Faut-il lier les trois événements de ces jours derniers, en Égypte, Tunisie et Libye ? Soit le siège d’une chaîne de télévision de Tunis pour interdire la diffusion du film d’animation Persepolis, l’attaque nocturne d’une mosquée à Tripoli pour récupérer des reliques, et au Caire, la répression des coptes protestant à la suite de l’incendie d’une église dans la région d’Assouan ? Sans doute pas et assurément pas de sitôt. S’y risquer serait faire preuve d’un manque de « renseignement » qui confinerait à une faillite de l’intelligence.

Ce lundi 10 octobre, au Caire, le Premier ministre Essam Charaf s’est bien préservé de faire porter les responsabilités, après la mort de 24 personnes, sur des forces de l’ordre, des coptes ou des musulmans. Encore moins sur les forces de l’ordre, les coptes ou les musulmans.

Pas un mot sur les baltagiya qui s’érigent en milice des mœurs, mais, simultanément, la pendaison d’un condamné pour avoir tiré, lors d’une messe de Noël copte, en 2010, et tué six chrétiens, a peut-être été opportunément avancée.
Hamam Kamudi a été exécuté ce lundi. Les laïques abolitionnistes se retiennent d’applaudir.

On se demande pourquoi, à l’instar de la France (dont le ministre de l’Intérieur est aussi « ministre des cultes »), la Tunisie de l’après Ben Ali s’est dotée d’un ministre des Affaires religieuses. Laroussi Mizouri n’a pas trop fort fustigé les salafistes qui protestaient contre la diffusion du film Persepolis, de Marjane Satrapi, par la chaîne privée Nessma. « Un film contenant quelques images incarnant l’être divin suprême, » a commenté le ministre. Il n’a pas non plus condamné trop fort les salafistes qui avaient voulu imposer la présence d’une étudiante en niqab à la faculté de Lettres de Sousse.

Pour le moment, le CNT libyen n’a pas commenté la profanation, à Tripoli, de deux cimetières et d’une mosquée pour rapatrier, on ne sait où, les reliques (ossements) de deux imams. Des exemplaires de versions contestées du Coran ont été aussi brûlés. Il semble toutefois évident que les « combattants révolutionnaires » s’étant livrés à ces actes font partie de brigades islamistes.

Assise, vingt-cinquième

Le 27 octobre, le pape catholique, apostolique et romain d’une église « universelle, une et indivisible », au moins autant que celle du christianisme céleste du Bénin et de la Côte d’Ivoire, célèbrera à Assise, en Ombrie, le 25e anniversaire de la première rencontre de prière interconfessionnelle pour la paix. On ne sait si les lefebristes, secte dissidente catholique romaine, invités à rentrer dans le giron de Rome, en profiteront pour manifester leur ralliement ou s’ils bouderont une manifestation qui reconnait une validité spirituelle secondaire à d’autres religions. Mais qu’ils se rassurent, la primauté du Christ sur Mahomet ou des prophètes hébraïques devrait être réaffirmée, ainsi d’ailleurs que celle de l’église fondée par l’apôtre chrétien Pierre sur toutes les autres.

Faute d’avoir le plus grand nombre de fidèles, l’église catholique romaine peut éventuellement revendiquer une supériorité quantitative de reliquaires, si ce n’est de sanctuaires.

Je ne sais qui étaient les imams Abdel Rahmane el-Masri et Salem Abou Seïf voici peu encore inhumés dans la mosquée Al-Masri, qui donne peut-être aussi son nom, à Tripoli, à un supermarché voisin. À chacun ses symboles de culte, du Coca-Cola ou des devises calligraphiées. Divers « Égyptiens » (el-Masri) ont adopté ce pseudonyme dans la mouvance islamiste. Je sais en revanche que la tribu des Senoussi, dont était issu le roi libyen qui avait fait de Benghazi sa capitale, se plaignait de la politique de Kadhafi qui la privait des revenus des pèlerinages vers les sanctuaires et avait accordé plus d’importance à son Livre vert qu’à leurs ouvrages religieux. Il sera intéressant de constater la destination de ces reliques et où s’érigeront les plus importants mémoriaux de martyrs. La violence des combats plaiderait pour Syrte, mais à moins de faire coloniser la ville par d’autres tribus, il serait douteux que la manne touristique soit concédée aux survivants.

Une nébuleuse

La vision simpliste d’un islam confondu avec « les Arabes » et considéré monolithique, immuable, témoigne d’un singulier manque de renseignement, si ce n’est d’intelligence, au sens le plus courant du terme.

Certes, notamment les Frères musulmans et les partis religieux turc ou tunisien revendiquent la représentation d’une oumma (ou communauté), qui transcende les barrières linguistiques et autres (les Turcs ont leur propre langue et leurs propres racines, distinctes de celles des Arabes).

Mais chacun s’adapte à son propre terrain en fonction de ses propres intérêts immédiats. EnTunisie, Samir Dilou, membre du bureau politique d’Ennahdah, a fermement condamné la manifestation contre la chaîne de télévision Nessma.

On frôle la falsification en écrivant : « C’est pathétique de voir des occidentaux attendre que l’islam se “modernise”. Ils commettent là une erreur fondamentale. ». C’est la thèse de Christopher Caldwell, auteur d’Une révolution sous nos yeux (Reflections on the Revolution in Europe), ouvrage consacré essentiellement à l’essor des populations « musulmanes » en Europe. Qu’une forme d’islam non seulement ne se modernise pas mais se racornisse en des interprétations de plus en plus rigoristes et restreintes, falsificatrices, c’est fort probable. N’est-il pas survenu la même chose au catholicisme ? Mais confondre les populations allogènes venues de pays ou l’islam est la religion dominante et des populations « musulmanes », c’est peut-être une vaste rigolade. L’Europe n’est pas les États-Unis (ni même la Pologne où, pour la première fois, un parti laïque a réussi à se faire représenter).

Aux États-Unis, être « sans dieu » est aussi tabou que dans les pays de la péninsule arabique. En Europe, en dépit des menées des religieux de tous bords, c’est encore possible, y compris pour des personnes d’origines très diverses. Démographiquement, il est possible que l’immigration finisse par l’emporter. Sur le plan religieux, rien n’est moins sûr : la Sécurité sociale peut être préférée à la charia. Certes, la nouvelle Libye semble vouloir préférer la charia à la gratuité kadhafiste des soins. Mais qu’en diront les Libyennes et les Libyens ? En tout cas, ils compareront.

L’islam des ténèbres

À l’islam des ténèbres dénoncé par les islamophobes compulsionnels (dont je suis modérément, ne trouvant pas la nécessité impérative de me soigner, mais le vivant assez bien avec certains « musulmans » attachés à leurs diverses cultures) s’opposerait un islam « des Lumières » dont l’un des chantres est Malek Chebel. Auteur d’Islam et libre-arbitre, et du plus récent Les Enfants d’Abraham, un chrétien, un juif et un musulman dialoguent, M. Chebel est un spécialiste de l’interculturalité. C’est sympathique. Il met en lumière des apports de l’islam. Il n’est pas faux d’avancer que la colonisation « arabe » n’a pas apporté que des méfaits aux peuples colonisés. Ce qui vaut aussi bien sûr pour l’occidentale « chrétienne ». Chaque groupe dominant se veut plus « civilisateur » que l’autre ou le précédent. Ainsi des Romains et des Celtes alors que les Grecs considéraient les Celtes plus civilisés que les Romains.

Il y a peut-être comme une légère imposture à faire passer de francs mécréants, de rudes paillards, s’exprimant avec la même précaution hasardeuse que leurs homologues chrétiens de leur temps, pour des « musulmans éclairés ». Mieux valait sans doute passer à la postérité pour un musulman éclairé que pour un « malheureux chevalier de la Barre, au demeurant débauché peu intéressant, victime surtout de la haine d’un magistrat pour sa famille. » (François-Jean Lefebvre de La Barre, pour ne s’être point agenouillé devant une profession, fut condamné à la torture, à la mutilation, avec un Dictionnaire philosophique cloué sur le torse, et décapitation suivie de crémation, ce qui fait passer la lapidation pour un mode d’exécution très humaniste).

Diverses manifestions de l’islam des ténèbres n’en font pas un absolu inébranlable. Les querelles, louvoiements, accommodements entre divers marchands du temple ne doivent pas conduire à l’adoption hâtive de grilles d’interprétation fantaisistes.

Sur l’affaire tunisienne, voir aussi : « Tunisie : singuliers revirements ou… ? ».