce qui me reste le plus est cette évidence: à cette époque, et bien au-delà, la principale caractéristique d’un homme, c’est la couleur de sa peau. Quand il y a quelques années, Halle Berry a reçu un Oscar, l’ensemble des médias s’est extasié parce que c’était la première fois qu’une actrice Noire recevait la statuette; j’étais ébahie, oui encore de nos jours, il n’y a pas vraiment d’humanité dans l’esprit général: il y a des Blancs, des Noirs, des Jaunes… fin de la digression( désolée).
Mais ce livre n’est pas uniquement une plongée passionnante dans la machine judiciaire et politique américaine. C’est également une analyse sensible de la manière dont la vie d’une famille Noire modeste du Sud des Etats-Unis va se retrouver totalement bouleversée par un événement tragique. L’histoire d’un père qui a voulu protéger sa famille, sans penser avant de commettre son action qu’il risquait de lui rendre la vie encore bien plus difficile en cas de condamnation à la chambre à gaz. Il est coupable devant la loi, nul doute là dessus, puisqu’il ne nie nullement avoir prémédité l’assassinat de sang-froid des deux violeurs; la question étant bien entendu: Doit-on se faire justice soi-même, quand on estime que la justice de son pays est partiale et défaillante? Et Jake parviendra-t-il à convaincre le jury d’acquitter Carl Lee ou tout au moins de le condamner à une peine légère, afin de le rendre à sa famille qui a plus que jamais besoin de lui?
Bien entendu, un autre aspect passionnant de ce livre est l’analyse des préjugés raciaux en vigueur. Nous voyons des Blancs qui détestent les Noirs, qui les appellent nègres, et les voient simplement comme des sous-hommes auxquels il ne faut surtout pas se mélanger sous peine de menacer la suprême race blanche… Bien entendu, les Noirs détestent les Blancs qui détestent les Noirs…Tous les Blancs ne font pas partie du Ku Klux Klan, ce sont les extrêmes, mais néanmoins la sympathie de la communauté blanche envers le Klan est générale. Heureusement, il y a ça et là des personnes qui voient au-delà de la couleur de la peau et estiment que chacun doit être traité de manière égale; ces personnes étant forcément très courageuses car cibles des représailles violentes et effrayantes, tel Jake dont la vie est menacée à plusieurs reprises, son crime étant d’être ce que les membres du Klan appellent "nigger lover"…
Tous ces thèmes sont traités par Grisham de manière extrêmement réalistes, et pendant toute la lecture, vous ressentirez des sentiments assez forts: dégoût, espoir, empathie, douleur, appréhension, honte et doute…, et aussi pitié envers la première victime: la petite fille de Carl Lee, si brutalement arrachée de l’enfance.
Aucun personnage ne laisse indifférent, ils suscitent tous amour, encouragements, haine dégoûtée, mépris, ou terreur.
Je recommande ce livre à toutes les personnes aimant les histoires de tribunal, les cas de justice, les thrillers, l’Histoire…Comme dans Le couloir de la mort, un suspense insoutenable vous tient en haleine autour d’une unique question: Jake va-t-il parvenir à sauver Carl Lee? Et en même temps, au fond de votre esprit trotte cette question: Carl Lee a-t-il eu raison de le faire? N’aurait-il pas dû penser à sa fille et aux autres membres de sa famille qui ont plus besoin de lui à la maison qu’en prison ou dans la chambre à gaz? Ne doit-on pas faire confiance à la justice? A-t-on le droit de se faire justice soi-même, n’est-ce pas la porte ouverte à l’anarchie?
Notez tout de même que ce livre n’est pas pour les âmes sensibles. Comme je le disais au début, la scène du viol de l’enfant est assez explicite, et récurrente tout au long du roman. Ces descriptions ne sont pas gratuites, elles donnent de l’épaisseur à l’épreuve initiale et de la substance au récit narratif. Pour ne rien vous cacher, à de nombreux moments mes émotions ont été mises à rude épreuve et, tout comme pour le Couloir de la Mort, j’ai terminé Le droit de tuer en larmes. Cette histoire m’a ébranlée et je ne pense pas qu’elle puisse vous laisser indifférents.
Merci à tous ceux qui sont parvenus au bout de cet avis
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