CINQUIEME  PARTIE : L'OSIRIS

 

LE VOYAGE EN NUBIE

 

La fête de l'Ipet fut triste cette année-là. Mais l'encens laissait une odeur de bonheur et d'espoir aux gens du peuple. Passés les jours de deuil, je me rasais la barbe et lavais mon visage, mais je laissais mes cheveux repousser, n'ayant plus le goût des cérémonies officielles du temple.

La plupart des soldats que j'avais engagés pour ma campagne d'orient étaient rentrés chez eux, et pour utiliser leurs bras en dehors des travaux des champs, je lançais l'édification de grandes constructions dans tout le pays. Je sentais aussi l'approche de la sombre couleur, et je voulais laisser à l'Égypte une multitude de beaux édifices qui dureraient autant que les pyramides des premiers rois. Je disséminais ainsi ma mémoire et mon nom le long du Nil, afin de reposer dans le souvenir de tous, tel le bel Osiris dont le corps éparpillé dans la vallée avait suscité tant de sanctuaires au cours des siècles. J'envoyais encore une armée d'architectes, de contremaîtres, de sculpteurs, de peintres, de scribes en Nubie, afin d'édifier le plus beau temple de cette contrée lointaine. Pour ce faire, je fis recruter des volontaires dans stout le pays de Koush, et comme la main d'œuvre y était abondante et disponible, le grand temple de Pakhoras s'éleva rapidement sur les bords verdoyants du vieux Nil. Les responsables des constructions mettaient du cœur à l'ouvrage, car je leur avais accordé, en récompense de leurs efforts, la permission de réaliser leur propre tombe.

Et tandis que les temples de Nubie sortaient des sables, on creusait de petits cénotaphes dans la vallée de Thèbes, non loin du village des ouvriers de la nécropole. J'allais souvent, accompagné de Maya, surveiller l'évolution de ces tombeaux, car cela me rapprochait de la Nubie et de mon frère trop éloigné. Chaque commanditaire avait délégué, en plus d'ouvriers spécialisés, tous les membres de sa famille dont il pouvait disposer, afin que les travaux fussent plus rapides et plus personnels : comme ils avaient su décorer leurs maisons de vie ils décoraient leurs maisons de mort. Il leur avait fallu obtenir de Maya des autorisations spéciales pour que les familles étrangères à la nécropole pussent ainsi venir quotidiennement travailler dans la vallée. Et avec elles étaient arrivés peu à peu des scribes spécialisés dans les textes de l'au-delà. Chacun selon sa fortune et son goût achetait ses chapitres des morts écrits sur de précieux papyrus qu'il ensevelirait plus tard avec sa famille, après les avoir fait reproduire sur les jolies fresques des murs, par un peintre improvisé souvent incapable de comprendre le contenu de ce qu'il peignait, mais conscient de la magie de son travail.

Je voyageais beaucoup dans toute l'Égypte cette année-là, car je devais me rendre sur place pour la cérémonie de la pose de la première pierre. Les architectes avaient marqué les angles de l'édifice, et en grandes enjambées je déroulais le cordeau aux quatre coins du terrain sacré, enfouissant sous la pierre rituelle les sceaux royaux et le papyrus qui dédiait cette terre sacrée au temple à bâtir. Je sacrifiais alors le taureau dont les chairs grillées dans la nouvelle enceinte étaient distribuées au clergé déjà sur place. Et c'était à chaque fois une belle fête comme on ne pouvait en voir que dans les périodes de paix et de prospérité. Si les temples funéraires et les tombeaux ne devaient pas comporter sur leurs murs le nom de leur destinataire, afin de conjurer la magie des mots sacrés, les temples dédiés aux dieux vivants, comme le Pharaon, recevaient dans le cartouche royal le nom du dieu le jour de sa consécration. La première pierre du grand temple de Nubie avait été posée par Houy, et lorsque le mur d'enceinte, le portail principal et le sanctuaire furent terminés, il me fit prévenir par ses messagers que les cérémonies de dédicace pouvaient avoir lieu.

 

Je fis préparer le voyage. Les coffres et les malles s'entassèrent sur le beau vaisseau royal, et l'on aménageât au pied du mât une maison tendue de cuir rouge et blanc pour la Reine et Meryet qui m'accompagnaient. J'emmenais avec nous ma garde personnelle, composée de plus de deux cents hommes d'armes, les meilleurs qu'il me restait de ma campagne d'orient, toujours dirigés par Nakht-Min, ainsi que les prêtres nécessaires aux cérémonies. Six grands navires prirent ainsi le départ dans le port de Thèbes, un matin, avant le lever du soleil.

Il nous fallut plusieurs semaines pour atteindre la Nubie, car nous dûmes nous arrêter dans chaque nome pour saluer les princes en poste et participer aux banquets qu'ils nous avaient préparés. Ma charge de Grand Prêtre m'obligeait aussi à de nombreuses cérémonies dans les temples de la vallée haute.

 

En arrivant devant la première cataracte, là où les rochers du fleuve ressemblent à un troupeau d'hippopotames et où les eaux sont si tumultueuses qu'on ne peut plus naviguer, nous fîmes halte pour quelques jours dans le château de la garnison.

Nous passâmes la première nuit dans la forteresse de la région où naît la cataracte qui s'éparpille dans le fleuve sur plus de six heures de marche. On pourrait croire qu'une montagne s'est effondrée jadis dans le lit du Nil qui, sans jamais se débarrasser des blocs monstrueux, a réussi au cours des siècles, à polir les rochers de granit comme s'il s'agissait de petits galets roulés par les vagues de la mer. Pendant plusieurs jours, les soldats transbordèrent par les chemins tout notre chargement, et délaissant notre bateau royal, nous devions reprendre plus haut notre navigation vers la deuxième cataracte sur des navires militaires qui faisaient la navette entre les deux garnisons.

L'armée s'était établie depuis quelques mois au pied des remparts. La capitainerie et les officiers avaient fait construire tout un village sur la grève, chacun avait désormais sa maison de briques, ses dépendances, ses greniers personnels où s'entassaient les provisions. La paix qui régnait depuis deux ans avait fait se relâcher la tension qui avait pesé si longtemps sur la frontière nubienne. Pourtant, chaque jour au lever du soleil, les soldats se rassemblaient à l'intérieur du château. Les sentinelles postées tout le long du chemin de ronde scrutaient l'horizon et annonçaient immanquablement : « Tout est calme en Égypte, tout est calme en Nubie, Pharaon peut entrer dans un jour heureux ». Puis chacun regagnait ses quartiers, en contrebas, et la vie s'écoulait, sereine et détendue.

Notre arrivée avait quelque peu perturbé les habitudes de ces soldats qui voyaient, pour la plupart, leur Roi et sa suite pour la première fois. Dès l'annonce de notre venue, les troupes s'étaient massées le long du fleuve, guettant l'embarcation royale. Le vent du nord nous avait poussés à contre-courant, et nous étions arrivés à quai la grande voile déployée comme les ailes du faucon, et les rames rentrées à bord. La majesté de notre navire imposa le silence un long moment.

Les matelots avaient affalé lentement la voile qui claqua un moment au vent tandis que le lourd bâtiment s'amarrait le long de la berge. Seuls le pépiement des oiseaux et le clapot de l'eau sur la coque troublaient le silence de notre débarquement. J'avais coiffé le casque bleu des rois guerriers et revêtu le long pagne blanc des prêtres d'Amon, muni du lourd devanteau d'or ciselé et rehaussé de pierreries. Sur le quai on avait posé des tapis de lin blanc que des soldats maintenaient au sol, courbés, le front baissé, formant ainsi une étrange allée de sphinx humains. Au moment où je posai le pied sur la terre nubienne, une immense clameur monta au ciel, envahissant la contrée tout entière, jusqu'à la rive opposée où les villageois s'étaient rassemblés sur la plage qui bordait leurs habitations de terre.

Le soir, tandis que les festivités se calmaient et que la nuit nubienne imposait à nouveau son étrange silence sur le Nil millénaire, je montai, solitaire, en haut des remparts de la citadelle. Le globe rouge du soleil déclinait lentement à l'horizon, au-delà des îles bordées de joncs et de palmiers qui se découpaient en ombres sur le bleu-mauve du ciel immense. Le vent cessa tout à coup, et la surface du fleuve devint lisse comme un miroir de cuivre, à peine troublée par quelques remous autour des roches affleurantes. La brume de chaleur sembla s'accumuler autour du soleil qui l'embrasait peu à peu de reflets pourpres. Le ciel tout entier prit une couleur dorée tandis que l'univers s'endormait dans la douceur de la nuit tombante. Longtemps le ciel garda ces couleurs de roses et de beiges dorés frisés des nuances d'émeraude aux confins de la voûte illuminée peu à peu d'étoiles scintillantes. Un vol de canards sauvages passa, bien au-dessus du fleuve, groupés en deux rangées distinctes derrière l'oiseau de tête, s'en écartant parfois, puis se resserrant à nouveau, en silence, sans un bruissement d'aile. Les dernières pâleurs du crépuscule s'évanouirent derrière les îles, et la nuit claire envahit le paysage d'une indéfinissable couleur opale, ponctuée sur la rive par les multiples brasiers allumés pour le soir, et qui diluaient la pénombre de leurs lueurs acides, tandis que les fumerolles éparpillées le long du fleuve se mêlaient à ce qui restait de la brume chaude de la journée passée. Le crépitement des braises, le rire des enfants près de l'eau, le chant des oiseaux de nuit, la voix lointaine d'une mère qui appelle, et des bruits inconnus, peu à peu formèrent la rumeur du soir, tombant lentement sur le silence, comme la fraîcheur humide descendait enfin sur la tiédeur sèche du désert, drainant avec elle la lourde odeur capiteuse des mimosas fanés.

J'étais arrivé au bord de mon royaume, et jamais la nuit ne m'avait paru si belle. Je fermai les yeux pour retenir en ma mémoire la pureté de l'atmosphère environnante, je gravai en moi l'image éblouissante de ce crépuscule nubien où le soleil mystérieux glissait encore par delà le désert embaumé de parfums étonnants, je m'enivrai des murmures étouffés de tout un peuple qui préparait sa nuit sans se soucier des beautés de cette pénombre dorée préfigurant la longue nuit où je glisserais à mon tour derrière le bel Horizon, tel un soleil rouge qu'on oublie de regarder alors qu'il s'évertue chaque soir à se parer du plus beau crépuscule.

(… à suivre …)