Il est intéressant de se poser des questions sur le contexte économique et social dans l'Angleterre de cette époque :

Au XVème siècle, ce royaume est parfaitement féodal et représente une espèce d'âge d'or des paysans anglais, malgré l'interminable guerre des Deux-Roses qui a mis le pays à feu et à sang.

Au XVIème siècle, une véritable révolution agraire se met en place qui va effriter et décomposer violemment le féodalisme, en imposant les 1ers fondements du capitalisme dans les campagnes.

Des licenciements d'hommes d'armes des barons, suite à la guerre, jettent vers villes et villages une masse de gens sans emploi et complètement déboussolés, qui seront récupérés pour travailler dans les nouvelles structures manufacturières.

Mais surtout :

Les grands seigneurs et les riches fermiers se mettent à empêcher et à chasser les paysans des terres et biens communs qu'ils possédaient ; ils se les approprient pour y installer d'énormes troupeaux de moutons et avoir ainsi encore plus de laine à vendre pour nourrir ces grosses manufactures croissantes…

La campagne anglaise se hérisse de clôtures délimitant d'immenses parcs à moutons :

"bêêh!".

C'est la fameuse politique forcée des "enclosures" contre laquelle Thomas More s'insurge, dès le début de son livre "l'Utopie".

Des changements violents sont imposés à la société, dus au développement extraordinaire de manufactures de laine puissantes et à la curieuse hausse du prix de la laine qui en résulte.

Il y a bien moultes expropriations et dépossessions des paysans dans le dernier tiers du XVème siècle et au début du XVIème siècle, ce qui annonce déjà ce nouvel ordre de production capitaliste, exemple typique d'un passage d'une économie naturelle à une économie marchande du "toujours plus de profit" au détriment de l'être humain.

Ce début de XVIème siècle est considéré comme une époque maudite :
Politique des clôtures, chômage répandu, mendicité, hausses des prix, bas salaires et exploitations des hommes, lois sauvagement répressives contre les exploités, guerres et armées continuelles et entretenues entre États, ruinant les pays, corruptions jouissant de contextes et d'occasions inespérées, secrètes et favorables aux traffics.

En plus, beaucoup de trouble, de désespoir et de désarroi :

Car toutes les valeurs sont remises en questions : ce monde féodal, statique mais autonome, disparaît et rien, absolument rien, ne semble devoir lui succéder à l'avenir.

tout cela est très inquiétant pour le peuple !

Lui est-il possible alors (pour rester positif !) de s'interroger et de considérer alors que toutes ces misères, toutes ces souffrances et toutes ces incertitudes réelles sont nécessaires et annoncent des signes de croissance ?

Et qu'elles ne sont nullement signes de dégradation et de décadence ?

Une nouvelle classe s'élève, marchande, pleine de confiance en elle, forte et puissante.
Elle dresse ses propres cartes de l'univers et se partage :
– grandes cités
– nouvelles techniques et industries manufacturières
– nouveaux états puissants s'instaurant, établissant un absolutisme non dépourvu de bases populaires, oppresseur, signifiant ordre, organisation nationale, et non plus locale, promesses de stabilité et de paix (= plus de guerres?)

Tel est ce monde promis, tout en devenir, du temps de Thomas More, qui assiste impuissant à la réalité quotidienne de ce monde de désespoirs et d'espérances, de conflits et de pacifications, de richesses écrasantes et de misères larvées, d'idéalismes et de corruptions, de déclins et de décadences de ces sociétés anciennes au profit des croissances et ordonnancements de cette nouvelle société marchande, dite "bourgeoise", qui émerge.

Thomas More a fait partie et fait partie de cette nouvelle classe montante dite "bourgeoise" ; il est donc parfaitement conscient et lucide de son passé et des mutations imposées qui se sont immiscées et ont été imposées dans la société de son époque.

Quand il se révolte contre l'Angleterre avec ses paysans chassés vers les villes, ses bandes de voleurs et de mercenaires, sa justice aveugle et cruelle, sa royauté avide de richesses et toujours prête à entraîner son peuple à la guerre,

c'est le disciple philosophe et humaniste qui s'exprime, redoutant surtout de voir ce Gouvernement des hommes s'éloigner de plus en plus de la raison et de son peuple,

c'est aussi le chrétien qui parle, encore tout attaché à cette philosophie médiévale du catholicisme, aspirant à l'unité du christianisme dans sa diversité.

Il est cependant ouvert aux idées nouvelles sur ce bonheur terrestre possible, en homme "ordonné" et soucieux des hiérarchies ancestrales entre les hommes, et aussi attentif aux êtres humains, surtout aux plus petits…

mais il souffre fortement de voir la Monarchie à laquelle il a cru, s'avilir ainsi dans la recherche constante du pouvoir, de l'argent et des faveurs, plutôt que de prendre soin du peuple.

Car il sait que cette attitude d'un Gouvernement, si peu soucieux de son peuple et de l'intérêt général, va se retourner contre lui-même, et donc contre le peuple, et préparer ainsi d'inévitables désordres auxquels il aura irrémédiablement contribués et provoqués.

Par ailleurs, très jeune, Thomas More a ce recul et cette réflexion qui le persuade très tôt que le règne des propriétés et possessions individuelles à tout prix, ainsi que celui des pouvoirs, privilèges et fortunes,

sont incompatibles avec un véritable bonheur qui,

tant que cela sera ainsi, restera effectivement et dans les faits et actes, pure "utopie"

"les meilleurs conseils prodigués auprès des princes de ce monde ne pourront rien dans les États où la propriété est un droit individuel, où toutes choses se mesurent par l'argent ; et par conséquent, que le bonheur des Utopiens restera pour longtemps un rêve de philosophe…"