La nuit du Pharaon – Episode 33

Un murmure de surprise parcourut l'assistance, se répercutant de salle en salle tandis que les hérauts reprenaient les mots de leur souverain. Aube me regarda, étonnée, le vieux Ayï ne bougeait plus, blême aux côtés d'Horemheb en costume d'apparat, rasé de près mais l'œil sombre. Houy ne quittait pas mon regard, sans comprendre, et sa mère s'était jetée à terre en pleurant. Seul Maya, intemporel souriait. Les temps se suspendit à mes lèvres, mais je ne parlais plus, goûtant le silence des dieux avec ce sentiment de puissance des rois qui bâtissent l'histoire. Et, comme une vague de fond, lentement, d'abord comme en un rêve, comme un souffle de vent, puis de plus en plus fort, nous parvint le cri de joie amplifié de salle en salle de ceux qui, sans souci du protocole, louaient la gloire de leur souverain bien-aimé. Alors je tendis mon sceptre à mon frère, car je venais de le faire vice-roi.

 

 

Ce soir là, Ayï vint me trouver dans les jardins, tandis que les invités goûtaient au spectacle des danseuses nues. Nous n'avions pas eu de conversation réelle depuis mon coup de force après la découverte des sépultures violées. Je l'entraînai dans une salle, à l'intérieur du palais, afin que nul ne soit témoin de notre conversation. Je le laissais debout, car moi-même je n'avais pas envie de m'asseoir, arpentant la pièce de long en large. Enfin il dit :

« – Majesté, il faut bien que nous parlions. Tu n'es plus un enfant, mais tandis que tu grandissais, je vieillissais de même, et pour moi tu es toujours l'enfant des colonnades. Or voici que le pouvoir te devient familier et que les dieux inspirent tes actes. Cependant tu dois prendre garde à ne point provoquer ceux qui t'entourent. Tu ne prends plus conseil auprès des sages prêtres au temple. Si tu l'avais fait, concernant la nomination du Vice-Roi de Nubie, nous t'aurions fait comprendre que cette charge était destinée au général des armées de l'Égypte. »

J'aurais eu envie de crier, mais parce que j'étais le Roi je me tins calme, malgré la colère dont Sekhmet battait mes tempes, laissant finir le Divin Père :

« – Horemheb est rentré à Coptos, il n'a pas supporté l'affront que tu lui as fait, car il y a quelques années, Houy était en disgrâce. Il m'a chargé de te dire qu'il refusait de te présenter les tributs de Retenou que les Syriens ont rapporté du Mitani pour le trésor royal. »

Je regardais droit dans les yeux le vieillard :

« – Que m'importent les états d'âme d'Horemheb ! Il n'est pour rien dans les victoires du Nord et de l'Orient. Il n'a su que fomenter avec la complicité de tes prêtres des révoltes au moment où vous avez cru pouvoir me ravir le trône, mais les dieux n'étaient pas avec vous. Qu'il reste à Coptos dans les maisons de plaisir à se saouler de bière te de vin de palme ! Le Vice-Roi de Nubie présentera les tributs de Retenou en même temps que les tributs du sud, et tous verront la disgrâce d'Horemheb. Car il n'est rien qu'un vil conspirateur et cela sera montré aux yeux de tous. Cela suffit, tu peux te retirer. »

Le bras de fer recommençait entre nous. Le vieux Ayï mit son regard dans mon regard et murmura avant de sortir :

« – Je ne te conseille pas de disgracier Horemheb, Maât pourrait réclamer son tribut et te faire voir la sombre couleur. »

Je restais stupéfait de son audace. Lui aussi avait des yeux et des oreilles jusque dans mon palais. Les prêtres présents dans les jardins avaient pu lui conter la parabole, mais personne n'avait pu entendre la conversation que j'avais eue avec Maya dans le harem, ni les mots que j'avais prononcés à l'oreille de Meryet. Et c'est troublé que je retournais dans le parc pour dîner avec mes fidèles et leurs familles.

 

Pendant trois jours et trois nuits toute la ville de Thèbes embauma des parfums mêlés d'encens, de vin et de grillades, résonnant des cris, des chants et des musiques qui faisaient danser le peuple. Tous étaient heureux, goûtant la plénitude d'une paix et d'un bonheur retrouvés. Seul le sombre Horemheb délaissait les festivités, se cantonnant à Coptos avec quelques soldats. Au soir du troisième jour, pour l'investiture officielle du Vice-Roi de Koush, devant les prêtres et tous les dignitaires du royaume, je pris les sceptres et mon casque bleu de Pharaon-guerrier.

 

Alors devant nous, le grand chambellan fit entrer Houy, qui, son sceptre à la main, vint se prosterner à mes pieds. Un scribe lui transmit le papyrus que je lui tendais en disant :

« – Voici le décret qui te donne le territoire de Neken à Napata, te conférant la Vice-Royauté de Koush. »

Le frère de mon frère restait dans l'ombre, et ma bouche inspirée lui dit :

« Amenhotep, frère de mon frère, je te nomme sous-Vice-Roi, et c'est à toi qu'incombera la tâche de me présenter les tributs de Syrie. »

Le jeune prince s'avança sans crainte, et d'une voix forte et tranquille il dit :

« – Que soient présentés en paix au Pharaon les tributs des princes de l'Orient. »

Et s'avança l'ambassadeur syrien, la main droite sur l'épaule gauche en signe de respect et de soumission, suivi de ses officiers et de dignitaires barbus et chevelus comme des Amourrites, et tous vinrent déposer à mes pieds des plateaux d'or chargés d'anneaux de fer, de cuivre et d'argent. Le prince syrien resta prosterné, flairant la poussière de mes sandales pendant tout le défilé des ambassadeurs. Des serviteurs portaient d'énormes blocs de cristal pur, de lapis bleu, d'émeraudes, de cornaline. Des princes babyloniens, la barbe frisée et les cheveux tressés déposèrent autour de ces trésors de grands vases d'albâtre sculptés à la mode égyptienne en forme de lotus et de papyrus, les corolles rehaussées d'or et d'argent. L'assistance, devant tous ces trésors, poussait des cris d'admiration, personne n'en croyant ses yeux. Devant le trône s'amoncelaient les présents portés par plus de cent serviteurs. Enfin les Asiatiques défilèrent tenant en laisse les panthères et les tigres du désert d'orient sous les murmures craintifs des femmes d'ambassadeurs. Le cortège se termina par l'arrivée de trois beaux chevaux de Syrie dont un magnifique étalon noir. Ma Majesté ne laissa transparaître aucune émotion pendant la remise des tributs du Nord, trop occupée au souvenir de la bataille de Palmyre qui avait failli donner la victoire aux prêtres d'Amon et à ce traître d'Horemheb. J'admirais le clame d'Amenhotep. Il devait avoir mon âge, je venais de la nommer prince sans qu'il ne s'y attende, et il dirigeait déjà les ambassadeurs comme un Roi. Lorsque les tributs furent tous devant moi, formant une montagne d'or et de pierres précieuses, lorsque les animaux sauvages et les chevaux furent sortis de la salle d'apparat, le petit prince releva le Syrien en disant au Pharaon :

« – Tout l'orient est en paix, il n'y a plus de rebelle sous ton règne. »

 

Alors je fis asseoir Amenhotep auprès de la Reine, il rougit de confusion. Sa mère Ounher, une femme encore belle rayonnait de bonheur et couvait du regard ses deux fils. Elle était parmi les suivantes de la Reine, et tous étaient emplis de joie.

Houy mon frère s'avança à son tour, présentant à la cour les Nubiens qu'il connaissait bien pour avoir passé près de deux ans à pacifier leur pays jusqu'au Pount. Et voilà qu'il vint s'asseoir à mes côtés, sur le trône du Vice-Roi, et tel un Pharaon, selon le protocole, c'est lui qui reçut les présents des ambassadeurs du sud. Il portait presque religieusement le sceptre que je lui avais transmis, et dans l'autre main la grande plume d'autruche, symbole de la soumission de Koush à l'Égypte. Et s'avancèrent les Nubiens, sveltes comme des danseurs du temple, le corps luisant de graisse parfumée aux odeurs de santal et des encens du Pount, vêtus à l'égyptienne, coiffés de perruques multicolores piquées de plumes d'autruche et d'oiseaux exotiques. Et chacun portait de lourds plateaux chargés d'anneaux d'or. Le prince de Koush lui-même vint prêter allégeance à mon frère, remettant à ses pieds les lourds bracelets d'or qui lui couvraient les bras. Ils se connaissaient bien pour avoir ensemble chassé les bédouins du désert qui ravageaient les villages et détruisaient les mines qui faisaient la richesse du pays. Houy fit asseoir à son côté ce prince qui présida ainsi la suite de la réception des tributs. D'autres princes, de régions plus éloignées, se prosternèrent devant mon frère, le saluant comme le soleil d'Égypte. Après une longue procession qui déposa devant nous plus d'or que n'en avait vu l'Égypte depuis le Roi Ménès[1], la reine de Koush arriva sur un char tiré par deux vachettes noires aux cornes plaquées d'or. Derrière elle suivait toute une ménagerie de fauves apprivoisés, d'autruches, de singes, d'immenses girafes effrayées par les monumentales colonnes de la salle d'où pendaient des torches parfumées. Pendant ce temps d'invisibles musiciens faisaient résonner dans le palais l'étrange musique de leur pays lointain, et lorsque le cortège eut disparu, de noires danseuses acrobates ravirent longtemps les cœurs des spectateurs.

Enfin le Vice-Roi mon frère frappa des mains et quand le silence fut fait, il dit :

« – Sa majesté a le cœur satisfait. »

Et comme à regret, alors que les cônes de parfums placés sur nos perruques avaient fondu, graissant les robes jusqu'à la taille, les rendant transparentes, moulant les corps, chacun suivit le cortège dans les jardins du palais, tout enivré des merveilles qu'il venait de voir ainsi que des trois jours de fête qui furent les plus beaux de mon règne.

 

 

Houy repartit le lendemain matin pour la lointaine Nubie sur un grand vaisseau de guerre escorté par toutes les joyeuses barques de Thèbes qui chantait encore. Il allait s'installer à Pakhoras[2], renommée pour la circonstance « La-ville-de-celui-qui-contente-les-dieux », Dans le palais des Vice-Rois. Le surnom qui fut donné à Pakhoras était l'un de mes noms de couronnement[3], afin de souligner le rapprochement de l'esprit divin de mon frère et du mien, malgré l'éloignement de nos capitales. Je n'eus pas le cœur d'aller le saluer, mais du haut des jardins de Malgatta je vis la flottille disparaître lentement dans les brumes du Nil, emportant une moitié de moi-même.

 

Je fis prévenir Maya que la Reine et moi viendrions passer la soirée au palais de Médinet, car je voulais savoir ce que penserait mon guide du songe que j'avais eu la veille du banquet. Lorsque le soleil eut disparu derrière la montagne, deux litières nous transportèrent chez le Surintendant du Trésor. Nos palais n'étaient pas très éloignés, la nuit s'annonçait douce et claire, un peu de joie revenait dans mon âme. Il nous reçut dans le patio intérieur de ses appartements privés, et la belle Meryet entreprit de faire visiter sa nouvelle demeure à la Reine, qu'elle connaissait bien car elles étaient comme deux sœurs depuis des années. Après avoir éloigné les serviteurs afin de rester seul avec Maya, je lui fis part des menaces du Divin Père et de mon étonnement lorsque j'avais appris qu'il savait tout d ma parabole et du vœu de mon frère que j'avais repris à mon compte afin de clamer la déesse Maât. Selon son habitude, Maya ne laissa paraître aucun étonnement sur son visage. Pour lui, peu importait les moyens dont disposait Ayï, et nos secrets n'étaient pas des secrets d'état, tout cela n'avait finalement pas grande importance. Je souris à sa sagesse et lui contais le songe du soleil dévoré par le serpent. Et voici ce qu'il dit :

« – Le soleil d'or qui plane au-dessus des lotus, faisant miroiter la surface du lac, c'est Ta Majesté qui fait briller l'Égypte de ses richesses retrouvées. L'œuf est dans un panier de papyrus, ce qui signifie que ce qui en sortira vient du cœur du royaume, enfanté par le pouvoir, car la corbeille est, en écriture, le mot ‘neb' signifiant Maître ou seigneur. Or de cet œuf, noir car maléfique, sort Apophis, le serpent des ténèbres qui s'approche du lac, donc de ton royaume. Et dans ce lac, les lotus endormis sous l'eau symbolisent l'enfant qui est en gestation dans le ventre de la Reine. Le serpent assèche le lac et dévore cet enfant, et sa puissance s'accroît, car il supprime ta descendance. Le grand serpent grimpe sur la montagne de Thèbes, symbole de la mort puisque nos rois y sont enterrés. Le soleil ne peut arrêter sa course car tu ne peux lutter contre ton destin. Et l'Égypte est abandonnée des dieux car après toi s'élèvera une dynastie illégitime dont le sang n'est pas le sang d'Horus. »

Nous restâmes longtemps silencieux. Je n'avais plus rien à dire, et Maya, tel un sage regardait le ciel où brillait l'œil d'Horus dans un halo mauve, annonçant  un vent de sable.

Aube et Meryet réapparurent en riant, et nous avons dîné sans plus parler du songe. Mais la crainte s'installait au fond de mon âme.

 

Ma vie de Pharaon reprit son cours, partagée entre les cérémonies religieuses et les affaires de l'état. L'armée était repartie avec Horemheb, je tentais d'oublier le songe du serpent avec l'éloignement du général tout en me méfiant des prêtres d'Amon dont j'étais pourtant le Grand Pontife.

Dans le temple de l'Ipet les vierges bleues préparèrent le Mamisi[4] pour l'accouchement de la Reine. La belle salle à colonnes était parée de fines gazes et de tentures bleues, couleur du voile d'Isis. Le siège de l'accouchement était dressé près du sanctuaire, tout était prêt pour la venue de l'enfant. On avait recouvert le dallage de coussins. Des torches jours et nuits réchauffaient l'atmosphère afin que le froid du soir ne surprenne pas le nouveau-né, et des encensoirs diffusaient en permanence des parfums du Pount afin que le premier souffle de l'enfant soit un souffle divin. Au dehors, des fleurs jonchaient le sol de la cour du temple. Dans les grands jardins d'animaux de tout le pays, les gardes surveillaient les nouveaux lionceaux afin de reconnaître celui qui naîtrait avec l'enfant royal, pour renouveler l'ancienne coutume qui faisait élever l'enfant Roi avec l'enfant lion pour que l'un profite de la force de l'autre qui recevait en retour la sagesse de son petit maître. Les prêtres astrologues fixaient les étoiles de minute en minute afin de calculer le destin de l'enfant. La nourrice royale dirigeait les processions journalières qui préparaient le peuple a la venue de l'héritier du trône. Lorsque Aube se sentit fatiguée, portant les mains sur son ventre où dormait notre enfant, elle fut transportée dans mes appartements du temple. L'Égypte veilla, cette nuit-là, sans trouver le sommeil.

Mais il n'y eut pas de lionceau au cours de cette nuit sans lune sur l'Égypte abandonnée. L'enfant mort-né naquit dans le grand cri et les larmes des suivantes pendant que la Reine malade pâlissait son teint de fleur, chancelante entre la vie et l'au-delà de son enfant. Le dieu qui était en moi ne sut s'imposer à mon cœur de mortel et, solitaire, je pleurais des nuits entières sur ma désespérance.

 

Je sus veiller la Reine de longues journées sans voir le jour afin qu'elle ne pleurât plus, je sus passer de longues nuits à lui réciter les poèmes de nos pères pour la retenir à la vie d'où elle semblait vouloir s'envoler, de longues semaines jusqu'à l'aube nouvelle du premier sourire sage.

Le couple blessé que nous étions revenait à la vie malgré la magie noire des prêtres d'Amon.

 

FIN DE LA QUATRIEME PARTIE

 

(… à suivre …)


[1] Ménès, premier roi historique à avoir réuni les deux terres, l'Égypte du Sud et l'Égypte du Nord.

[2] Pakhoras ; la moderne Faras, située au sud d'Abou Simbel, aujourd'hui sous les eaux du lac Nasser.

[3] Dans le protocole royal, Pharaon a cinq noms rituels, dont l'un reste immuable : « Horus d'or ».

[4] Le mamisi : partie du temple dédiée à Hator et aux accouchements.