La grande armée d'Égypte était revenue dans la ville d'Amon. J'avais été l'accueillir avec les prêtres à Coptos où les soldats devaient rester cantonnés dans le quartier militaire, non loin des tavernes et des maisons d plaisir. Le général Horemheb n'avait rien perdu de sa superbe et de son arrogance, mais il semblait avoir oublié ses prétentions au pouvoir. Il flaira la poussière devant Ma Majesté lorsque je vins passer l'armée en revue, acclamé par tous comme le puissant Horus du pays des deux terres. Ses longues campagnes militaires dans le désert de l'Orient avaient fini par marquer son visage, ses petits yeux noir et perçants comme le regard de l'aigle des montagnes s'ourlaient désormais de rides profondes et sombres. Il n'était jamais très bien rasé et cela lui donnait un air de deuil, mais il se complaisait ainsi, disant que la discipline militaire ne lui laissait que peu de temps pour la toilette et les beaux habits. Pourtant, au soir du banquet ils sut se montrer à la hauteur des dignitaires de la cour. .

 

Les portes du grand parc de Malgatta restèrent grandes ouvertes pendant trois jours. Mais longtemps avant, les directeurs des appartements et des cuisines avaient embauché pour une semaine des centaines de serviteurs et de servantes dans toute la région, comme pour un couronnement. Les cuisiniers du palais préparèrent durant de longues nuits les canards et les oies confits dans les vins et les huiles épicées, tandis que le jour ils allaient au bord du Nil, avec les sommeliers royaux choisir les jarres de vins présentées par les marchands itinérants qui repartaient aussitôt faire un autre chargement lorsque leurs marchandises étaient achetées.

Le fleuve ressemblait à une ruche, tant se mêlaient les barques et les felouques, se renversant parfois sous le choc d'un maladroit batelier, ce qui occasionnait un attroupement jusqu'à ce que les mazaïous de la berge arrivent pour chasser les chapardeurs qui en profitaient, et aider les marchands à renflouer leurs bateaux en se lamentant sur leur cargaison perdue. Les cris, les rires, les chants étaient de plus en plus sonores aux alentours de Thèbes.

Par endroit, là où la berge était assez vaste, non loin des appontements et des débarcadères, des musiciens s'installaient et faisaient danser le peuple et les paysans qui délaissaient leurs champs. Des bourgeois s'attardaient aussi, entrant timidement dans la ronde et les enfants ravis battaient des mains. Les soldats, remontant pour la journée dans leurs longues galères, profitaient de la fête et se pavanaient devant les jolies paysannes rieuses qui se tenaient timidement les mains et s'enfuyaient en criant dès qu'on les approchait un peu trop. Les bateleurs parcouraient les rues de la ville en jonglant, annonçant la prospérité du règne de Sa Majesté bénie des dieux. Les montreurs d'ours dressaient des estrades aux carrefours pour la joie des enfants et des badauds attardés. Partout les étrangers affluaient, étonnés, émerveillés de ces longues journées de fête qui précédaient le banquet. Les prêtres en profitaient aussi pour sillonner la capitale en portant les barques sacrées et rappeler à tous la puissance et les bienfaits d'Amon, le Grand Dieu. Des tavernes de fortune ouvraient leurs portes sous un toit de palmes au bord du fleuve, et la bonne bière coulait dans les gosiers réjouis qui chantaient de plus belle.

Des bateaux de Nubie arrivèrent chargés d'or et de bijoux, ravissant les filles, étonnant les enfants, inquiétant les pères et les maris. Les marchands s'échangeaient bruyamment leurs marchandises, l'un troquant le vin contre du tissu lamé d'or, l'autre lâchant ses fromages contre une barrique de bière, et tout ce bon peuple préparait à sa façon le banquet populaire des bords du Nil qui doublerait, comme un écho, le grand banquet royal donné par le Pharaon en l'honneur de son frère.

La veille du grand jour je me retirais dans le temple d'Amon loin d des rires et des chants du peuple. Jamais mes appartements du temple ne m'avaient paru si sombres. J'avais demandé aux prêtres serviteurs de ma laisser seul. La chambre de mon frère était désespérément vide. La solitude des rois pesait sur mon cœur.

Lorsque la nuit fut faite, quittant mes sandales je m'en fus errer entre les colonnades. Mes pas me dirigèrent vers le grand portail de mon couronnement, le plus haut du temple, celui d'où mon regard embrassait toute la plaine de Thèbes, à peine gêné par les deux obélisques qui scintillaient sous la lune. La nuit comme un grand épervier immobile veillait sur l'Égypte. Le doux vent de l'ouest m'apportait par bribes les joyeuses rumeurs du fleuve, comme une prière. Au bord du Nil, les lueurs des feux de joie formaient un long serpent d'étoiles. De l'autre côté, à mes pieds, le lac du temple était un miroir tâché de bouquets sombres. Et Maât frôla mon âme, réclamant son tribut. Il vint à mon esprit que ma mission était finie, j'avais rendu le calme et la paix à l'Égypte qui pouvait désormais se passer de moi sans craindre la guerre civile comme au temps de l'Aimé d'Aton. J'avais le sentiment de n'avoir été qu'un pion sur le damier des dieux, et c'est l'Égypte qui remportait la victoire, sans gloire ni pour les prêtres ni pour le Roi. Ma vie désormais pouvait s'écouler monotone et sans heurt comme l'eau des clepsydres jusqu'à ce que la coupe fut vide.

Je redescendis du grand pylône par le sombre escalier intérieur qui n'en finissait pas, comme en un rêve, et m'attardant à nouveau sur la grande colonnade, je me dirigeais, seul, vers le sanctuaire pour y passer la nuit.

 

 

Un beau soleil d'or planait au-dessus des lotus, faisant miroiter de mille éclats la surface du lac. Tout près, dans un panier de papyrus, un œuf vint à éclore, et de cet œuf noir sortit le serpent des ténèbres Apophis qui s'approcha du lac. Il but l'eau sacrée, et plus il buvait, plus il grandissait. Quand le lac fut asséché, il mangea les lotus endormis et devint encore plus puissant. Alors Apophis grimpa sur la montagne de Thèbes pour attendre le soleil à son couchant. Et comme le soleil ne pouvait plus ralentir sa course, il tomba dans la gueule du serpent qui le dévora.

La nuit s'étendit sur l'Égypte abandonnée des dieux.

 

 

Je ne voulus pas qu'un songe vint assombrir ces belles journées de fêtes. Je remis donc à plus tard son interprétation et sortis du sanctuaire. Les prêtres étaient très affairés dans le temple, courant dans tous les sens, parlant haut dans les salles à colonnes, préparant les barques rituelles et les longs encensoirs dorés, les novices eux-aussi s'appliquaient à se peindre les yeux et répétaient les chants qu'ils entonneraient devant les ambassadeurs. Je fis mes ablutions dans le lac au bord duquel s'agglutinaient les enfants-prêtres, tout heureux de voir leur Pharaon de si bon matin. Les prêtres me frayèrent un chemin à travers la petit foule silencieuse des enfants vêtus de blanc, jusqu'à mes appartements du temple où m'attendaient les inévitables supérieurs de ma garde-robe. Par-dessus le pagne long je revêtis pour la circonstance la grande robe de lin blanc tissée si finement qu'on aurait dit un nuage de petites perles d'eau. Le chargé des bijoux me passa le grand collier d'Horus à douze rangs, quelques brassards, des pectoraux, dont un grand collier d'Isis, et la grande ceinture rutilante d'or et d'électrum de mon père. Je choisis une lourde perruque de perles d'argent et de lapis, poudrée de poussière d'or qui m'arrivait jusqu'aux épaules. Je laissais le préposé me peindre en blanc les ongles des mains et des pieds, tandis que les masseuses, après que le barbier eut fait son office, passaient sur mon visage des onguents précieux aux odeurs de santal. A ma demande, le chef des couronnes ceignit mon front d'un seul fin ruban d'or dont les deux pans me retombaient dans le dos jusqu'à la taille. Ainsi paré, je pris place sur le trône d'ébène et d'argent porté par douze prêtres désignés par Ayï.

Le cortège passa par la grande porte de mon couronnement et emprunta la longue allée de sphinx que j'avais fait aménager entre les deux complexes religieux de Thèbes. Et cela dura près d'une heure, tant la foule se pressait sur notre chemin, criant sa joie et son bonheur. Des dignitaires lançaient des friandises bénites aux enfants, ainsi que des poignées de perles vernissées pour les colliers rituels qu'ils ne manqueraient pas de constituer durant la fête. Les vierges du temple nous précédaient, semant sur le chemin des pétales de fleurs et lançant aux jeunes filles, dans la foule, des couronnes de lotus tressés. Le son des trompettes royales déchirait l'air enfumé par l'encens que les prêtres disséminés dans la ville répandaient dans les rues.

 

Je n'avais dans la main gauche que le crochet, car ce n'était pas une fête religieuse, et rabattant le sceptre sur mon épaule j'étendais la main droite sur la foule en signe de bénédiction. Les prêtres porteurs chantaient de leurs voix graves, m'empêchant d'entendre les cris de joie de mon peuple. Devant le château de l'Ipet, nous embarquâmes pour Malgatta.

Le navire doré franchit le fleuve, accompagné au loin de milliers d'esquifs où les enfants de la ville avaient pris place, sombrant parfois dans les cris de surprise et de joie avant d'être repêchés par les barques des plus grands. Et tous près de nous de lourds vaisseaux silencieux aux voiles déployées glissaient en silence.

Sur l'autre rive, les dignitaires et les invités du palais attendaient au milieu des échoppes de fortune dressées par les paysans et qu'avaient investi très tôt les soldats de Coptos déjà ivres de vin et de bière et qui se mirent à hurler la gloire de nos batailles en apercevant leur souverain. Mon beau char de cuir rouge rehaussé de dorures, tiré par deux forts chevaux blancs conduisit le cortège jusqu'au palais. Une foule d'enfants espiègles courait derrière les chars, acclamée par tous ceux qui se rendaient à pied et qui étaient déjà en chemin.

Au palais, la Reine était assise sur un trône dressé dans la cour d'honneur où mon char souleva un nuage de pétales qui recouvraient le sol, faisant comme une pluie de fleurs. Les musiciens prirent leurs instruments et la longue procession des invités put commencer lorsque je fus, souriant, aux côtés d'Aube. Un chambellan annonçait les princes, dignitaires, ambassadeurs, leurs titres et leurs hauts faits, et chacun venait flairer la poussière de mes sandales. Je vis ce jour-là défiler toute l'Égypte ainsi que la plupart de nos alliés.

Enfin vint l'heure pour moi de présenter mon frère à tous, car c'était pour lui que mon cœur avait formé le dessein d'organiser ce banquet, et tous attendaient de savoir quelle charge allait lui être accordée. Comme la salle d'apparat n'était pas assez grande pour contenir la foule des invités, on, avait fait tendre au-dessus des cours adjacentes de grandes toiles tirées par des filins autour des chapiteaux des colonnes. On avait fait venir des bateliers pour cela, car ils connaissaient mieux que quiconque l'art de tendre des voiles et de se jouer du vent. Et ainsi dans tout le palais, l'assistance était comme les habitants d'une ville entière. Mes paroles étaient répétées de salle en salle par les grands hérauts du palais afin que tous sachent les mots qui étaient en mon cœur.

Le Surintendant du Trésor fut chargé d'introduire mon frère devant la cour et les prêtres. Houy apparut à tous en sandales devant le Pharaon, vêtu d'une robe fine et coiffé d'une perruque à la mode thébaine, comme celle que je portais. Il était suivi de sa bien-aimée, de sa propre mère et de son frère Amenhotep, et mon cœur eut de la nostalgie en les voyant paraître. Meryet était aux pieds de la Reine, buvant des yeux son compagnon Maya qui lui aussi rayonnait dans son pagne long et ses sandales dorées. Sur son torse nu il arborait fièrement le lourd pectoral de Maât et à son bras brillait le brassard que je lui avais offert lors de sa nomination. Il était décidément un bon guide puisqu'il conduisait mon frère devant moi. Lorsqu'ils furent à mes pieds je les empêchai de flairer la poussière :

« – Mon frère, je ne vois sur ton torse aucun de ces bijoux qui couvrent les poitrines de tous ici. Reçois ce grand pectoral, il représente Isis, la déesse qui a  la pouvoir de redonner la vie aux morts, il est chargé de la magie des dieux, puisse-t-il te rendre éternel, car c'est toi qui fis ce que je suis, par ton bras pour m'apprendre à combattre, par ton cœur pour me montrer la divinité qui sommeillait en moi et par tes mains sacrées pour me rendre la vie. Pour que chacun le sache, voici ce que mon cœur a décidé, inspiré par Amon lui-même. »

Et tandis qu'un prêtre plaçait le collier d'Isis sur les épaules de Houy agenouillé devant le trône, un scribe me tendit le papyrus royal chargé des mots que ma main avait elle-même tracés. Les trompettes sonnèrent le salut du Roi dans tout le palais et jusqu'au temple de l'autre côté du fleuve afin que tous fassent silence, et quand les échos se furent estompés entre les colonnades, voici ce que je dis :

 

« Édit de Ma majesté Tout-Ankh-Amon,
Maître des Renaissances

 

Moi, Maître des Renaissances, Tout-Ankh-Amon,
Vie, force, santé,
Fils de Rê et Seigneur des deux Terres,
j'ai lié le papyrus et le lotus.
Or voici :

Après avoir rétabli le clergé d'Amon
dans sa gloire,
après avoir redressé les temples
qui avaient été détruits,
après avoir relevé les colonnes
et les obélisques dorés,
après avoir sauvé l'Égypte de ses ennemis,
tel le puissant lion du désert,
après avoir été proclamée Grand Prêtre d'Amon

Voici que Ma Majesté investit son frère
Houy, l'aimé des dieux
de la charge sacrée de :

 

Vice-Roi de Nubie,
Seigneur du pays de Koush,
Maître des pays du sud et de la terre d'Horus.

 

Et mon frère est comme un Roi,
le deuxième personnage du royaume
après Ma Majesté.

Tout-Ankh-Amon, ;
Maître des Renaissances,
vie, force, santé, a dit cela,
l'an sept de son règne.
 »

(… à suivre …)