La Fiac, rideau de fumets masquant l’art caché ?

Cela commence-t-il à sentir le pâté brûlé pour l’art contemporain ? Montrant le livre d’Aude de Kerros, L’Art caché – les dissidents de l’art contemporain (Eyrolles éd.) à Alain (George) Leduc, prof à l’école d’art de Metz et anthropologue de la création artistique, il me rétorque « m’ouais, c’est une réac, mais elle n’a pas tout faux… ». Propos de bistrot : certes, l’art contemporain n’est pas uniformément bidon et inintéressant, loin de là, poursuivait-il, mais « la coupe commence à être pleine ».

On vérifiera avec la réception de la Fiac (Foire internationale d’art contemporain de Paris) qui s’est achevée ce dimanche soir.

Anne de Coninck, correspondante de Connaissance des Arts à New York, résume assez bien, sans toutefois le et la citer, le livre L’Art caché – les dissidents de l’art contemporain (2007), que la librairie et maison d’édition Eyrolles publiait de nouveau en ce début octobre. C’est sur Slate (.fr) et cela s’intitule « La ruée vers l’art contemporain, un visage de la mondialisation ».
Pour le jour de clôture de la quarantième Fiac, c’est gratiné. Anne de Coninck s’est-elle crêpé le chignon avec Béatrice de Rochebouet qui, dans Le Figaro, titrait « La Fiac, 40 ans, l’âge de raison » alors que les carnets de commandes laissent comprendre que l’ère de déraison se poursuit ?

Aude de Kerros, graveuse et peintre, s’en prend aux « évêques », inspecteur et commissaires de la commande publique en France et considère que la création artistique a subi « une mise à mort bureaucratique ». Pour elle, le label Art contemporain est une imposture puisqu’il recouvre d’une étiquette dont la date de péremption est sans cesse repoussée l’emballage (et l’emballement) de l’art conceptuel. Lequel est devenu un financial art dont les cotes sont fabriquées par des réseaux de collectionneurs, galeristes, et conservatrices et conservateurs ou experts complices.

Cela étant, rien de vraiment nouveau. Auparavant, des collectionneurs (systématiquement qualifiés de mécènes) savaient fort bien faire collusion avec ces régulateurs que sont les galeries et les musées afin de réaliser de fort bonnes affaires. Il s’agissait de maintenir un – rarement une – artiste traditionnel la tête tout juste hors de l’eau, en lui fournissant des subsides et quelques raisons d’espérer encore (en figurant dans des expos collectives, par ex.), puis, tout juste après sa mort, de révéler l’importance primordiale, incontournable, unique, de son œuvre.
Tout à coup, musées et galeries surenchérissaient pour acquérir ce que le mécène distillait, sortant le meilleur, longuement enfoui, de ses placards.

Ce qui a changé, c’est la mercatique. Le profit doit être immédiat, le turn over aussi rapide que le retour sur investissement. D’où la démesure d’une pompeuse argumentation. « L’hypervisibilité, résultat d’opérations marketing » de l’art conceptuel ou de commandite – avec un artiste faisant réaliser son concept par d’anonymes artisans – masque, enfouit aussi, dénonce Aude de Kerros, un « art caché » devenu, contraint et forcé, « dissident ».

Notez au passage que l’art brut, celui des obsessionnels (rarement des obsessionnelles) ou des fous (rarement des folles), échappe quelque peu à l’enfouissement sensé le caractériser (il ne devrait être découvert que par hasard, mais le hasard devient quasiment récurrent). Remarquez aussi que l’art conceptuel reste dominé par les hommes. Hormis la jetsetteuse Pearl Lam, quelle femme s’est-elle retrouvé sous les feux des projecteurs de la Fiac 2013 ? Barbara Kruger ? M’ouais.

L’Art caché 2013 est une réédition, peu « revue » mais augmentée, et donc non pas un retirage. Le dernier chapitre, « Signe des temps » (chap. 19), est d’une rare férocité. À l’image de ce qui fut infligé à l’hôtel Royal Monceau peu après sa vente à un émir du Qatar : lors d’une fête, tout ce qui n’avait pas été pillé fut détruit par le « Tout Paris » convié à briser moulures, marches, décors, &c. Au geste architectural (d’intérieur) succéda, en juin 2008, le geste destructeur forcément libérateur, assurément porteur d’un sens : casse, c’est du lourd !

En juillet 2010, puisqu’il ne reste que fort peu de grands hôtels rive gauche (le Lutétia sera rénové en trois ans à partir d’avril 2014), Sarkozy fait claquer une dizaine de millions d’euros au Palais de Chaillot, histoire de remplir le Plaza Athénée et d’autres. Notez d’ailleurs, ce que ne relève pas Aude de Kerros, évidemment (c’est trop récent), que le mobilier historique Art Déco du Plaza a fait un quasi flop lors de la vente publique ambiancée par Artcurial. Les bronzes de Jean-Michel Folon ont péniblement approché ou tout juste atteint leur cote.
Le chef Gilles Stassart fit entrer au musée des Monuments tout proche son œuvre éphémère, La Tour sans faim, soit un empilement de près de huit mètres en Carambar, liés avec de la farine, du sucre, du beurre (qui fondit inopportunément, ruinant cette « performance de verticalité »), soit un objet ne pouvant rentrer sous un plafond de HLM, conçu pour « la télé », le Guinness Book, et au final, la concoction d’un « engrais biologique » d’une folle originalité.

Si le Daily Mail avait un équivalent français, si Le Canard enchaîné s’inspirait des critiques artistiques de Private Eye, tout·e ministre de la Culture succomberait à des entartrages incessants. Notez l’enflure de l’art contemporain qui se caractérise souvent par la démesure. Plus les appartements sont chers et donc plus on se loge petitement, plus les œuvres s’élargissent. Remarquez que le minimalisme perd du terrain.
Qui voudrait rendre compte de la béance de la rondelle de Catherine Millet se devrait de la démultiplier : peut-être en employant des lasers pour en délimiter non point les contours, mais en évoquer la plénitude de l’absence en désirance ? Ou avoir recours aux gaz, le moins possible colorés ? Pour le moment, Artpress roule en (nº) 404 (le 405, daté novembre, embarquera un « dossier spécial Fiac : l’artiste, le collectionneur, l’institution », à l’intitulé fort évocateur de ce que dissèque Anne de Coninck sur Slate).

« Méga-artiste ; méga-galerie ; méga-collectionneur ; méga-prix », résume de Coninck. Et le renforcement de la présence de « créateurs qui ne font parfois qu’apposer leur nom à un travail réalisé par une armée d’assistants ». Le rendement du Livret A a baissé, et il faut bien rappeler aux petits et moyens épargnants leurs statuts de voués à la bougnoulitude au travail ; donc, en un an (étude Artprice), 15 % de mieux pour les ventes globales d’art contemporain. Il s’agit de bien distinguer les tout petits joueurs des autres.
Thierry Ehrmann, d’Artprice, assène que le contemporain « est plus accessible, moins élitiste que l’art moderne ». C’est vrai qu’au Disneyland de l’AC, trois gigantesques Petits Cochons se voient de loin et que tout le monde peut comprendre qu’ils n’entreront que sous forme de cartes postales, au mieux de linogravures, comme un emballage de Christo, ou de moulages à une infime échelle, dans les modestes logis.

« La folie spéculative ne concerne en fait qu’une toute petite frange de la population mondiale, la plus riche, le fameux 1 % », relate de Coninck. C’est le Roi Soleil tolérant Fouquet et se tirant la bourre de vente en vente. Tandis que les galeries se piquent des artistes (ou se les prêtent, en fait) et le proclament comme s’il s’agissait de trophées (les scalps sont, comme des joueurs de foot, tout à fait complices).

Surpasser d’un mètre ou deux la longueur du yacht d’un voisin d’anneau ne suffit plus. Pour l’estomaquer l’espace d’une vente, mieux vaut claquer encore plus ostensiblement, pour un truc incasable, si possible en matière(s) peu onéreuse(s) : détritus, bientôt fèces (mais pas du guano, qui conserve une valeur marchande), machin bio recyclable. C’est vraiment stupide d’avoir distribué les préparations au bœuf truffées de viande de cheval aux nécessiteux, cela aurait pu être recyclable en gigantesque œuvre d’art contemporain. 

François Pinault, qui compense un patronyme de personnage interprété par Gérard Jugnot ou un Bronzé, serait devenu le plus plein aux as des collectionneurs mondiaux.

À très juste titre, Aude de Kerros remémore le fameux article de Catherine Millet dans Artpress, « L’extrême-droite attaque l’art contemporain ». C’était en 1977. Ensuite, il fallut transformer, recycler des artistes plutôt apolitiques (donc, de droite, certes…), de centre-gauche ou vaguement gauchistes en affreux néo-fascistes (surtout s’ils faisaient de l’ombre aux copines et copains). L’épisode (p. 194) où de Kerros narre Catherine Millet dénonçant, à la suite des nazis, mais par inculture crasse, les « lettres des Juifs », est pissotant.

Aude de Kerros résume, synthétise : « L’AC est une utopie qui dure parce qu’il est à la fois utile et adossé à un pouvoir, une organisation qui l’utilise, le légitime et le fonde ». Puis elle développe, argumente, illustre. Et ce pavé, bourré d’anecdotes, n’est jamais pesant, rébarbatif. Près de 320 pages, quand même, et en même temps, cette chronique de l’historiographie du mercantilisme enrobée d’un fumeux discours captive.

Où Alain (Georges) Leduc et Aude de Kerros tomberont certainement d’accord (d’autant que leurs différends sont minimes et qu’A. (G.) L. partira bientôt en retraite, impavide), c’est sur le constat de « La suppression organisée des savoirs » (chap. 15). Même au Arts décoratifs, la maîtrise de la main, l’apprentissage de l’œil deviennent secondaires, accessoires. Le savoir-paraître (ou faire savoir) surpasse le savoir-faire.

Bien sûr, elle exagère (si peu, hélas, pour beaucoup d’artistes « cachés » n’ayant pas la notoriété d’un Yves Douaré, pour n’en citer qu’un), mais il n’est pas outrancier de remarquer, qu’à divers degrés, beaucoup d’artistes se voient obligés de se plier à son ordonnance médicale :
« La solution est donc de faire une incursion dans l’AC, d’en adopter un aspect (…). Plusieurs solutions s’offrent :
• habiller l’œuvre d’un discours ;
• adopter des sujets liés à la transgression ;
• choisir des sujets négatifs, nuls ou violents ;
• gâcher le beau travail pour écarter le soupçon d’esthétisme ;
• créer un événement médiatique
. ».

Celles et ceux qui avaient pu obtenir le label AC mais se sont lassés et remis à la peinture, la gravure, la sculpture, en retrouvant des savoir-faire font gaffe à ne pas se retrouver placés d’office dans la catégorie des « singuliers » ou tout autre, dédaignée.

L’auteure veut, parmi d’autres hypothèses envisageables, croire que l’AC s’émoussera. « Après avoir cédé à la fascination, le public finit par apercevoir l’écart entre la réalité et son spectacle (…) l’AC n’inspirera plus l’effroi, il sera perçu comme une animation médiatique ». M’moui. Sauf qu’après tout, l’art contemporain pourrait se passer de public de masse, d’une part, et que d’autre part, quand on constate qu’encore près de la moitié d’une population électorale se déplace pour voter pour une actrice ou un acteur, l’AC conserve quelques bataillons d’ébaubis en réserve.

Puisqu’il est question de belle ouvrage, ce livre comportant un index (des seuls noms propres, c’est donc moins grave), se disqualifie du fait de la quasi-absence de coquilles (une, bénigne, décelée p. 25 : manque un point, dernière ligne). La mise en pages est très correcte. Eyrolles ne s’est pas appliqué les conseils et stratégies de l’auteure pour faire « contemporain ».

Pour aller plus loin, passez sur le site de l’auteure (audedekerros.com), histoire de lui faire un petit coucou, mais surtout consultez blibliotheque.audedekerros.fr. Comme Artpress, certaines pages sont (provisoirement) en 404, d’autres ne mènent qu’à un formulaire de contact. Mais la grande majorité sont des pages de téléchargement de PDF. Vous devriez par exemple retrouver en grande partie le chapitre 11 (« l’impossible controverse ») sous un autre intitulé. Consultez aussi la communication (de l’auteure) à l’Académie des Beaux-Arts.
J’y relève ce « tout un chacun, quelle que soit sa nationalité ou sa fortune, fait aujourd’hui l’expérience existentielle de ce que la finance ne dit pas la valeur » (qui n’attend vraiment plus le nombre des années, soit-il évoqué, d’études des techniques manuelles, par exemple). 
Trouvez aussi, sur le blogue de Phillippe Rillon, ce qu’écrivait Aude de Kerros à propos de la Fiac 2011 (« Fiac, le marché financier de l’art et les autres… »).

Certes Aude de Kerros est une « réac », et certes, lors des Fiac, maintes créations intéressantes en côtoient d’autres, qui le sont beaucoup moins. Mais la critique du totalitarisme n’a jamais été, autant que je sache, réactionnaire… En plus « réac » encore, vous trouverez Kostas Mavrakis, pourfendeur de l’art conceptuel (Pour l’Art – Éclipse et renouveau, éds de Paris). Il n’a pas non plus « tout faux ». Même s’il sort son révolver quand il entend parler de Pistoletto (Michelangelo, tenant de l’arte povera).

Comme le rappelait Jacques Géraud sur l’Huffington, François Mauriac consignait : « devant Picasso, je n’ai jamais pu échapper à l’évidence contradictoire du génie et de l’imposture ». Finalement, Dali ou Picasso auront eux aussi, de fait, dissimulés nombre d’autres artistes. De toute façon, on ne surpassera jamais le talent et l’inventivité des cavistes, je veux parler des femmes artistes de Lascaux et d’autres sites. Mais, allez savoir, si cela se trouve, elles en ont relégué d’autres à l’obscurité. On peut donc débattre longtemps de l’art conceptuel et des autres. Mais admettons-le, l’AC est devenu envahissant et lassant. Place à d’autres spectacles, et tant pis s’ils sont beaux et fort bien léchés… Nobody’s perfect…     

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !