Alors même que je devais remonter ce gouffre d’efforts, il fallut toutefois que j’y gardasse un pied pour justifier son abandon, pourquoi j’allais combler cette fosse que j’avais longtemps creusé sous moi.
Imaginez : combien difficile de pencher son regard sur ces amoncellements de mots. Les fondations incertaines et branlantes, s’enfonçant dans un sol trop jeune, des phrases qui s’allongent dans la terre comme des racines déjà mortes. Voilà ! Ces mots qui se suivent, on les contrôle à peine : voici qu’ils dégoulinent, cette pâte écoeurante, elle colle, fuit de partout. Les mots sont un fléau, ils poussent comme la mauvaise herbe, naissent des pires pensées, s’attachent, ne partent plus.
L’écriture nous transforme. Les mots nous aliènent sous une forme étrangère, un autre moi devenu tâcheron, façonné dans une identité nouvelle, fausse, malhonnête. Nous devenons ce que nous écrivons, métamorphosé en un personnage obscur, vivant pour ces mots inutiles : comme un incubateur fantastique, ils émergent de nous par tirades entières, armées de lettres, croisades d’idées s’imposant les unes aux autres. N’y a-t-il pas assez de guerres qu’on en rajoute encore sur les rayonnages : pensées mortes contre pensées mortes, nous nous faisons le terreau duquel jaillissent plus de malheurs et de conflits que la Terre n’aie porté. L’écrivain : sous-homme attiré par la reconnaissance.
Ils ont promis la gloire, ils ont promis le succès. Combien de disciples, travaillant comme des bêtes, rêvant d’une place au panthéon des grands auteurs. Des esclaves alignant les lettres, des bons scribes, des imbéciles ! Un livre n’est qu’une fosse : croupissez, pensées inertes ! Vous êtes mortes avant d’être nées. Vous croyiez vous élever au-dessus des vocables parlés ; vous n’êtes que couchées, enterrées sous mille pages. Comme je vous hais ! J’ai été votre Christ, je vous ai multiplié. Même abondants, vous ne demeuriez qu’un leurre. Mots : adressés à tous, vous l’étiez à personne. Vous êtes restés lettres mortes. Mes mains ne vous ravivaient pas. Vous n’êtes plus mes frères.
Ce n’est pas un renoncement, c’est une profession de foi. Aux autres les cathédrales de prose : je ne colporterai plus le Verbe ; je ne porte déjà plus ce testament que j’ai baisé plus d’une fois. Je suivrai encore de loin, comme un ancien ami, les processions des fidèles. L’oeil attendri, mais le coeur lourd. Des regrets, des attentes non venues.
Je voulais être celui que je ne peux pas être. Impossibilité organique : le lecteur que j’espérais n’existe plus. Je n’écrirai pas pour le vent, ni pour la gloire, ni pour la postérité. Je n’écrirai pas pour prouver mon talent, ni ma condition. Je n’écrirai plus, parce que personne ne doit me lire pour me comprendre ou m’aimer.
Ainsi donc je ressortais nouveau de ce gouffre. Un jour, j’y remettrai les pieds. Un jour lointain dont la lumière me parviendra peut-être lorsque, assagi par l’âge, usé par les choses, je n’écrirai plus pour les autres mais pour moi.