Pour protester contre l’obligation de noter en primaire, 10 à tout le monde !
Ainsi que le montrent les coupures de presse ci-dessus, l’affaire fait grand bruit en Italie. Les enseignants de la célèbre école publique primaire Longhena, établissement situé dans un parc de la colline sur les hauteurs de la ville de Bologne, renommé pour son excellence pédagogique, sont entrés en résistance contre le dernier décret pondu par la triste ministre de l’Education, Mariastella Gelmini, la même qui a réussi à jeter dans la rue un million d’enseignants, lycéens et étudiants lors de la manifestation du 30 octobre dernier. Bombardée au gouvernement, cette femme de 34 ans, à l’origine avocate de seconde zone, députée de Forza Italia depuis 2006 et proche de Berlusconi, ne connaît rien à l’enseignement. Qu’à cela ne tienne ! En Italie comme en France, en matière d’Éducation nationale ainsi que pour tout ce qui touche à la fonction publique, l’obsession du Pouvoir est de sabrer dans les dépenses et donc de diminuer coûte que coûte le nombre de fonctionnaires. Elle a donc décidé par décret de revenir au "maestro unico" : depuis les années 70, les classes de primaires en Italie sont tenues par deux instituteurs qui se relaient, pour le plus grand bénéfice des bambini. Le second maître était à l’origine mis à la disposition des écoles par les mairies de gauche mais, devant la réussite de l’expérience, l’État a décidé de la généraliser au plan national en les prenant à sa charge. L’école élémentaire transalpine est d’ailleurs considérée comme l’une des meilleures au monde. Mais comme le pouvoir entend supprimer 135 000 postes dans l’enseignement, la solution du maître unique permet la diminution des effectifs souhaitée : qu’importe la qualité de l’enseignement ? La ministre a invoqué le fait que les enfants possèderaient de meilleurs repères en n’ayant qu’un seul référent, affirmation que tous les pédagogues jugent hautement fantaisiste, mais pourquoi écouter les experts ? Problème : le système du "maestro unico" implique que les enfants quittent l’école chaque jour à midi et demi et les familles seront dès lors confrontées à de grandes difficultés pour les faire garder. Devant les protestations des parents, Gelmini temporise, en annonçant une concertation pour tenir compte de la demande des familles. Ce qui fait que la décision de la ministre risque de lui revenir comme un boomerang : en Italie aujourd’hui, dans un système au sein duquel l’autonomie des établissements est reine, seuls 25% des écoles pratiquent la journée continue ; si l’on demande leur avis aux parents comme Gelmini s’est engagée à le faire, ils vont plébisciter la prise en charge des enfants jusqu’à 16h 30 et il faudra alors, même avec un maître unique, embaucher des enseignants ! En attendant, deux lignes dans le décret, sur un autre sujet, ont cristallisé la contestation des enseignants de l’école de Longhena.
Un diktat ministériel
Notre ami Fabio Campo, à droite sur le journal ci-contre, est l’un d’eux. Il nous explique toute l’affaire : "Je suis enseignant en primaire depuis 26 ans. Jamais, dans toute ma carrière, je n’ai mis une note chiffrée à mes élèves. À la place, nous avons cinq appréciations : ottimo (très très bien), distinto, buono, sufficiente et insufficiente. C’est la loi de 1977 qui a supprimé les notes en primaire, après un grand débat national d’une dizaine d’années. Et Gelmini, d’un trait de plume, décide soudainement toute seule qu’il faut remettre des notes chiffrées !" C’en est trop pour nos instituteurs de Longhena : sur 36 enseignants, 31 décident de mettre une note unique à tous les élèves. Quelques-uns 7 ou 8, mais la plupart 10. "Un enfant comprend très bien ce que ça veut dire, une note de 1 à 10. C’est beaucoup plus dévalorisant pour lui d’en avoir une mauvaise que s’il s’agit d’une simple appréciation non chiffrée. Alors puisqu’on nous oblige à mettre des notes, autant leur mettre 10 à tous, explique Fabio. Une note ainsi motivée : "L’élève possède des connaissances et des compétences correspondant à ses propres capacités. Les objectifs ont été atteints de manière personnelle". Ca ne nous a pas empêchés de recevoir les parents, comme à chaque évaluation, pour leur expliquer la situation et faire le point avec eux sur le niveau de leur enfant." Le slogan des enseignants est joli, qui peut se traduire par : "Mettre une note chiffrée à des enfants, c’est comme vouloir mesurer le ciel avec une règle."
Fabio accepte d’organiser pour nous un rendez-vous avec quatre des protagonistes les plus engagées dans cette résistance. Elles s’appellent Rita, Fiorella, Cristiana et Marzia, toutes blondes, et nous les retrouvons à une terrasse ensoleillée de la piazza Maggiore de Bologne, devant une bouteille de vin blanc frizzante. La conversation va bon train. Marzia parle français, Fabio traduit pour les autres. Elles s’étonnent encore de la médiatisation de l’affaire : tout est parti d’un parent d’élève journaliste de l’école Longhena – l’un des très rares à ne pas être solidaire de nos institueurs ("90% nous soutiennent", précise Fabio) -, qui a publié une dépêche sur l’équivalent italien du fil AFP sous le titre de "Les instituteurs ont mis un 10 politique". Reprise par tous les médias nationaux, la nouvelle fait vite les gros titres. Nos institutrices se scandalisent de la campagne de presse qui les dépeint immédiatement comme de mauvais maîtres, coupables de "sabotaggio" ! "Nous nous sommes retrouvés tout seuls, déplore Fabio. Les partis de gauche ne nous ont pas soutenus. Même le maire de Bologne a déclaré que nous avions commis une erreur." Et la ministre d’exiger des sanctions : "Il n’est pas éthiquement correct de refuser d’informer les parents sous prétexte qu’on ne partage pas la politique du gouvernement." Entre parenthèses, mauvaise foi flagrante : jamais les maîtres n’ont refusé d’informer les parents ! "Qui est enseignant est appelé à jouer un rôle institutionnel et non pas à faire de la politique. (…) C’est le énième cas de politique à l’école, un vice que nous avons hérité de mai 68. (…) J’espère que les dirigeants de l’école Longhena prendront des mesures contre les enseignants responsables en appliquant des sanctions administratives. Autonomie ne signifie pas anarchie". Caricatural autant que navrant discours.
Le crime du "dieci politico"
Chacun de nos enseignants a été convoqué individuellement par un inspecteur de l’Education nationale. "Si je peux prouver que votre 10 est politique et pas pédagogique, vous risquez le licenciement", s'est vu menacé Fabio. "L’inspecteur a cité Kant, raconte Fiorella. Je lui ai répondu que je préférais ne pas voler aussi haut mais simplement penser à l’intérêt des enfants". Rita surenchérit : "L’inspecteur s’est étonné de la difficulté que nous avons rencontrée à mettre des notes, sous prétexte que les footballeurs en recevaient une après chaque match. "Les journalistes sportifs sont-ils meilleurs que vous ?", a-t-il demandé. Je lui ai dit moi aussi que ce n’était pas moi qui m’intéressais, mais les enfants !" Difficile à comprendre pour un Français, notre système autorisant à l’occasion des notes dès le primaire. Mais pour nos militants pédagogiques italiens, il s’agit d’une contre-révolution, imposée par une ministre incompétente sans aucune justification ! Et les voilà désormais dans le viseur de leur administration, qui veut faire de leur cas un exemple, pour décourager la contestation. Mais pas sûr que Gelmini ait leur peau : les "maestri ribelli" ont engagé deux avocats qui s’affirment optimistes sur l’issue d’une procédure disciplinaire. Les témoignages de solidarité affluent et les partis de gauche ont fini par prendre en marche le train du soutien à la cause. "En fait, c’est le climat en Italie dans lequel survient cette affaire qui nous inquiète, analyse Marzia. Chacun réagit suivant sa tendance politique : ceux qui soutiennent le gouvernement nous lynchent, les opposants nous approuvent. Et personne ne parle du fond !" Les enseignants voulaient organiser une conférence de presse pour s’expliquer, mais leurs avocats les en ont dissuadés. Au lieu de quoi, c’est votre serviteur qui bénéficie de l’exclusivité ! Ils envisagent d’accorder un entretien à des journalistes choisis de la presse de gauche pour, enfin, aborder l’aspect pédagogique, le seul qui compte en l’occurrence vraiment. "Nous sommes passées en prime time sur la RAI (télévision publique italienne, NdA). Il faut voir comment nous avons été massacrées à l’image ! De vraies sorcières. Ma soeur ne voulait pas croire que c’était moi !, s’indigne Marzia. Mais si c’était à refaire, nous le referions sans hésiter", conclut-elle. Les autres opinent. Même avec un Berlusconi à 55% de popularité, il ne sera pas dit que tous les Italiens acceptent les régressions imposées par le Pouvoir comme des moutons, sans se battre. Nous les félicitons et leur souhaitons bon courage. "Merci, mais tu sais, rebondit Fabio, les Italiens aiment les Français parce qu’ils pensent que la révolte viendra d’eux. Ils attendent que vous descendiez dans la rue." Nous leur parlons du mouvement des lycéens, des chercheurs, des étudiants, de la journée du 29 janvier et de celle du 19 mars. Les embrassades sont chaleureuses au moment de se quitter : nous voilà camarades de lutte, confrontés à l’ennemi commun de la droite la plus réactionnaire, nous disputant même pour savoir qui, de Berluscozy ou de Sarkoni, représente le plus grand danger ! Mais motivés comme jamais, avec l’espoir dans le coeur que les choses changent enfin, à Bologne comme à Rome, à Marseille comme à Paris. Grazie, amici.
A lire sur le même sujet le billet de Céleste, compagne de Fabio, Désobéissance civile à l’école Mario Longhena de Bologne.
Article passionnant ! Je suis enseignante à Paris et ai vu les notes revenir peu à peu (après les ABCDE et acquis, en cours d’acquisition, non acquis- ces derniers de loin les plus pertinents surtout en maternelle et en élémentaire !Des études multiples, des dizaines d’années de débats farouches sur la notation et l’évaluation, pour revenir à des 7,75/10 ou des 13,88/20 !
Je soutiens donc les collègues italiens, qui ont l’air, malheureusement, d’avoir autant de chance que nous pour l’incapacité de leur ministre.
J’espère qu’Olivier Bonnet continuera à nous tenir au courant
Merci de votre commentaire.
Je ne retournerai pas à Bologne avant longtemps mais je suis en contact avec Fabio : je pourrai donc vous tenir informé.