PREFACE

 

C'est vers la fin de l'année 1986 que je fis la connaissance de Jean-Yves Moisdon qui venait tout juste de rejoindre la toute jeune société Oracle France que j'avais moi-même intégrée dès sa création, le 1er avril de la même année (cela ne s'invente pas). Pour la petite histoire, il en était le dix-huitième employé, alors que mon propre numéro matricule était le sept, que par pure coquetterie (cela ne s'invente pas non plus) je transformerais par la suite en ‘007'.

Jean-Yves était en charge, au sein du service Marketing, de tout ce qui touchait aux présentations destinées aux clients. Il composait des myriades de diapositives, souvent jusqu'à des heures fort avancées de la nuit car bien entendu, ce n'est qu'au tout dernier moment que les auteurs de ces présentations lui remettaient leurs brouillons qu'il avait souvent le plus grand mal à déchiffrer puis à  traduire. Avec le temps, il me vient à l'esprit qu'il y avait chez lui dans ces moments-là quelque chose de Janus : l'un de ses visages était celui de Champollion interrogeant la pierre de Rosette, l'autre l'apparentait à un peintre Égyptien dont le temple eût été celui du commerce et du chiffre d'affaires …


PREFACE

 

C'est vers la fin de l'année 1986 que je fis la connaissance de Jean-Yves Moisdon qui venait tout juste de rejoindre la toute jeune société Oracle France que j'avais moi-même intégrée dès sa création, le 1er avril de la même année (cela ne s'invente pas). Pour la petite histoire, il en était le dix-huitième employé, alors que mon propre numéro matricule était le sept, que par pure coquetterie (cela ne s'invente pas non plus) je transformerais par la suite en ‘007'.

Jean-Yves était en charge, au sein du service Marketing, de tout ce qui touchait aux présentations destinées aux clients. Il composait des myriades de diapositives, souvent jusqu'à des heures fort avancées de la nuit car bien entendu, ce n'est qu'au tout dernier moment que les auteurs de ces présentations lui remettaient leurs brouillons qu'il avait souvent le plus grand mal à déchiffrer puis à  traduire. Avec le temps, il me vient à l'esprit qu'il y avait chez lui dans ces moments-là quelque chose de Janus : l'un de ses visages était celui de Champollion interrogeant la pierre de Rosette, l'autre l'apparentait à un peintre Egyptien dont le temple eût été celui du commerce et du chiffre d'affaires …

 

Mais à chaque fois, le miracle s'opérait et le présentateur trouvait, le lendemain, à son arrivée dans la salle de réunion, vers neuf heures comme tout Parisien ‘matinal' qui se respecte, le panier dans lequel somnolaient vingt, cinquante ou cent diapositives, chacune parfaitement impeccable car il était d'une méticulosité extrême tant pour le fond que pour la forme. Je l'entends encore ronchonner et pester :

« – Je l'ai déjà répété au moins cent fois : ‘plate-forme' s'écrit avec un trait d'union et chacun des deux mots s'accorde au pluriel. Eh bien non ! Regarde : ils n'arrivent toujours pas à le comprendre ! Autant prêcher dans le désert. Incultes, barbares, gougnafiers ! … »

J'ai bien peur d'avoir été moi-même une ou deux fois (et davantage encore peut-être) à l'origine de ses indignations ô combien justifiées, dont il se bornait finalement à soupirer, désespéré mais jamais résigné et remettant, tel Pénélope, son  militantisme de la perfection toujours sur le métier.

Il était d'une belle prestance, mais ses allures un peu maniérées nous invitaient instinctivement à garder nos distances avec lui. Et ce qui nous y incitait encore plus était son arrivée quelque peu mystérieuse dans notre société : d'aucun voyaient en lui l'œil-du-Maître. Il nous fallut donc de nombreux mois, plusieurs années même pour prendre conscience de ses antécédents qui n'avaient rien de banal : entre autres, Jean-Yves avait été le secrétaire particulier de Nicole Croizille. Nous ne découvrîmes cet épisode de son curriculum vitae  qu'à l'occasion de l'un des premiers kick-offs*, au tout début des années 90, lorsqu'il s'astreignit plusieurs mois à l'avance à un régime des plus sévères pour perdre les quelques kilos qui à défaut du jeûne lui eussent interdit de revêtir à nouveau un costume de scène pour interpréter de façon plus vraie que nature ‘Le blues du businessman' ; « J'aurais voulu être un artiste » lui convenait à merveille, lui qui transpirait une sensibilité qui affleurait souvent, à la manière des puissants Rochers** des cataractes du Nil.

Il fallut de nombreux autres mois et pas mal de confidences improbables et indirectes pour apprendre qu'il avait aussi été le premier instituteur de maternelle de sexe masculin …

 

A une certaine époque, la société fut sollicitée pour accorder son mécénat à une équipe d'architectes égyptologues amateurs qui cherchaient à percer eux aussi le mystère de la grande pyramide qui selon eux recelait une chambre encore inédite ; pour forger leur conviction, ils s'appuyaient sur la technique de leur métier ; certains détails architecturaux ne pouvaient être le fruit ni du hasard ni de considérations d'ordre esthétique. Tel appareillage, disaient-ils, que l'on pouvait voir très distinctement en observant les planches de l'album de Blake et Mortimer***, ne s'expliquaient que par la nécessité d'équilibrer les poussées engendrées par une cavité située en profondeur. Jean-Yves participa à la demi-douzaine de réunions qui furent dédiées à ce sujet, suffisamment pour que l'on puisse s'étonner de l'étendue de sa culture en la matière. J'ai le souvenir plus particulier du grand soleil qui illuminait son regard telle une lanterne magique lorsqu'il évoquait le plateau de Gizeh. « Y es-tu déjà allé ? » me demanda-t-il un jour et la surprise attristée qui suivit ma réponse négative me fit comprendre qu'il n'était pas loin de tenir pour infirmes ceux à qui faisait défaut ce minimum vital.

 

Jean-Yves fut aussi le premier secrétaire du Comité d'Entreprise lorsque celui-ci fut créé, en 1989****, l'effectif de la société ayant dépassé la cinquantaine fatidique. Ce n'était certes pas le fait du hasard : le premier voyage organisé par ses soins, dès le mois de juin de cette même année,  avait pour destination … l'Egypte des Pharaons ; souvenez-vous que dans une vie antérieure, Jean-Yves ayant été instituteur, il s'agissait en quelque sorte d'une classe de découverte. J'eus l'honneur et l'immense plaisir d'en faire partie. Le groupe étant assez fourni, une trentaine de personnes, Jean-Yves avait décidé que deux guides seraient nécessaires lors des visites des temples de Karnak et de Louxor ; lui-même prendrait en charge un groupe, tandis qu'une indigène s'occuperait de l'autre. Je fus de celui-là, hélas. Hélas, car la malheureuse, au demeurant fort érudite sans aucun doute, était affublée d'un accent épouvantable et roulait les « r » à la manière d'un tonnerre d'orage se réverbérant au fond du cirque de Gavarnie ; tant et si bien que de ses explications je ne conserve qu'un souvenir diffus (et confus, aux deux pleins sens du terme) : Horrrrrus, Horrrrrus, Horrrrrus …

L'inévitable croisière sur le Nil, à bord d'un de ces bateaux, hôtels flottants cinq étoiles, avec piscine et solarium, était naturellement au programme. Ce voyage se déroulant presque au plus chaud de l'été égyptien, la première était le point de ralliement, bien plus que le second ! Elle devint même un centre d'attractions lorsque Jean-Yves n'y pénétra qu'avec la plus grande prudence. « Je ne sais pas nager » confessa-t-il avec une honte mal dissimulée. L'un de nos collègues, pédagogue dans ses gènes lui aussi, releva le défi : «  Je fais le pari que tu sauras d'ici à notre arrivée à Assouan ». C'est ainsi que sa leçon de natation devint notre attraction biquotidienne. Tout le monde suivait ses incontestables progrès et il n'était venu à l'esprit d'aucun que c'eût pu n'être qu'un canular. Je serais sans doute encore moi-même persuadé d'avoir été le témoin d'un véritable miracle si je n'avais été armé d'un caméscope au moyen duquel j'immortalisais sa performance, usant et abusant en bon amateur de tous les effets que permet la technique moderne, au premier rang desquels se situent incontestablement le zoom et le gros plan. C'est grâce à cet artifice que visionnant les images au retour du voyage, j'y découvris un clin d'œil fortement appuyé qui ne laissait aucun doute sur la supercherie. Pour la visite de Gizeh (désormais, je pourrais dire : « Oui, j'y suis allé » …), nous séjournâmes au Mena House, où étaient aussi descendus jadis, en leur temps virtuel, Blake et Mortimer. La boucle était bouclée !

 

Vers le milieu de 1994 (ou au plus tard courant 1995, en tous cas voilà plus de dix ans), je confiais à Jean-Yves un exemplaire de mon roman-songe, ACQUITTES ; sa sensibilité justifiait que j'en fis ainsi un confident. Il accepta ce cadeau, mais ne m'en fit rigoureusement aucun commentaire. Un jour que je lui demandais s'il l'avait lu, il ne me répondit pas davantage que les autres fois ; il disparut mystérieusement puis refit surface quelques instants plus tard, un dossier à la main. « Tiens » me dit-il sobrement en me le remettant et il s'éclipsa aussitôt. Je feuilletais le manuscrit qu'il contenait, quelque deux cents feuillets, avant d'en survoler les premiers paragraphes. « … l'Egypte se fige à mes pieds, je la contemple une dernière fois … », « … J'ai l'envie de m'emplir de Thèbes pour l'emporter avec moi … », « … je ferme les yeux sur ma ville et je me laisse glisser le long du mur, je n'ai plus mal … », «  … et je sens sur mes joues les larmes chaudes qui accompagnent le dernier adieu au temple de mon enfance … ». Dernière, emporter, glisser, dernier ; je ne comprends que trop l'analogie de thème des deux ouvrages. Oui, mais moi aussi je sens les larmes encore chaudes ; mais moi j'ai encore et toujours tellement mal que j'interromps la lecture, la renvoyant à un hypothétique plus tard, lorsque j'aurais retrouvé la force de lui parler de ce je pensais alors être un roman plus ou moins autobiographique.

Mais il n'y eut jamais de plus tard ! Quelques temps après son retour d'un autre voyage, en Asie celui-là, et auquel je ne participais pas, Jean-Yves se mit à porter au bras un pansement dont il n'acceptait de parler qu'avec la plus grande parcimonie ; « une vilaine blessure », se bornait-il à concéder. Les semaines passaient, et le pansement ne disparaissait pas ; il aurait même eu tendance à s'étendre. Jean-Yves devenait de plus en plus évasif lorsqu'on lui demandait des nouvelles de la cicatrisation. Et puis un jour, nous n'eûmes même plus la possibilité de nous enquérir de sa santé : il était en arrêt de travail. En ce temps-là, pas si éloigné pourtant, nul  ne parlait encore ouvertement et en public de sarcome de Kaposi et moins encore de SIDA ; Jean-Yves ne réintégra jamais son poste … Plus tard fut trop tard. Je me reprochais amèrement de n'avoir jamais trouvé le temps de lui rendre une visite. Jura, mais un peu tard …  aurait dit le corbeau de la fable !

 

Ce n'est que dix ans plus tard, les circonstances m'ayant accordé un peu de temps disponible, que mon regard et mon esprit (lequel fut le premier ?) se portèrent sur le fameux dossier que j'avais soigneusement conservé. Le moment était venu pour l'affronter. Dernière, emporter, glisser, dernier, de nouveau ; mais cette fois avec la force de tourner la page. Il s'agissait, comme vous n'allez pas tarder à le découvrir, d'une biographie romancée du plus célèbre des pharaons : Toutankhamon ; je me souvins alors (ou je crus me souvenir) que son masque mortuaire ornait la couverture du prospectus que Jean-Yves avait confectionné pour promouvoir le premier voyage organisé par ses soins.

J'entrais dans la lecture, d'autant plus facilement que le premier chapitre, le seul survolé au temps primordial, se révélait n'être qu'un flash-back, à la manière de certains films policiers et que le récit se déployait ensuite amplement dans un style recherché, au vocabulaire riche et imagé, avec une pointe de pédagogie ainsi qu'en attestaient de nombreuses notes de bas de page ; le tout étant de plus manifestement puissamment documenté. Du plus pur concentré de Jean-Yves, en somme !…

Une simple recherche sur Internet, magie que Jean-Yves n'avait pas eu le temps de pratiquer ou si peu, me confirma que l'ouvrage n'avait pas été publié. C'est alors que me vint l'idée que ce manuscrit ne m'appartenait pas, que je n'en étais en somme que le dépositaire par accident et qu'il serait convenable de ma part de le retranscrire sous forme électronique en vue de le déposer sur la toile magique, afin que d'autres qui avaient eux aussi connu Jean-Yves puissent y accéder. Ce qui fut fait.

Pourtant, quelque chose clochait dans ce décor. Outre une ponctuation des plus incertaines, le texte s'émaillait d'un nombre consternant de fautes d'orthographe, dont certaines, mais peu, pouvaient passer pour de la simple distraction alors que nombre d'autres étaient hideusement grossières, excusables tout au plus pour un élève de classe de CM2. Et plus je progressai dans la transcription, plus le phénomène se confirma, avec même, me sembla-t-il, une tendance s'amplifier plus particulièrement dans la cinquième partie de l'ouvrage.

Et l'hypothèse naquit alors : lorsqu'il m'avait remis son dossier, peut-être bien unique, le geste ne devait rien à une réciprocité polie dont il aurait voulu gratifier mon pauvre cadeau. Jean-Yves m'avait élu pour accueillir son enfant, comme une chatte choisit la famille à qui elle confiera ses chatons. Probablement déjà conscient d'être affaibli par la maladie, il avait consacré tout son reste d'énergie à terminer l'ouvrage que tout porte à croire qu'il avait mis en chantier plusieurs années (deux ? trois ? cinq ? dix ?) auparavant. Mais il restait à mettre en place les dalles du toit, en l'occurrence à peaufiner les derniers détails révélés par une relecture minutieuse et c'est moi qu'il avait décidé d'investir de cette mission, en silence, puisque tout lui commandait de rester d'une absolue discrétion sur la raison qui rendait cette démarche indispensable.

Jean-Yves m'avait en quelque sorte nommé son exécuteur testamentaire. Au moment de procéder aux corrections et aux rectifications, j'hésitais longuement sur le respect et la fidélité que je devais à sa mémoire ; mon premier réflexe fut de conserver l'original dans son intégralité et de me contenter de rajouter, clairement identifiables, les nécessaires modifications. Il en résultait un galimatias parfaitement sordide ; outre que le procédé rendait difficile, voire pénible, la lecture, je me fis rapidement la conviction que cette approche allait rigoureusement à l'encontre de l'essence même du personnage. A l'évidence, les soins méticuleux qu'apportait Jean-Yves à tout travail qu'il entreprenait et dont j'avais été témoin à maintes reprises, ne pouvaient s'accommoder que d'une seule conclusion : c'est un ouvrage achevé, léché, impeccable que Jean-Yves me demandait de laisser à ses futurs lecteurs.

 

L'hypothèse bien entendu n'est pas et ne sera jamais vérifiée ; je n'en ai cure, préférant vivre le présent tourné vers le futur, en vous souhaitant autant de plaisir à la lecture que j'en ai pris moi-même à cet exercice de mémoire.

 

Jean-Pierre Lamargot

 

Et voici :


* dans les sociétés d'origine états-uniennes, on nomme ainsi la grand'messe qui clôture l'année fiscale et prélude à la suivante ; on s'y auto-congratule pour les prouesses réalisées et on s'y motive dans la perspective des performances encore plus époustouflantes prévues pour l'exercice nouveau. Il est d'usage que la cérémonie se poursuive par une fête ; lorsque la taille de la société est dans un état transitoire, assez développée pour que ses finances le lui permettent mais encore suffisamment resserrée pour que les relations humaines aient conservé un sens), il n'est pas rare que le spectacle soit assuré grâce aux talents cachés des employés.

** La majuscule sied au jeu de mots : le président de la société se nommait à l'époque Michel Rocher …

***Le mystère de la grande pyramide' de Edgar-P Jacobs ; on voit combien leurs références bibliographiques étaient à leur image : amateurs, vous ai-je dit !… Ils réalisèrent cependant plusieurs campagnes sur le site de Gizeh, financées par EDF ; je ne saurais dire la suite qu'il en advint.

**** L'accord régissant la participation des employés aux bénéfices (ordonnance du 21 octobre 1986), signé de sa main, date du 4 janvier 1990.