Outre l’annonce de la prochaine démission de David Cameron, ce qui a surtout frappé les esprits, au Royaume-Uni, c’est la très grande retenue de l’un – et non du seul, Teresa May reste une possible concurrente – de ses présumés successeurs, Boris Johnson. Loin de jubiler tel un Nigel Farage, Bojo l’a joué profil (très) bas. Peut-être présage-t-il que les présidents et chefs de gouvernement des 27 ne vont pas se montrer aussi coopératifs qu’ils le proclament.

Bojo, comme le surnomment les concitoyens de l’ancien maire de Londres, soit l’ex-citoyen étasunien et très cosmopolite Boris Johnson, redoutait-il une aussi nette victoire de son propre camp ? On en vient à penser qu’un résultat très serré, donnant de justesse le maintien dans l’Union européenne, aurait beaucoup arrangé ses affaires, soit ses ambitions…

C’est sous les huées de nombreux Londoniens qu’il a rejoint le lieu de sa conférence de presse. Et là, où donc était le flamboyant, le hâbleur et fort contradictoire Bojo ? Oh, Bojo, where’s your mojo! Pour une fois, il parut même sincère, voire au contraire, aussi désabusé qu’un moine prêcheur ayant perdu la foi mais devant malgré tout sermonner, sans conviction, des fidèles. Très peu fidèles, d’ailleurs…

D’une part, il apparaît clairement que les électeurs les plus précarisés ont majoritairement voté pour la sortie de l’UE. Or, Bojo n’a guère à leur proposer davantage que du sang et des larmes. Avant le vote, Nigel Farage, de l’Ukip, promettait que le rapatriement de la contribution du Royaume-Uni à l’Europe permettrait de redresser le NHS, le National Health Service, qui fonctionne à peu près, mais avec de plus en plus piètres résultats, comme la Sécu et l’Assistance publique françaises. Il a dû faire volte-face, concéder que ses propos étaient clairement « une erreur ».

Pour Bojo, le Brexit ne signifie plus du tout couper les ponts avec le continent, et encore moins fermer le Shunnel sous la Manche. Deux préoccupations l’habitent désormais. L’une, s’il parvenait au 10 Downing Street, est budgétaire. L’autre est clairement politique. D’une part, si les votants pour le maintien l’ont fait en traînant les pieds, et par réalisme, parmi les très enthousiastes partisans de la sortie jeudi se retrouvent des ahuris et des inquiets vendredi. Ils ne croyaient pas vraiment que leur bulletin amplifierait un score si net. L’autre souci de Bojo, c’est que la xénophobie affichée par l’Ukip lui vaudra le ralliement des déçus qui estimeront que les conservateurs partisans de la sortie n’en feront jamais assez…

Polonais, Baltes, Roumains, ne quitteront pas la Grande-Bretagne de sitôt. Mais comme du temps de la prime au retour accordée aux immigrés sous la présidence de Giscard d’Estaing, un départ de ces immigrés signifiera une dévitalisation de quartiers, voire de localités entières, la faillite de nombreux petits commerces, une régression des loyers, &c. Sans que, forcément, pour autant, les emplois libérés soient repris par des nationaux. Mais l’Ukip mettra les conséquences sur le dos des conservateurs et réclamera toujours plus de mesures amplifiant le phénomène (en espérant peut-être qu’elles seront peu ou mal appliquées).

Autre sujet d’inquiétude : certaines régions sont largement bénéficiaires des fonds européens. Le Pays de Galles, sauf Cardiff et les régions côtières faisant face à l’Irlande, les plus celtisantes (et aussi universitaires), a majoritairement voté pour la sortie. Mais c’est la province – tout comme les Cornouailles, qui ont voté nettement aussi pour la sortie – qui reçoit le plus de la manne européenne.

Aussi, en Cornouailles, où l’UE finance un parc naturel, l’Eden Project, l’aéroport de Newquay, et aide considérablement le secteur éducatif, dès vendredi, des élus ont demandé, si ce n’est plutôt exigé, des assurances pour les 60 millions de livres annuelles que fournit l’UE soient intégralement compensés.

Il n’y a donc plus d’urgence, pour Bojo, à l’inverse de ce qu’il professait voici peu, d’invoquer l’application de l’article 50 du traité de Lisbonne. Chaque chose en son temps, ne précipitons plus rien. Sans doute espérait-il qu’un David Cameron fragilisé par un résultat sur le fil du rasoir, mais favorable au maintien, finirait par lui céder la place. À l’inverse, il peut envisager un effritement du vote conservateur dans les classes populaires, avec report vers l’Ukip (si ce n’est un retour vers le Labour), ainsi qu’une campagne difficile en cas de nouveau référendum sur l’indépendance de l’Écosse, quelques problèmes avec l’Ulster, et même de quoi perdre des cheveux. Et il s’est montré fort réticent à porter la moumoute.

Il n’est pas du tout sûr que les dirigeants européens se montrent aussi complaisants envers un Boris Johnson, qu’il soit en première ligne des négociations ou dans les coulisses, qu’ils l’ont été à l’égard d’un David Cameron.

Cela pour des raisons tenant à la fois à l’économie qu’à leur devenir politique. Certes, l’Allemagne, alors que la Commerzbank et la Deutsche Bank vont être fragilisées par le Brexit, va temporiser, préconiser de ne pas laisser la livre s’effondrer, ni de risquer qu’un pays client pour ses exportations, ses investissements, sombre dans une forte récession. Mais l’Allemagne devra composer avec de multiples partenaires qui, parmi les 27, voudront obtenir de fortes contreparties. Voire seront désireux de favoriser tel ou tel secteur industriel ou financier souhaitant un affaiblissement de la concurrence britannique.

Mais les classes – ou plutôt castes – politiques au pouvoir ou le briguant sur les bases du jeu politicien traditionnel entre grands partis et formations affidées, se voient confrontées à un autre dilemme. Si le Brexit s’effectue trop en douceur, les opinions publiques se formeront la conviction que rien ne change de fondamental. Qu’en fait, les Britanniques auront eu presque tout à gagner, peu à perdre, qu’une monnaie nationale peut résister à la sortie de l’Eurozone…  Des mouvements populistes pourront s’en trouver confortés, déclarer que le réalisme est de leur côté. D’autres, plus radicaux, reprenant les diatribes de l’Ukip sur l’immigration, qui ne sera pas jugulée au Royaume-Uni du jour au lendemain, accuseront l’Union européenne d’avoir imposé des clauses trop libérales, ou au contraire trop contraignantes (la contradiction ne gênant nullement ces mouvements), et qu’une sortie de l’Union, sur leurs bases nationalistes encore plus fermes, est la seule issue envisageable.

Finalement, les dirigeants européens se retrouvent dans une position similaire à celle de Bojo. Qui est désormais confronté à la nécessité d’en faire assez (pour rester populaire auprès d’un électorat versatile), mais surtout pas trop.

Peut-être devront-ils supporter ce Bojo trainant dans la boue la Commission et le Parlement européens dans ses discours pour la galerie, mais sachant, tel un David Cameron, jusqu’où aller trop loin pour préserver les intérêts de la City, et des classes dirigeantes et possédantes dont il est issu.

Les caciques du parti conservateur peuvent détester Bojo, ils savent que l’écarter totalement jettera une forte partie de leur électorat dans d’autres bras.

L’un des facteurs que les dirigeants européens devront soigneusement considérer découle des observations des analystes politiques britanniques au lendemain du scrutin. D’une part, la poussée du nationalisme, d’un sentiment national qui se traduit, au Royaume-Uni, par un effritement du sentiment d’appartenance à une nation britannique au profit d’un sentiment identitaire purement anglais (d’une part, c’est surtout l’Angleterre qui a voté majoritairement pour le Brexit, mais ailleurs, ces électeurs se définissent de plus en plus « anglais » et non plus « britanniques »).

D’autre part, sans qu’on puisse vraiment parler d’inconséquence, de sous-information crasse, il s’est trouvé que 7 électeurs pour la sortie sur 10 n’ont pas vraiment eu l’impression que leur vote revêtait une grande importance (contre le quart seulement des votants pour le maintien). Ce soit qu’ils aient estimé que leur camp ne l’emporterait pas (ce n’est qu’en dernière semaine que les sondages ont indiqué un réel risque de sortie de l’Union), soit qu’ils n’ont pas mesuré l’ampleur des répercussions.

Pourtant, la participation a été particulièrement forte (et aurait pu l’être davantage si des inondations n’avaient pas dissuadé de se rendre aux urnes, dans certaines contrées). Cela implique que des électrices, des électeurs peuvent tenir très faiblement compte des discours, des informations, débats, &c., et se laisser guider soit par de fortes convictions (nationalistes ou xéno-nationalistes), soit par une sorte d’impulsion, un vague sentiment…

Les outrances du camp Leave n’ont pas vraiment effarouché son électorat, les exagérations alarmistes du Remain ont en revanche été prises pour telles (il n’y a pas eu qu’Emmanuel Macron à comparer l’importance d’un Royaume-Uni hors-UE à celle de Guernesey), qu’elles soient tolérées par ses partisans ou qu’elles aient eu l’effet inverse : une désaffection poussant dans le camp du Leave.

La crédibilité des argumentaires pour ou contre la sortie, qu’elles émanent de personnages politiques ou d’experts, a été prise à la légère par une large fraction d’un électorat s’impliquant finalement assez peu par son vote. Ce qui s’est produit au Royaume-Uni peut se reproduire dans d’autres pays…

Le vote « britannique » (en fait, très majoritairement anglais, hors Londres et autres exceptions fondées, aussi, sur des considérations de classe) a aussi été une protestation contre des « élites » estimées de plus en plus distinctes, séparées, et indifférentes aux préoccupations du « peuple ». Bojo a, tout aussi habilement qu’un Jean-Marie Le Pen en son temps, avec le même aplomb compte tenu de ses origines, de sa formation (Eton, Oxford), de sa fortune, interprété cette partition. C’est en fait un excellent bonimenteur, un aguerri charlatan. Il en est d’autres en Europe continentale. Qui pour se faire élire ou progresser dans la hiérarchie politicienne, s’inspireraient de son exemple.

Trouver la juste mesure dans les futures relations, économiques et politiques, que l’Union entretiendra avec le Royaume-Uni (mais aussi, parallèlement, avec l’Écosse et l’Irlande du Nord… voire… la Catalogne) sera ardu. D’autant plus que les conservateurs britanniques tenteront de se trouver des alliés en divers pays de l’Union. En développant le thème, comme Bojo, du « plus Européen que moi, il n’y a pas, mais on peut rester nationaliste comme cela nous arrange ». Il a du bagout, et si cela semble lui réussir durablement, il fera des émules. La fermeté sur l’essentiel s’impose donc, tout comme la souplesse sur l’accessoire. Et il faudra, enfin, savoir convaincre de la justesse des mesures. Jusqu’à présent, force est de constater que l’Union européenne n’a pas su convaincre une majorité de Britanniques…