« tu es une fille courageuse» me répétait inlassablement  ma mère morte depuis vingt ans, « mais cette fois, tu ne tiendras pas ».

 Je n’aurais su dire si la faim atroce qui lacérait mon estomac m’était plus supportable que cet isolement quasi absolu. Les voix,de plus en plus présentes, venaient meubler cet implacable silence, et, en quelque sorte, assuraient ma survie. Mais mon ventre était vide, et les trois biscuits, la compote et l’eau  dont on voulait bien me nourrir chaque matin n’y pouvaient rien.

« il va encore venir te violer, pendant des heures et des heures, de longues heures… Au moins tu n’auras plus  froid » Cette voix-là n’était pas celle de ma mère, elle était plus angoissante, plus hostile, celle d’un homme.
Mais les recherches continuaient, je le savais, on viendrait bientôt me libérer.
D’où me venait cet acharnement à vivre ? Quel amour, quelle passion, quelle folie me poussait à m’agripper à n’importe quel misérable rameau dans l’espoir qu’il me ramenerait un jour à la surface, là où vivent et sourient des être humains ? Je ne souhaitais pas trop y réfléchir car mon existence, à dire vrai, n’aurait pas mérité tant d’efforts. Si je m’étais attardée sur les attraits de mon histoire, celle d’avant la cave, j’aurais déterré bien d’autres cachots . Mais ceux-là, à présent, me semblaient étrangement désirables…
Depuis combien de temps vivais-je dans ce trou argileux où je réchauffais mes mains à la chaleur d’une ampoule,  unique et précieux soleil  de ces jours sans fin ? Il y avait, certes, les visites impromptues, rares et interminables, de l’homme qui m’avait enlevée et  séquestrée dans cette cave. Il arrivait toujours en silence, seulement trahi par le grincement d’une porte vermoulue et pourrie. Il n’était jamais violent, mais plutôt affectueux . De toute façon, la vue des sangles suffisait à me rendre docile.
La voix avait raison : il me tenait chaud. Je devais me rendre à l’évidence, désormais j’attendais sa venue. Je crois qu’au début il me violait, et que progressivement nous en sommes venus à faire l’amour.
Par quelle terrible dépendance envers le genre humain en étais-je arrivée là ? Famélique et affamée par ce monstre, j’appréciais le contact de sa peau, la tiédeur de son souffle, en réalité il sentait bon. Il était beau. Sous la lumière faiblarde de l’ampoule, ses cheveux châtains luisaient d’un éclat cendré et ses yeux chocolat … une splendeur. Parfois même mon corps  me faisait honte, avec mes os saillants, ma peau sèche, dénutrie, j’avais l’impression de ne pas le mériter…
Depuis deux semaines environ,- je n’étais pas très sûre, car que représentait le temps dans cette  tombe ?- j’étais progressivement devenue  amoureuse de mon bourreau. Mais quand je ne le voyais pas durant plusieurs jours, je prenais un peu de recul . Je me disais que tout cela était bien naturel dans ce contexte cauchemardesque où la raison perdait tout sens. Si l’occasion s’était présentée, si la rage m’avait redonné quelques forces, j’aurais tenté de l‘étrangler et il m’aurait tuée. Ma haine se grimait en amour pour me protéger, pour que je survive.
Pourtant, chaque fois qu’il revenait, me frôlait, me déshabillait et me lavait avant de se coucher sur moi, je m’abandonnais comme un bébé. « ce garçon là  est un ange, il te sauve la vie ma bécassine, les hommes comme lui sont rares !» Cette fois ma grand-mère, Marguerite ,venait de me parler, depuis le paradis ou l’enfer. Ses mots avaient raisonné à mes oreilles très distinctement. J’aurais juré qu’elle me suggérait de me caser…
Puis un jour, je crois que c’était le matin, alors que je terminais ma pitoyable ration de nourriture en léchant les miettes collées  à mes doigts, la porte grinça et il apparu, le visage très pâle .Une odeur depuis longtemps oubliée me submergea. Il me parla pour la première fois. Sa voix était douce et virile. « c’est fini, on va venir te chercher » . Il portait un sac de sport duquel il tira une boite de chez Mac Donalds qu’il me tendit, ouverte. Un hamburger, des frites, du coca, un muffin au chocolat. Mes yeux devinrent plus gros que des assiettes. Je déchirais la boite brutalement et m’empifrais, mon estomac se tordit douloureusement face à cet afflux d’aliments mais j’aurais hurlé de bonheur. Je n’avais même pas porté attention à  ce que je  venais d‘entendre, obnubilée par l’odeur des frites dès l’instant où il avait pénétré dans la cave. Il quitta la pièce précipitamment pendant que je digérais, allongée sur  mon matelas humide, puis je m’endormis. C’est le bruit qui me réveilla en sursaut, encore des voix. Je cherchai du regard  la boite vide de Mac Do ,mais elle avait disparu.
Cette fois, deux femmes me faisaient face. Ma première préoccupation concernait mon bourreau « où est l’homme qui me séquestrait ? » L’une des filles,la plus jeune, me regarda, interloquée « quel homme ? Vous voulez parler de l’infirmier qui s’est occupé de vous ces trois derniers jours ? Il a terminé son service, il est parti. Mais  vous ne le  reverrez plus, il a donné sa démission, c’était son dernier jour. Vous comprenez, le travail en hôpital psychiatrique, c’est parfois tellement dur…

"Vous pouvez sortir de la chambre d’isolement mademoiselle".