Faudrait-il plutôt écrire « aucun lien entre Illusion Software et Michel Dubec ? ». En se posant la question ? À la demande de Chantal de Rudder, coauteure du livre Le Plaisir de tuer avec l’expert judiciaire et médecin psychiatre Michel Dubec, j’ai lu attentivement cet essai. Ce document sur diverses affaires judiciaires – dont celle du violeur surnommé « Le Tueur de l’Est parisien » – avait été l’objet, selon eux, d’une « cabale » voulant faire croire qu’il « justifierait » ou banaliserait le viol. Voici que le même reproche est adressé à un jeu vidéo japonais, RapeLay, retiré du marché à la suite de l’action de l’association féministe Égalité Maintenant. Faut-il y voir un apparentement ?
 

Un adage devenu topique dans divers milieux s’occupant du traitement des narcodépendants veut que « ce n’est pas la drogue qui fait le drogué, mais le drogué qui se fait sa drogue ». Ce qui n’est pas tout à fait faux. Ni tout à fait vrai. Selon l’émettrice ou l’émetteur et le ou la destinataire, l’adage peut être diversement interprété. On peut ainsi lui faire dire qu’il faut légaliser toutes les drogues, même les plus dures comme l’alcool, ou qu’il faut traquer sans relâche toutes les substances addictives et en limiter l’accès, voire les interdire dès qu’une substance de substitution devient disponible sur le marché pharmacologique…

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Un médecin de campagne d’Alsace m’avait indiqué qu’il avait suivi longtemps, sur un chemin cahoteux, un tracteur tirant une remorque où reposaient sur de la paille, profondément endormis, deux ou trois bambins. Il devait plus tard visiter les parents et apprendre que les biberons au kirsch en étaient responsables. À chacun sa drogue… Car c’est en toute « innocence » que j’ai été, comme pas mal de gamins de ma génération, « calmé » au sirop Néocodion® : j’étais alors à l’âge de l’innocence et ma génitrice n’avait aucune raison d’être consciente de son acte de « dealeuse » au moment des faits.

L’action de la justice est doublement éteinte – du fait de la prescription et du décès de ma mère – et il ne m’était pas venu à l’idée, de son vivant, de lui imputer la moindre responsabilité quant à l’origine de mes cuites dans nos piaules d’étudiant·e·s. Mais bien des psychanalystes charlatans ont contribué à transformer en quasi « monstres »  des géniteurs qui auraient pu plaider l’ancien article 64 du Code pénal français ou le plus récent (l’art. 122). Ils n’étaient absolument pas conscients de la nocivité de leurs actes au moment des faits et ne se sentiraient pas accessibles à une sanction pénale. Ils refuseraient donc un traitement et seraient donc envoyés en détention carcérale ou ils seraient accessibles à une sanction pénale et on pourrait les faire bénéficier d’un traitement ; il convient donc qu’ils passent par la case prison. Ce n’est pas tout à fait ainsi que j’ai lu, dans Le Plaisir de Tuer (Seuil éd.), page 202 de l’édition courante, fin du premier paragraphe « Le sujet “ est  accessible à une sanction pénale ”, comme on dit dans notre jargon, c’est même une condition nécessaire à son traitement ».  Ce fut aussi mon « jargon » de chroniqueur judiciaire et je peux attester que, selon qu’on veuille ou non encombrer un lit dont on disposerait dans l’hôpital psychiatrique qu’on dirige, certains sujets seront ou non particulièrement accessibles à une sanction et susceptibles ou non de consentir à suivre un traitement qu’on leur procurera ou non.

J’ai, comme beaucoup de gens, tout d’abord survolé la page 213 du livre Le Plaisir de tuer, et lire, comme s’il s’agissait d’une vérité révélée, « l’acte de pénétrer est en lui-même agressif », ne m’a fait ni chaud, ni froid. Comme beaucoup, j’ai rectifié de moi-même : agressif pour qui éprouverait une jouissance à l’idée de pénétration agressive. Et basta. D’autres ont pu penser quelque chose du genre « Ah, il le reconnaît ! Enfin les types l’admettent ! ». D’autres encore « ils se ridiculisent à reprendre ce vieux poncif qui a bien servi politiquement un temps mais que plus personne ne prend au sérieux ; à trop vouloir “ bien ” faire, on dessert la cause… ». La drogue fait-elle le drogué ou la ou le drogué·e fabrique-t-elle (ou il) sa drogue ? Cela étant, les hommes sont très généralement beaucoup plus agressifs que les femmes et SOS-Sexisme ou Égalité maintenant n’ont certes pas tort de s’alarmer de ce qui favorise ou entretient, voire amplifie cette agressivité.

La communication n’est pas plus une science exacte que la médecine et ce ne sont pas des doctorats qui font la ou le savant·e : parfois même, ils ne font même pas la ou le « sachant·e » puisqu’il n’est pire sourd·e (pardon, mal-entendant·e) ou aveugle (mal-voyant·e) que qui ne veut pas entendre. On peut d’ailleurs tout entendre de travers.

Les études de journalisme et communication vous rendent sensibles au fait que la réception n’est jamais ou pratiquement jamais identique à l’émission. Le « bruit » prend de multiples formes, surtout chez celui qui « reçoit » des émissions de télévision provenant de l’espace derrière ses paupières (cas d’un auteur chez La Pensée universelle, reçu en salle de rédaction et gentiment éconduit). Chez l’endoctrinée à la psychanalyse paléo ou post-lacanienne ou chez le drogué aux phrases chantournées et amphigouriques, qu’il soit ou non amphigame, la réception finit par être identique à l’émission. Ce tant bien même on lui repasserait l’original en boucle en lui pointant les différences d’avec son interprétation.

Or, selon les types d’arguments, on se retrouve en situation de « boucle ». Si on s’attaque au livre de Chantal de Rudder et Michel Dubec, c’est la liberté d’expression toute entière qu’on sape très frontalement et donc « alors, on ne peut plus rien écrire ! » (citation authentique au sujet de ce livre, mais sortie de son contexte, reconnaissons-le…).  Si on s’en prend à des jeux vidéo violents et mettant en scène la sexualité, est-ce bien « la liberté artistique qui est en jeu » ?

Ne dressons pas de parallèle hâtif et surtout abusif.

J’ignorais tout du livre de Michel Dubec, des multiples affaires d’expertises contestées qui lui valent l’inimité de divers plaignants qui arrivent ou non à se faire partiellement entendre, avant d’être destinataire d’un communiqué de l’association SOS Sexisme présidée par la  docteure Michèle Dayras, médecin radiologue. J’ignorais tout du jeu RapeLay (dû à un jeu de mot douteux sur le viol, le fait de passer à l’horizontale, et l’activité ludique) d’Illusion Software (s’il ne s’agit que de s’illusionner, alors… mais c’est à double tranchant : les illusionnistes, comme on le voit dans le cas des sectes, sont pernicieux). C’est encore un communiqué de SOS Sexisme qui m’informe du fait que ce jeu serait la mise en scène d’un viol d’une collégienne japonaise de douze ou treize ans, et que l’action pour demander son interdiction de vente a valu à Égalité maintenant « un déchaînement d’attaques (…) se manifestant par des centaines de messages injurieux et parfois menaçants, y compris des vidéos semblant crédibles de viols collectifs réels sur des jeunes filles. » (jeunes filles signifiant, ici, dans ce contexte, des mineures, voire des pré-pubères).  En prenant connaissance de la teneur de ces attaques, on peut mieux comprendre pourquoi SOS Sexisme s’est aussi fortement alertée des passages relatifs aux viols de Guy Georges tels que les commente Michel Dubec. Égalité maintenant n’est pas la première association féministe à être la cible d’attaques de caractère sexiste, ordurier, hyper-agressives. On peut concevoir que la volte-face (« On se retrouve brusquement dans la peau de ses victimes, solidaires de leurs familles en deuil… ») ait pu évoquer ces livres de confesseurs et directeurs de conscience catholiques romains des siècles passés qui, au prétexte de mieux traquer le vice, le décrivaient minutieusement, avec souvent une certaine maniaque délectation qui n’était pas pour peu dans leur succès de librairie.

D’une part, le communiqué de SOS Sexisme, qui reprend intégralement celui de l’organisation Égalité maintenant sur ce sujet, ne fait aucun rapprochement entre les diverses affaires opposant Michel Dubec à des organisations féministes ou des individus et ce jeu fortement incriminé. D’autre part, j’utilise le conditionnel à propos du caractère judiciairement condamnable de ce jeu. Pourquoi ? Parce que je ne vais pas pousser la conscience professionnelle jusqu’à me procurer ce jeu et me faire une opinion. Parce que, pour moi, entre une étudiante majeure en tenue de l’université de Coïmbra ou de Maia et une collégienne nippone en uniforme d’écolière, lorsqu’elles sont rendues à la sauce manga, je ne dispose pas des codes pour leur attribuer un âge approximatif. Parce que visionner jusqu’au bout l’extrait du jeu diffusé sur le site du titre que dirigea longtemps Chantal de Rudder, le Nouvel Observateur, me gonfle particulièrement. Cela m’étonnerait d’ailleurs bien fort que voir une scène de viol mode manga ou autre me procure le moindre plaisir, je le signale au passage. Et je doute que le site du Nouvel Observateur puisse s’exposer au soupçon de faire l’apologie du viol. L’argument a d’ailleurs servi à la défense de Michel Dubec, ancien médecin devenu psychanaliste, poursuivi devant le Conseil de l’Ordre des médecins. La presse aurait, lors de la sortie de l’ouvrage, commenté sa teneur sans jamais relever la moindre apologie du viol. Je suis tout disposé à ne pas en disconvenir. Et de toute façon, il y a une immense, abyssale différence entre l’intentionnalité et le passage à l’acte.

S’il faut en croire Égalité maintenant, le jeu RapeLay ne serait pas le premier d’entre ceux mettant en scène des simulacres de viol. Je ne suis pas en mesure de confirmer que « l’objectif du joueur est de violer la mère et ses filles » jusqu’à ce qu’elles commencent à apprécier cette agressivité violente et destructrice et je n’ai pas l’intention d’aller vérifier la validité de cette affirmation. Je n’ai pas de budget pour cela et question jeux, je me contente fort bien d’un Tétris ou d’un Mah-jong si aucune lecture ne me tombe sous la main. Et si possible, pas une lecture pornographique ou érotique. Je n’ai rien contre en soi pour les autres. Pour moi, parfois rétribué (trop mal, je trouve), pour chroniquer ce genre de publication ou littérature, ce type de lecture s’apparente à un travail. On se lasse même des boulots pas trop cassants et même le journalisme, même dit « d’investigation », finit par être répétitif. La réception n’est pas la même pour tout le monde.

Il y a une forte marge entre énoncer qu’un jeu pourrait être susceptible d’inciter au viol et de mobiliser la justice en considérant qu’un tel jeu aurait été conçu pour inciter au viol. Et là, il en est de même pour le livre de Chantal de Rudder et Michel Dubec. D’ailleurs, personne n’a soutenu que ce livre, au titre certes un peu racoleur, visait à s’attirer la chalandise des violents et des violeurs. Mais il est parfaitement recevable d’écrire que, forcément, fatalement, tout livre comportant dans son titre « tuer » va retenir l’attention des amateurs de romans noirs mais aussi de gens violents, susceptibles de passer à l’acte.  De ce point de vue, si l’on admet que le titre a été choisi par le service mercatique du Seuil pour racler au plus large (ce n’était pas le titre initial des auteur·e·s), on ne voit pas trop la différenciation entre le dit service et celui d’Illusion Software. En tout cas, à première vue rapide, sans approfondir. Il est d’ailleurs loisible d’écrire que les lectrices et lecteurs de romans policiers comportent, en leur nombre, des gens violents, de futur·e·s malfaiteurs ou criminelles. On imaginera aussi à l’occasion qu’une jeune tueuse à gages peu expérimentée, si tant était qu’il en existerait hors des services de renseignement (en fait, de leurs honorables correspondantes : les officiers ne se salissent pas les mains, on fait appel à la main d’œuvre, à la piétaille), ne doit pas prendre longtemps du plaisir à lire des polars mettant en scène des tueuses à gages. On se lasse parfois rapidement de ce qui vous fait survivre, voire vivre.

Égalité maintenant fait état de la réception de « vidéos semblant crédibles de viols collectifs réels sur des jeunes filles ». La police nipponne a considéré que la forme de la toison pubienne des figurantes ou actrices établissait qu’il s’agisse de majeures. Là, je doute un peu. Pour se faire servir une boisson alcoolisée, s’acheter des cigarettes, je vois mal des jeunes femmes ayant oublié leur carte d’identité découvrir leur toison pubienne. Et puis, les cabinets d’esthétique facturant des épilations feraient bien de s’inquiéter : c’est le genre de légende urbaine susceptible d’écorner le chiffre d’affaires.

On pourrait supputer qu’Égalité maintenant considère la hiérarchie de la police japonaise partie prenante – inconsciente ou non – d’une solidarité masculine (qui peut d’ailleurs fort bien être le fait de femmes plus promptes à se solidariser avec la gent masculine qu’avec des femmes d’Égalité maintenant) la liant à l’industrie éditoriale du genre hentai (jeux vidéos, ouvrages imprimés à caractère pornographique). Prudemment, Égalité maintenant n’avance pas ce genre d’argument.

En revanche, et là le parallèle entre le jeu RapeLay et le livre Le Plaisir de tuer devient intéressant à sonder s’il existait, c’est lorsqu’Égalité maintenant évoque l’art. 5-a de la Cedaw. La Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes stipule en effet ce qui suit… Il fait obligation aux États adhérents de « modifier les schémas et modèles de comportement socioculturels de l’homme et de la femme en vue de parvenir à l’élimination des préjugés et des pratiques coutumières, ou de tout autre type, qui sont fondés sur l’idée de l’infériorité ou de la supériorité de l’un ou l’autre sexe ou d’un rôle stéréotypé des hommes et des femmes… ».

Écrire, comme l’admettrait supposément Chantal de Rudder ou plutôt, comme elle pense personnifier la pensée de Michel Dubec, que la sexualité masculine connaît « un intérêt à obtenir la défaveur de sa partenaire, pas seulement ses faveurs ; à faire crier la femme, peu importe la nature de ses cris », ne serait-ce pas marginalement ou carrément un « préjugé » fondé sur un « rôle stéréotypé » ?

Dans ce cas, le contexte importerait, en droit, bien peu. Et on ne voit pas pourquoi la plainte de n’importe qui, par exemple un homme ahuri de lire que, à l’insu de son plein gré, il aurait loupé un intérêt dont il n’avait pas jusqu’à présent décelé l’existence, contre qui lui aurait caché cette vérité première, ne serait pas recevable. Que fait l’Instruction publique ? C’est quoi cette discrimination intolérable ? À l’inverse, un homme se sentant visé par ce type de préjugé l’enfermant dans un rôle stéréotypé et le faisant passer aux yeux des femmes pour un niais dévirilisé pourrait aussi se sentir une vocation de plaideur. En fait, sachons raison garder. C’est une vue romancée, les auteur·e·s se sont peut-être laissés emporter par un effet de plume, n’expurgeant pas un raccourci un peu regrettable qui fait qu’il n’a pas été précisé : « dans la sexualité masculine telle que la vivent certains hommes… ». Le passage se situe à la page 213. Dans un bouquin de 220 pages, déraper, c’est presque inévitable. Et comme le disent des professionnels de l’édition : « il y a un moment où il faut s’arrêter de relire et de corriger ». Ce ne sont pas les moins exigeants qui le soutiennent. On doit pouvoir cependant admettre que certaines associations féministes puissent très bien le concevoir tout en considérant que le passage gagnerait à être modifié. Cela même sans aucunement mettre en cause l’intentionnalité de quiconque (soit des auteur·e·s, du service mercatique du Seuil, &c.).  Serait-ce là « interdire toute liberté d’expression » ? Ouvrir les deux battants du portail du retour à la censure ?

Égalité maintenant incite à rappeler à Amazon Japon, qui diffuse de tels jeux (RapeLay a été retiré de la vente), que « l’éthique professionnelle commande aux entreprises de tenir compte des éventuels effets négatifs que leurs activités peuvent avoir sur la société et l’intérêt public. » Pourquoi pas ? Amazon Japon est une entreprise responsable, elle estimera ce qu’il convient de faire. Même d’ailleurs si elle ne recevait que peu de lettres ou, au contraire, une avalanche… On voudra bien le croire, n’est-il pas ?

En revanche, il ne faut pas tout mélanger. Si jamais Illusion Software était en retard du versement de ses impôts, en délicatesse avec des fournisseurs, et si ses véhicules d’entreprise étaient garés hors des clous, l’argument comme quoi cet éditeur serait victime d’une cabale de la part d’Égalité maintenant n’aurait guère de chance d’être entendu. De même, et là le parallèle est justifié, ce n’est pas parce que des associations féministes se sont émues de la teneur de la page 213 que d’autres passages, visant Maurice Joffo ou Ilitch Ramirez Sànchez, dit Carlos, ne prêtent pas à discussion. Ces deux plaignants, auquel le Conseil des médecins du département de Paris s’est associé, n’agissent absolument pas en tant qu’hommes stupéfaits par les passages de cette même page incriminés par ailleurs.  Les conclusions de leurs avocat·e·s, Mes Coutant-Peyre, Archambault, Vuillemin, Canem-Chabenet, ne citent même pas ce passage qui a du soutenir les ventes du livre du Seuil ou du moins son photocopillage.

Gardons-nous des parallèles abusifs, des arguments un peu trop galvaudés, des accusations gratuites. Et surtout des amalgames aussi hâtifs qu’abusifs. Ou des lectures trop mal assimilées et trop rapidement régurgitées. Cela peut faire faire dire, sans craindre le ridicule ou une action en justice d’ayants-droit, à Marguerite Duras « pratiquement » le contraire de ce qu’elle a écrit. Ainsi de son « sublime, forcément sublime » à propos de « Christine V. » qui est Christine Villemin, mère de Grégory, enfant noyé dans la Vologne.  Michel Dubec a des mots très durs à l’encontre de ce texte de Duras. Certes, Denis Robert, dans un entretien en ligne (avec David Carzon, pour 20 minutes), indique « dans une première version, elle développait l’idée qu’une mère qui donne la vie a le droit de la retirer ». C’est exactement, non pas ce que m’a déclaré Serge Leclaire à ce propos, mais ce que ce psychanalyste, auteur d’On tue un enfant, me disait de certaines femmes qui, ayant donné la vie, considèrent que cette vie et leur propre vie ne font qu’un, qu’il s’agit d’une part d’elles-mêmes. Et cette part, elles estimeraient qu’elles pourraient se la retirer ou non, s’en amputer. Sauf qu’il ne me l’a pas dit exactement ainsi et que je ne l’ai pas publié verbatim de la sorte (dans L’Union, au cours de l’Affaire Grégory, et il faudrait aussi retrouver l’entretien accordé par Serge Leclaire, sur le même sujet, à Jean Daniel). Je ne vais pas me retrancher derrière une prétendue « souveraineté totale de la littérature » pour faire dire à Serge Leclaire ce qu’il ne m’a pas dit. Finalement, à l’égard de Carlos (Ilich Sànchez Ramirez), ou à propos de Maurice Joffo, on peut se demander si Michel Dubec n’a pas imité maladroitement ce qu’il dénonce si vertueusement par ailleurs.

Le 17 juillet 1985, Marguerite Duras écrit à propos d’une certaine Christine V., qui n’est pas forcément Christine Villemin mais la figure d’une femme ayant tué son enfant, soit un archétype, et elle décrit qu’elle imagine un tel crime. « C’est ce que je vois, c’est au-delà de la raison, » énonce Duras. Soit une vision – parmi d’autres – donnée telle une projection, d’un fait imaginaire. On pouvait avoir une autre vision du couple Villemin, imaginer une femme aimant énormément son mari, favorisant ses ambitions d’ascension sociale, voulant l’arracher à la médiocrité d’une carrière sur les rives de la Vologne pour se rapprocher d’Épinal, puis de Nancy, et pourquoi pas, Paris… Duras n’est pas une pythie, elle s’exprime en tant qu’auteure. Michel Dubec n’est pas le seul à traiter de Duras comme on l’a fait, à ce propos, au Café du Commerce (soit aussi dans la presse, et même dans la critique littéraire de presse, qui n’est pas toujours sublime, elle, mais parfois frappée de surdité et de cécité, y compris en lisant les bonnes feuilles d’un livre du Seuil). Accordons-lui qu’il est très loin d’avoir été le seul.

De même, on ne saurait trop se méfier de la propension des auteurs à s’impliquer, « à la Bernard-Henri Levy », dans un récit, quitte à prendre des libertés avec la réalité des faits. L’autre « Bazar » proche de l’Hôtel de Ville de Paris (quand il réside place Royale et ne s’égare pas en rêve sur la ligne bleue de la passe de Khyber) pose en expert, en médecin des peuples, et on fait ou non semblant de le prendre pour tel. BHL est un écrivain qui romance le réel comme l’auteur de Romancing the Stone prêche un sermon pour repousser la douleur.

Le problème n’est pas que Michel Dubec pose à l’expert s’auto-analysant, c’est qu’il soit un expert désigné par le parquet général et la Chancellerie. S’il était conseiller pour la scénarisation de jeux vidéos, personne (enfin, a priori) n’y trouverait à redire.  Le problème n’est pas que des jeux de rôles ou des jeux vidéo inciteraient à tuer et à violer. Il y avait déjà, bien avant l’apparition de la télévision ou des consoles de jeux, des gens tournant amok et massacrant au jugé, des familiers, des voisins, des passants dans les rues, peut-être même des condisciples ou d’autres alumnii des fraternités et sororités Delta Kappa et autres. Les jeux de simulation des écoles de guerre et académies militaires ne sont pas « la » raison des viols commis par les armées en maraude, y compris dans des pays alliés. Mais il reste licite de s’alarmer de la réception de tels jeux ou simulations, notamment par des gens capables d’écrire « la seule façon de faire une croix sur les droits des femmes (…) est de tuer en masse les activistes des droits des femmes. ». Ces gens, surtout s’ils se croient confortés, finissent par confondre « subjectivité et légitimité » (deux termes qu’on trouvera accolés dans Le Plaisir de tuer). Le problème n’est pas celui de l’intentionnalité. Ce qui fait question c’est ce qui banaliserait ou encouragerait « la violence sexuelle à l’égard des femmes et des filles » (selon les termes de la Cedaw reproduits par Égalité maintenant). Personne ne soutiendra que Chantal de Rudder encourage la violence sexuelle à l’égard de quiconque. On voudra bien aussi considérer que ce n’est pas l’intention habituelle, ni même exceptionnelle, fortuite, irraisonnée, tout ce qu’on voudra, de Michel Dubec. Mais si on peut s’étonner qu’ils reprennent, involontairement, des topiques, clichés, sur la sexualité masculine, on pourrait aussi s’étonner qu’elle et il s’étonnent de se voir reprocher d’avoir pu les alimenter.

La docteure Michèle Dayras, présidente de SOS Sexisme, est d’origines corses. Elle n’est pas du tout proche des autonomistes ou des indépendantistes, du moins jusqu’à plus ample informé. Et ce n’est sans doute pas parce qu’elle a lu (p. 133 et suivantes) des choses éventuellement discriminantes à l’égard des Corses, « solidaires, forcément solidaires » (pas davantage que ne le sont les Francs-maçons dans le réel mais, dans le fantasmé, c’est autre chose), qu’elle s’interroge sur des passages du Plaisir de tuer. On y lit que « le militantisme FNLC est souvent une manière de nourrir son ego à bon compte. ». Ce n’est certes pas la manière dominante mais on ne pourrait l’exclure à l’occasion. Ce militantisme, selon Michel Dubec, viendrait « remplacer une ambition sociale à laquelle on a préféré ne pas se mesurer parce qu’elle exigeait trop d’efforts personnels. ». Pour certains élus des assemblées corses, il est vrai que, si la soupe est bonne, elle ne l’est pas autant qu’aux Tuileries de Napoléon Bonaparte, ou au restaurant du Palais du Luxembourg. Mieux vaut être radical, socialiste, ou lumpiste de l’actionnariat pour se faire coiffer, dorloter, chouchouter, régaler au Sénat. Ce n’est pas ce qui a fait réagir la Corse Michèle Dayras. Il n’y a pas plus de « complot corse » fomenté contre le livre Le Plaisir de tuer qu’il y aurait une concertation de gens dénonçant les expertises les moins médiatisées de Michel Dubec. Certains se sont connus à l’occasion de la sortie de ce livre et de la pétition qu’il a suscité. C’est tout.

De même, ce n’est pas une cabale des importateurs de Scrabble ou de Monopoly pour barrer la route des étals à ceux des jeux vidéos hentai qui stipendierait Égalité maintenant. Il ne faut ni tout confondre, ni exciper d’une supposée coalition de nuisibles pour s’exonérer d’éventuelles turpitudes ou de faits prêtant le flanc à l’interprétation d’être mal intentionnées.  Mais ne faisons pas non plus de Chantal de Rudder une Duras qui justifierait malgré elle ou sciemment les meurtres ou assassinats de sa propre progéniture. Son « je » du Plaisir de tuer n’est que jeu d’écriture. Et non point faux en écriture publique. Quant aux émules de B.-H. « V », cela fait longtemps qu’on ne saurait les confondre avec une Marguerite Duras.

Le « lyrisme macho » ne fait pas, à lui seul, le Romain Gary. Pomper son inspiration dans La Danse de Gengis Cohn *, s’imaginer en Schatz ou en Guy Georges, se détester dans le rôle de Süss ou en passeur sélectif et boutiquier de la ligne de démarcation, c’est tout à fait  littérairement fécond. Cela ne fait de vous ni un meilleur écrivain, ni un meilleur expert.

* Dans La Danse, Romain Gary, en 1967, imagine qu’un dénommé Schatz, ayant commandé l’exécution de Moïché « Gengis » Cohn, se retrouve chargé de résoudre une série de meurtres. Gary, narrateur,  interprète les deux personnages. Romain Gary doit donc, tel un Michel Dubec se faisant, le temps d’une introspection, Guy Georges, le Tueur de l’Est parisien, se glisser dans la peau d’un SS. Duras avait relevé, à tort ou raison, le « lyrisme macho » d’Ajar-Gary.