Pierre Condamin-Gerbier, devant la commission d’enquête parlementaire portant sur l’affaire Cahuzac, n’en a guère plus dit, mercredi dernier, que ce qu’il avait pu confier, fin mai dernier, au journaliste Antoine Peillon, spécialiste de l’évasion fiscale. Ce dernier ne peut qu’en estimer l’importance qu’à la louche, avec une forte marge d’erreur. C’est colossal, surtout si l’on en prend en compte les frais que le montant des sommes planquées induisent. On pourrait demander à Alexandre Allard, patron du Royal Monceau, ce qu’il en est (mais il aurait bénéficié d’un traitement de faveur).

Qu’a-t-on vraiment appris de plus que Pierre Condamin-Gerbier qu’Antoine Peillon, sur son blogue de Mediapart, « Notre pain quotidien », le bien nommé car c’est bien de notre pain qu’il s’agit en définitive, avait consigné fin mai dernier ? Fort peu de choses, si ce n’est que les juges Renaud Van Ruymbeke et Roger Le Loire sont bien dépositaires d’une liste d’une quinzaine de patronymes fort en vue. Parmi lesquels figure celui d’un ministre en exercice dont la famille, et non forcément lui-même directement, voici un certain nombre d’années, avait dissimulé des fonds à l’étranger.

Sans l’avoir vraiment voulu, PCG s’est retrouvé dépossédé de son cabinet londonien de gestion de fortunes familiales, Mandarin Fortune, en passant à la banque suisse Bonhôte, de Neuchâtel, qui le cède, pour ainsi dire, à UBS France. Au quatrième étage de l’immeuble de la rue de Bel-Air, il est mis au fait que « beaucoup de clients de l’industrie du luxe » française, dont les sociétés sont propriétaires de marquent horlogères suisses notamment, ne fréquentent pas les rives du lac Léman que pour y mettre leurs garde-temps à l’heure.

Chez UBS, dans les classeurs à fiches Kardex (une marque), qui évitent d’entrer des détails dans des ordinateurs, il y a trois catégories de clients : ceux à plus de 50 millions de francs suisses, les 10 à 50 millions, et les moins de 10 millions de FS (généralement à au moins un). Lorsqu’il faut se rendre à Genève, la discrétion est de mise, et s’il faut se munir d’un ordinateur, il est doté d’un système d’exploitation spécialisé et d’un code permettant de reformater à blanc le disque dur avant qu’un douanier ou un policier mette la main dessus. On se doute qu’à présent cela peut se faire à distance.

Ne se sentant pas à l’aise chez UBS, PCG se fait recruter par Dominique Reyl, de Reyl & Cie, dont le fils François est le demi-frère d’Hervé Dreyfus. Ce dernier a notamment en portefeuille et partage Cahuzac, Cécilia Martin devenue Sarkozy, et Nicolas Sarkozy lui-même, du temps de Neuilly (et postérieur), ainsi que notamment un très patron français, propriétaire d’un hôtel de luxe parisien (vu le nombre restreint de tels établissements encore détenus par des Français, son nom ne devait guère tarder à être révélé, et ce fut celui d’un cousin des Reyl, Alexandre Allard, propriétaire du Royal Monceau).

On le voit, Cahuzac, dont la femme vient d’être mise en garde à vue, était un petit joueur. Mais quand on parle de 50 millions de FS parvenant en Suisse, le consommateur, le contribuable, peut-il comprendre ce que cela représente vraiment ?
Non pas que la somme ne puisse être traduite en coûts d’établissements de soins, de voitures de luxe, de pourcentages de réduction sur des produits courants, mais réalise-t-il ce que de telles sommes impliquent en aval ?

Pour les accumuler, à moins d’être rentier, il faut bien prendre ces sommes quelque part. Et pour en dissimuler de telles fractions à prélever, employer des subterfuges. Soit rémunérer grassement des sachants dans les entreprises, puis des avocats d’affaires, des financiers ou banquiers, qui eux-mêmes rémunèrent des intermédiaires. Ces avocats et financiers ont eux-mêmes des frais, de locaux, luxueux pour inspirer la confiance, de représentation pour prospecter, entretenir.

Se doute-t-on du nombre des personnes ainsi concernées et qui alourdissent considérablement la note ? Quand on voit (sur Infodujour) le listing de Clearstream Banking, on s’aperçoit que même des villes moyennes provinciales sont le siège de ce type de conseillers financiers (j’avais, sur Come4News, évoqué quelques exemples). Combien sur la place parisienne, combien dans les banlieues huppées proches ou lointaines d’Île-de-France, des régions lyonnaise ou bordelaise, pour ne mentionner qu’elles ? Combien de relais en Suisse, Luxembourg, îles lointaines, places financières d’Asie ? Rien que ce que leur laissent les évadés fiscaux en commissions ou rétributions de tout genre suffirait sans doute à financer le lancement d’un second, puis troisième, puis quatrième porte-avions nucléaire.

Le problème, c’est que, pour l’opinion, tous ces gens « ne volent pas leur argent ». Mais il faut bien qu’il provienne de quelque part, non ? Et à la base, qui, à l’usine, au bureau, sur ou sous mer et dans les airs, et partout où la plupart des gens travaillent, contribue au fantastique empilement de ces sommes ?
Certains sont fair play. Fraudeurs et intermédiaires ont bien raison, après tout, ils sont plus malins que soi-même, qui espère (et s’illusionne la plupart du temps) faire au moins petitement de même, soit dégager de la marge, prise sur le fournisseur ou le client. Ou profiter un peu, en se faisant rétribuer par un établissement financier, ou en l’ayant pour client, du système. Puis profiter davantage, et qui sait, entrer un jour dans la catégorie moins de 10 millions de FS dans les fameux Kardex.

Sauf qu’il est toujours considéré que celui qui fait les payes ou les rémunérations est une sorte de bienfaiteur, qu’il soit parti de rien (fort rare) ou ait reçu en héritage (la plupart du temps) ce qui lui a permis de s’enrichir, voire de frauder. C’est le mythe de l’acteur tel Depardieu, du sportif de haut niveau, qui se targue de faire vivre des dizaines ou centaines de personnes. Et qui donc le fait vivre et lui permet d’accumuler de telles fortunes ? De rémunérer tant de conseillers et d’intermédiaires ?

PCG n’a pas du tout donné ne serait-ce qu’une estimation de ce que coûtent Rayl & Cie et ses filiales. C’est bien dommage. Pas même une évaluation au doigt mouillé du pourcentage des sommes sorties de France et finissant dans diverses poches. 

L’une des défenses de Tapie, et des Hortefeux et autres, c’est que l’arbitrage était finalement avantageux tant les honoraires d’avocats d’affaires et divers, tant le coût de fonctionnement des tribunaux, était lourd. Bref, pour Tapie, 400 millions, cela aurait permis d’économiser deux milliards. Tel que ! Ce qui laisse supposer que beaucoup, beaucoup d’argent s’était préalablement évaporé.
Mais d’où provient-il donc ?

Tapie, bienfaiteur du contribuable et du consommateur français, vous êtes encore nombreuses et nombreux soit à le penser, soit à le proclamer (il suffit de se rendre sur des forums). Si l’on ajoute celles et ceux s’admettant tout disposés à faire de même s’ils le pouvaient, je n’ose avancer un pourcentage de la population française en âge de voter. Allez, de quoi faire élire et réélire un bon nombre de Dassault, lesquels, bien évidemment, se vouent au bien public pour une chiche contrepartie (et non pour les contacts ou avantages induits).
On entend ainsi d’ex-ouvrières, assistées à présent par la Cotorep (pour les handicapés), louer les mérites de ces bienfaiteurs, et fustiger les autres assistés. Tapie ? Mais elles et ils applaudissent devant leur poste. Cahuzac, ouh, ouh, mais s’il leur avait consenti un rabais pour se faire implanter des cheveux contre rétribution en liquide, c’est tout juste s’ils ne l’auraient pas embrassé.

L’évasion fiscale est kolossale, mais généralement considérée de même nature que le chapardage d’un stylo bille sur le lieu de travail. Si des boîtes entières disparaissent, parfois pour être revendues, là, il y a une « légère » exagération. C’est encore considéré le péché véniel de toute une nation. Laquelle se plaint ensuite de l’état des urgences hospitalières, et de voir alourdir factures et impôts. Faudrait savoir…

PCG serait, dans une série américaine, ce qu’on appelle un témoin privilégié, auquel l’impunité est garantie. Mieux vaut certes tard que jamais… Qu’on pense un peu aussi à toutes celles et ceux qui n’ont pas fait comme lui, à ces syndicalistes d’établissements français disposant de multiples filiales dans les paradis fiscaux. Jusqu’à un certain point, un certain temps, il leur était permis de feindre d’ignorer. Ce n’est plus le cas, après l’affaire Clearstream, les OffshoreLeaks.

Après, on se donne de multiples bonnes raisons de se dire que si les riches maigrissent, les pauvres vont n’avoir que la peau sur les os, ou que le « matraquage » fiscal est la source de l’évasion fiscale. Comme si, même si tout le monde n’était imposé qu’à dix pour cent, comme dans certains pays, il ne se constatait pas d’évasion fiscale ; à partir d’une certaine somme, le jeu semble toujours en valoir la chandelle, et les très très maigres risques. En la matière, cela arrive plus souvent aux très rares autres qu’à soi-même… Et puis, si vraiment la somme est imposante, on peut toujours s’arranger.
Peu de fraudeurs fiscaux roumains se retrouvent en prison, comme ce directeur d’école de Bucarest dont les 29 jours d’emprisonnement seront déduits de sa peine ultérieure : il avait fait fuiter des sujets du baccalauréat, le scélérat !

Bref, presque personne ne voit que la fraude fiscale se fait aussi au détriment de ses propres enfants (tandis que la fraude aux examens, ou aux concours, s’ils n’en sont pas bénéficiaires…). Lesquels n’ont pas toujours droit aux « cadeaux » des fêtes de Noël des patrons fraudeurs.
On a taillé dans les grands chantiers ferroviaires ? C’est la faute de l’impéritie de l’actuel gouvernement, assurément pas celle du précédent, ni dû aux rémunérations de la flopée de hauts dirigeants et fonctionnaires qui ont passé la plupart de leurs temps avec leurs homologues régionaux ou étrangers en réunions, si possible dans des hôtels de luxe. Pas du tout… D’ailleurs, ce n’est qu’une goutte d’eau. Peut-être, mais qu’en sait-on au juste ?

Je ne sais si les députés ayant interrogé de longues heures PCG ont pensé à lui demander d’estimer ce que les sommes lui ayant passé entre les mains ont pu générer de rétributions diverses, de frais induits. Toujours est-il que je n’en trouve nulle trace dans les médias.

Le système bancaire mondial est de nouveau au bord de l’effondrement, mais on ne va pas accuser les dirigeants des établissements financiers (encore mieux rétribués qu’il y a cinq ans, avant la crise) de complicité avec les évadés fiscaux. Les déposants seront cette fois, comme à Chypre, mis à contribution. Ils ne se poseront pas la question consistant à se dire que la fraude fiscale dédouane ces mêmes dirigeants : après tout, vu ce que les plus gros clients mettent à l’abri, avec leur aide, pourquoi prendraient-ils des gants avec les petits déposants ? Pourquoi ceux qui maquillent les comptes dans les entreprises afin de dégager les sommes à dissimuler ne seraient-ils pas plus gourmands, en appuyant s’il le faut les réductions de primes ou de salaires pour les autres ?

Woerth et de Maistre sont mis en examen ? Que voilà de beaux « martyrs ». Le nôtre n’en est pas un, de martyre, puisqu’il est censé être, jusqu’à nouvel ordre, sans réelle douleur pour encore (jusqu’à quand ?) une majorité d’entre-nous. Du moment qu’on peut encore un peu se serrer la ceinture… Eh bien, ce cran de pire, c’est peut-être ce qui fournira aux évadés fiscaux de quoi prospérer.
Il semblerait cependant que le ton change, puisque même parmi celles et ceux qui avaient applaudi Depardieu, certaines et certains se seraient ravisés depuis. Encore un petit effort de lucidité, et cela pourra, enfin, basculer.

P.-S.  — Pour la suite et l’actualisation, voir les commentaires… Il semble que si Laurent Fabius soit hors de cause, certains membres de sa famille pourraient (conditionnel) avoir placé de l’argent chez Pictet.