La presse, papier ou en ligne, elle a comme une araignée du matin, chagrin, au-dessus des rotatives, et une du soir, espoir, sur la Toile ? Doute… Je doute aussi que mille nouveaux papivores, hors presse pipeule, soit appelés à régner et s’épanouir. De même suis-je très perplexe quant à la capacité de la presse écrite traditionnelle de se réinventer.

Diagnostic sans appel d’Erwann Gaucher : les responsables du déclin de la presse quotidienne française, ce sont « les quotidiens eux-mêmes, qui ne se sont pas adaptés aux attentes de leurs lecteurs. ». J’y décèle comme un relent de corporatisme (dont je ne serai sans pas exempt non plus). C’est qui, « les quotidiens » ? Les patrons et les décideurs (redchefs et responsables des ventes et de la pub) ou, aussi, les journalistes ? Voyez ce qu’il en dit en se fondant sur une étude surtout quantitative de la Direction générale des médias (ministère de la Culture), sur CMC (.com), et aussi les commentateurs, parfois contradicteurs. C’est intitulé « Le Web m’a tuer… le gros mensonge de la presse papier ».

Ce genre de réflexion me ramène quelques décennies en arrière, quand je tenais à peu près le même discours qu’Aliocha (voir « De l’imagination, que diable ! », dans sa rubrique Questions d’avenir). Même antienne : « il va nous falloir réinventer ». Je ne sais si elle tiendrait encore ce discours après avoir été patronne de presse et redcheffe assez longtemps pour avoir digéré quelques désillusions. Le fort sympathique exemple qu’elle cite, le trimestriel de haute tenue XXI (voir aussi ), de l’estimé Patrick de Saint-Exupéry, rejoint depuis en librairie par Usbek & Rica, ne me semble pas très adapté pour généraliser. Cela m’évoque à la fois l’ancienne formule de Sélection du Reader’s Digest (devenu lui aussi « pipeule »), et le défunt Actuel. Avec la notable différence de la parution (trimestrielle), de l’apport de la BD, et d’un prix qui ne peut être vraiment « populaire » (celui du défunt France-Soir lors de sa relance en kiosques ; 0,50 €, toutes proportions gardées).

Tout journaliste de presse écrite d’infos générales ou un peu spécialisées de bonnes tenues a, un jour ou l’autre, plaidé pour les grands reportages, les enquêtes longues, donnant l’exemple en ne comptant ni ses heures (non récupérées la plupart du temps), ni vraiment ses frais (minorés), ou préconisé du plus haut de gamme (entretiens avec de vrais spécialistes, par exemple, pas les plus médiatisés).

Alors que, bien souvent, les dirigeants se fondaient sur des études de lectorat et leurs calculettes. Oui, les lectrices et lecteurs aiment bien le qualitatif, de temps à autres, mais point trop n’en faut (ils décrochent), apprécient une plus forte variété de tons et styles (mais sans se faire trop bousculer), sans vraiment que cela influe significativement sur le mol déclin ou la lente progression des ventes. Les plus ardents journalistes inventifs finissent par se décourager.

L’actu prime ? Laquelle ?

Initialement, ce jour, j’avais conçu de tenter de vous intéresser au nouveau conflit des Malouines. Les pays du Mercosur (six, dont bien sûr l’Argentine) viennent d’interdire aux bateaux de pèche battant pavillon des Falklands de faire relâche dans leurs ports. L’enjeu n’est pas la morue mais le pétrole. Rockhopper et Falkland Oil and Gas ont obtenu du Royaume-Uni des permis d’exploration sur des gisements au large de l’Argentine, en zones disputées. Rappelez-vous Madame Thatcher et Monsieur Mitterrand et l’opération Corporate.
Un « Suez » expéditif réussi : les Malouines restèrent britanniques.

Dominic Sandbrook, du Daily Mail, est parvenu à captiver ses lecteurs avec une pièce de politique-fiction. Il évoque le prince Harry prisonnier des Argentins et ratant l’ouverture des Jeux olympiques, Sarkozy déclarant « nos amis britanniques doivent comprendre que leurs jours de gloire sont derrière eux », Obama lançant un « America first ». Les descendants des marins du vice-amiral Byron et du comte de Bougainville sont déportés par les Argentins.

C’est du journalisme populaire, légèrement biaisé (le Daily Mail s’étant prononcé contre les réductions du budget militaire britannique), prestement enlevé. Cela, la menace de guerre, espérons-le, s’épuisera vite…

Mais une « bonne » guerre… Or, voyez l’Afghanistan, où nous avons pourtant des troupes… Le vide, la lassitude…

Hormis l’actu de « la conso », de la santé (des toutous et minets aussi), bien peu, admettons-le, intéresse le gros du lectorat actuel. Les sorties, oui, pour qui peut encore s’en offrir de régulières. La tendance est lourde – sauf pour des niches de lectorat, trop étiques pour faire vivre des titres très généralistes – et ce ne sont pas les régies publicitaires qui vont contribuer à l’alléger.

Allez encore tenter, à l’occasion de l’accident d’un transporteur de bombes nucléaires, disséqué par J.-D. Merchet, le spécialiste militaire de Marianne, d’intéresser de nouveau à la dissuasion nucléaire.

Hors cercles spécialisés, à moins de faire comme le Daily Mail, avec des concepts simples, rien de trop fouillé, et à grand renfort de métaphores parfois creuses, c’est mission… fort ardue.

Tenez, les pays baltes viennent de s’entendre avec la japonaise Hitachi sur la construction d’une centrale nucléaire… Et le futur réacteur de la centrale étasunienne projetée sera un Toshiba (en fait, Westinghouse, filiale de Toshiba). Pour Fukushima, on parie sur des techniques pas encore au stade de la recherche appliquée pour parvenir, en 40 ans, à démanteler la centrale. Certaines zones resteront inhabitables au-delà de 30 ans.

Si vous saviez combien de journalistes talentueux et très documentés, opiniâtres, ont vraiment fait tout leur possible pour sensibiliser le lecteur lambda, dans des titres recevant de la pub d’Areva ou d’Edf, même quand l’électricien n’avait pas un nouveau contrat ou compteur à vendre… La plupart se sont découragés. Lassitude.

Xième scandale

Imaginez l’enthousiasme du journaliste d’investigation chevronné s’attelant à traiter du xième scandale de sa carrière. Bof. Une fois de plus l’affaire finira semi-enterrée. Au suivant. Je parle surtout des scandales financiers ou politico-financiers sans vieille milliardaire à gitons ou « queutard compulsif » (expression d’Élise Karlin) dedans…
Il ou elle se verrait bien finir sec’ ou sèche de rédac’. Ou alors, avec de petites rubriques « pépères » (chroniques de bouquins, judiciaire…). Comme, en sus, les loyers l’ont incité, comme tant d’autres, à devenir petit propriétaire, il est beaucoup moins mobile. Difficile d’aller se régénérer ailleurs.
Ce métier peut fortement user. Il faudrait du sang neuf. Ah oui, évidemment, comme le nombre des écoles de journalisme a été plus que décuplé, il y a suffisamment de jeunes talents bien formés (voire déformés) pour fournir du sang neuf.

Auparavant (ce n’était pas forcément mieux avant), la presse faisait davantage appel à l’extérieur. Là, hormis les fils de et filles de… (dont on peut espérer que le carnet d’adresses familial sera utilisé), bien peu d’apport de sève fraîche.

Une certaine fonctionnarisation précoce s’est aussi instaurée. Des bunkers de secrétaires de rédaction ont été formés avec d’ex-stagiaires qui, parfois, n’ont que très rarement fait vraiment du terrain. Leur souci, sauf soirées d’élections ou événement vraiment, vraiment, exceptionnel, c’est que tout roule comme en suivant du papier à musique, et de pouvoir détacher les doigts du clavier (pour aller en boîte ou retrouver un conjoint). Ce sont en général ceux-là qui montent dans la hiérarchie, gèreront les congés, distribueront les « nouveaux trombones » (des droits d’accès, j’imagine, de l’espace disque), superviseront les notes de frais, tiendront serré le « budget pigistes ».

À l’occasion, on leur offre une « nouvelle formule », histoire de varier un temps la routine.

Auparavant, leur rôle, c’était – entre autres – d’éviter que le « mettage » (la mise en pages par des ouvriers du Livre) génère, de la faute des journalistes, des heures supplémentaires. Là, il n’y a plus ce tampon, ce sas, et c’est au confort des rotativistes qu’il faut veiller.

Notez que la reconversion ou les départs en retraites anticipés – petite incise – ont coûté bonbon. Ce serait, à présent, on l’espère, totalement amorti. Mais cela n’a pas favorisé la bonne santé financière de la presse, surtout quotidienne.

Pour certains sujets, genre petits dossiers, même dans des hebdos, il faut compter jusqu’à deux mois de délai avant parution. Je ne vous parle pas des marronniers, des « comment perdre ses kilos avant l’été ». Ni de trucs demandant une enquête, une coordination, non. Mais on planifie, on planifie, avec de forts oreillers, du « marbre » (le dossier des papiers disponibles pas trop datés). Faut gérer. C’est devenu l’essentiel. La réactivité passe après, sauf en « rush » d’actu très chaude, souvent bâclé, pas assez fouillé.

L’aiguillon du ouaibe

Naguère, c’était la presse alternative ou d’expression régionale populaire qui jouait un peu la mouche du coche, dans l’indifférence, ou parvenait quand même à faire quelque peu réagir. Là, ce sont sans doute les titres plus ou moins « pure players » et certains blogues. Cela s’appuie beaucoup trop sur le bénévolat, luxe de rentiers ou de jeunes actifs ou chômeurs, de nouveaux alternatifs, dont maints se lasseront. Certes, il y aura de la relève. Comme il s’est trouvé, en Libye, des dizaines de nouveaux reporters-photographes, sans parfois la moindre expérience, mais qui se sont bien formés sur le tas.

Mais une période est porteuse ou ne l’est pas. La crise économique qui vient le sera-t-elle au point de redonner envie de vraiment s’informer, ou préférera-t-on riper des infos déprimantes vers la fiction des multiples chaînes proposant des séries ? Peut-être s’habituera-t-on aussi à des manifs d’Indignés, en s’y intéressant histoire de voir comment contourner les embouteillages.

Là, tout à coup, je viens de ressentir une envie soudaine de placer ce billet à la corbeille (la poubelle) : trop déprimant…

Imprévisible

Encore plus déprimant, l’avis de Denis Robert, sur Acrimed (.org) : les « cellules investigation » de la presse assèchent le travail et l’envie de bosser des autres journalistes et du fait des procès de presse, attendent de plus en plus la « judiciarisation » (soit la couverture d’une mise en examen) pour sortir quoi que ce soit. Voyez ce qu’il pense de son travail sur Clearstream, après son procès à Lyon, qui en est sans doute le point d’orgue, pour son propre compte, du moins…

Je crains qu’il n’ait pas tout à fait tort : envoyer systématiquement le « cowboy » (le « grand » reporter spécialisé), c’est un peu couper les ailes et l’initiative du journaliste de terrain qui risquerait de s’aventurer hors des clous.

Note d’espoir : ces collectifs de journalistes britanniques ou américains, ces fondations, qui « syndicalisent » (mutualisent) des enquêtes ou fournissent des fonds pour les mener. Aussi, bien sûr, espérance, avec les nouveaux titres alternatifs en régions (ainsi de DijonScope, qui passe à l’accès payant) qui sont parvenus à convaincre.

Mais je ne crois pas que la presse va se « réinventer ». Des journalistes s’inventeront ou se réinventeront (ainsi Florence Aubenas, et son Quai d’Ouistreham), ceux de XXI qui ne sont pas en poste mais trouveront d’autres piges suffisamment régulières. Je crois que, finalement, c’est comme cela que cela marche : une période porteuse, des individus qui osent, et finissent par convaincre. C’est sans cesse à recommencer.

Et puis, il y a quand même cette participation accrue du lectorat (ou plutôt visitorat). Passé en version unique en ligne, France-Soir a développé la visibilité de ses blogueuses et commentateurs. J’espère que la rédaction prend la peine de consulter ces participations qui, dans le cas des « fils » en continu (Live) des titres britanniques, sur certains sujets, ne se bornent pas à consigner des « j’aime » ou « je déteste » ou « vous écrivez n’importe quoi », mais fournissent aussi de l’info, actualisent avec d’autres sources, d’autres chiffres, d’autres approches. Remarquez, ce n’est pas nouveau : pour récolter du fait-divers, des radios incitaient les auditeurs à contacter un « fil rouge », et c’était déjà antan. Mais là, c’est largement plus dynamique, instantané, créateur de « lien ».

J’espère aussi qu’après la gratuité, un vrai « prix populaire » pourra être consenti, que des formes de financement originales pourront être dégagées. Ce qui n’est pas original, c’est le « couplage » (si vous vous abonnez à tel titre, vous payez moins cher pour accéder à tel autre). Il faudrait pouvoir plus largement le proposer. Ce qui le serait, innovant, peut passer pour utopique : une sorte de fondation recueillant des dons, à répartir entre divers sites, modestes. Parce que je ne crois pas vraiment que les déficits d’exploitation de Mediapart (environ 3 millions d’euros) seront épongés en 3 ans et je doute que de nouveaux investisseurs vont vraiment s’embarquer dans la presse de qualité en ligne. Je prévois plutôt que la crise va détruire des sites : même des très, très fréquentés (Agoravox et le Canadien Cent Papiers tirent la langue).

Modestie

On peut prôner grands reportages et dossiers fouillés mais encore faut-il les financer. Je crains que le modèle s’appuyant sur la seule publicité en ligne ne soit plus suffisant. Les gros annonceurs ont déjà réduit la voilure et les plus petits cherchent la même chose que les gros : annoncer pour favoriser leur propre e-B2C (la vente directe). Soit pomper des courriels pour vendre en direct. La presse informatique l’a appris à ses dépens : les annonceurs ne font guère plus – hors secteur du luxe – de « l’image », tout juste consentent-ils à proposer des zones cliquables aboutissant à leurs boutiques en ligne. En récession, ils réduiront encore la voilure.

Modestie et frugalité me semblent devoir marcher l’amble ; un développement prudent me paraît plus adapté que l’audace et l’imagination qui « mangent du pain ». Les journalistes, auxquels il a été vraiment beaucoup demandé (les salaires stagnent, voire les montants des piges régressent), risquent surtout de devoir limiter leur imagination au possible ; oserai-je écrire : au finançable ? Penser autrement semble relever de l’incantatoire.

Je crains fort qu’il faudra travailler plus pour gagner autant. Imaginer qu’on puisse s’en sortir avec une presse meilleure, mais plus coûteuse pour le lecteur, c’est peut-être oublier que s’il faut autant de temps pour vider un col de Dom Pérignon qu’une bouteille de champagne axonais passable, voire un mousseux convenable, les habitudes du lectorat n’évoluent pas seulement en fonction du revenu (qui, pour la majorité, stagne ou régresse). Même si la croissance repartait, il n’est pas sûr que des bac-4 enrichis soient vraiment preneurs d’une presse plus exigeante. Peut-être de dos carré-collé et de papier bouffant… ou de sites avec des vidéos plus HD bluffantes, je ne sais… Quant au « facteur » (archétype de l’auditeur cultivé aux revenus modestes), aux exigences qualitatives fortes, qu’il soit bac+4 ou -4, il risque de continuer à consacrer son temps de cerveau disponible à France Culture, dont je ne vois pas avant longtemps le site passer à l’accès payant.

Pour m’offrir un peu de réconfort, j’avais songé à me replonger dans la lecture d’Un peu d’air frais, d’Orwell. Par réminiscence du titre traduit vers le français. Mais dans ma bibliothèque, je n’ai que l’original en anglais, Coming up for air, beaucoup plus proche de l’intrigue, pas vraiment propice au rassérènement (la remontée en apnée débouche sur un quotidien fétide). Excellent roman, qui s’est très peu vendu… Comme le commente Wikipedia : « peut-être un peu trop en avance sur les inquiétudes de son temps pour trouver un public… » ; ce en dépit de très bonnes critiques.

À l’inverse, un petit éditeur courageux, en une période antérieure de forte morosité, avait misé sur un mensuel « rigolo » de qualité (des entretiens avec des humoristes, des nouvelles désopilantes, du bon dessin de presse). Ce fut un flop (le troisième numéro ne sortit jamais). Au temps pour l’inventivité, l’innovation, l’imagination. Elle n’est pas si facilement rentable.

Pour ne pas terminer par un jet de sinistrose de plus dans le plein baquet, je vous signale Vigousse, « le petit satirique romand », qui vient tout juste de fêter ses deux ans. C’est « le seul canard à deux balles qui ne coûte que 3 francs » (suisses). L’accès aux dessins en ligne est gratuit, et on peut télécharger d’anciens numéros en PDF. Si vous n’avez plus de quoi vous payer les sports d’hiver, abonnez-vous à Vigousse, tout aussi dépaysant. Vous passerez de très bons moments…