Comme un lundi – Episode quinzième

Fin de l'épisode précédent :

– J'ajoute, et tenez-vous le pour dit, que si d'aventure l'idée vous prenait de tenter de jouer au plus fin, bétites vilous (sa voix avait insensiblement pris d'étranges accents nasillards; il paraissait en proie à un début d'hystérie), et qu'il vous prenait l'envie, mitzérables globortes, de faire les grands esprits en choisissant vous-mêmes, schwein hunt, le moment de votre trépas, alors nous afons les moyéne té fous vaire ex-go-mu-ni-er.

Ses yeux lançaient de terribles éclairs. Il s'étouffa presque dans une ultime éructation de sa voix maintenant franchement gutturale:

Raus ! Schnell ! Hors té ma fue ! Tisparaissez !

 


Dimanche,
soir, très tard
(la trêve et l'avalanche)

Dans le silence revenu, on aurait entendu voler une graine de pissenlit.

Adam semblait prostré; le doute l'investissait sournoisement, bien faible citadelle en vérité, de la plante des pieds à la racine des cheveux. Était-ce donc là la vraie nature du patron paternaliste qu'il avait tout d'abord cru fréquenter ? « N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie », se lamentait-il in peto, forçant manifestement le trait puisque sa vie avait été jusqu'à cet instant, plutôt brève.

Il ne se résolvait pas à se rendre à l'évidence de ce qu'avaient entendu ses oreilles tétanisées. « Ce n'est pas possible; ce n'est qu'un cauchemar: je vais me réveiller » espérait-il mais sans trop oser y croire vraiment.

Le doute (commencement de la sagesse, dit-on) s'instillait de plus en plus et acheva de le submerger: et si tout cela n'était qu'une guignolade, une infâme pitrerie, une ignoble pantalonnade ? Après tout, ce patron (comme il disait), que savait-il de lui ? RIEN; objectivement, rien. Absolument rien ! Une voix, rien de plus, et qui pouvait fort bien être déguisée, enregistrée au magnétophone même comme celle des muezzins modernes, totalement virtuelle peut-être, qui sait ?

Les plus folles pensées traversaient son esprit en déroute: le patron, en fait, était petit, méchant et laid. Pire encore: c'était une femme. Comble de l'horreur: Lilith en personne !…

Il composait, heureusement en soliloque (car plus d'un se serait sinon alarmé quant à sa santé mentale), des conjugaisons inusitées, étranges et barbares:

– Je hais, tu hais, il hait; nous sommes; Vous êtes, ils seront …

Bref, Adam déraillait complètement mais n'en poursuivait pas moins, méthodique et imperturbable, a contrario du T.G.V. qui, lui, se serait arrêté sur-le-champ (en conséquence de cette différence majeure, un observateur peu averti aurait pu croire hâtivement Adam tout droit sorti de la dernière promotion de l'E.N.A.)

Ces réflexions, aux confins du délire, l'absorbèrent fort longtemps. Si longtemps qu'il faisait nuit noire lorsqu'il émergea de son demi-comma (ce qui prouve à quel point les symboles de la notation musicale peuvent s'avérer imprécis et fallacieux).

Il s'avisa qu'il se trouvait de nouveau dans la caverne, assis sur la couche qu'il avait dû atteindre d'une démarche somnanbulesque. Il s'aperçut également d'un tic qui lui était venu, lui faisant alternativement plier et déplier le majeur de sa main droite. Il se remémora l'anecdote de l'après-midi, d'autant que ce geste machinal semblait éveiller des échos du côté du bas ventre.

Il tacha d'habituer ses yeux à la pénombre. Il ne fut pas long à découvrir qu'il s'agissait en fait d'un clair-obscur que la lune éclairait chichement d'une lumière pâlotte. La lueur était cependant suffisante pour que Adam pût deviner la silhouette de Eve mollement étendue sur la couche, ainsi qu'il l'avait trouvée au petit matin.

Au fur et à mesure que le puzzle se reconstituait en sa mémoire, les échos pelviens se faisaient de plus en plus saillants. Il s'allongea lui aussi et entrepris de caresser délicatement le corps offert en partage à ses sens. Du moins le croyait-il, car Eve ne fit qu'esquisser de furtifs mouvements (semblables, en fait, à ceux du boeuf lorsqu'il chassait les mouches de son fouet) accompagnés d'une sorte de grognement revêche.

Adam se méprit sur la signification des uns et des autres et accentua ses affectueuses pressions. Les grognements s'amplifièrent illico et Eve se tourna ostensiblement de côté, laissant Adam dans la plus grande perplexité.

– Ma chérie, susurra-t-il à son oreille (sa voix avait pris des couleurs et des parfums de tendresse empressée).

Il renouvela l'invite implicite à plusieurs reprises (cinq, dix peut-être) témoignant pensait-il d'une infinie patience. Jusqu'au moment où Eve, sans même ouvrir les yeux, s'incurva insensiblement dans sa direction et lâcha d'une voix où pesaient déjà des tonnes de sommeil:

– Non, mon chéri. Pas ce soir: j'ai la migraine.

Et sans autre procès, elle s'endormit profondément.

Passablement dépité, Adam eut la lucide prémonition que le sommeil, pour lui, serait particulièrement long à s'établir, ce soir. « Autant faire », se résigna-t-il, « contre mauvaise fortune bon coeur. A quoi servirait de me ronger les sangs ? » Il décida donc, puisque le sensuel lui était refusé, d'éprouver de nouveau le plaisir de jouir de ses sens, de tous les sens, uniques ou interdits.

Ses pas le guidèrent hors de la caverne. Le paysage présentait un aspect féerique, nimbé de la lueur blafarde de la pleine lune. A la manière d'un projecteur de poursuite dans une salle de spectacles, elle accrochait des reflets argentés à la surface de la rivière, ourlait les reliefs de taches pointillistes qui formaient comme autant de lucioles en habits de soirée.

Le tout baignait dans une douce quiétude, une harmonie du silence sans faille, simplement soulignée, rehaussée ça et là de la stridulation glorieuse et triomphante d'une cigale (ou peut-être un grillon) entonnant son inimitable et majestueux hymne à la nuit.

L'inversion du gradient des températures catalysait la puissante exhalaison des odeurs emprisonnées la journée durant sous la chape de l'implacable fournaise. Des vapeurs de jasmin tourbillonnaient, s'entremêlant en de savantes volutes avec des senteurs d'eucalyptus. On croyait deviner les puissantes brumes de l'encens, évocation matériellement impossible au demeurant puisque nul Prométhée n'avait encore imaginé dérober la moindre étincelle à qui que ce soit.

Doucement enivré par le feu d'artifice de ces éblouissements, Adam avait déambulé jusqu'aux berges de la rivière dont le gargouillis évoquait de manière prémonitoire mais parfaitement identifiable les plus fascinantes fontaines des jardins de l'Alhambra. Il y plongea la main, d'un geste presque lascif. La différence à peine contrastée des températures à l'interface des deux milieux éveillait de voluptueuses sensations en une sorte de réfraction psychophysiologique; des impressions tactiles, non pas à l‘état brut ainsi qu'à l'habitude, mais délicatement ciselées par le transit intellectuel.

S'avançant insensiblement, millimètre après millimètre, il baignait désormais dans l'onde pure et vivifiante jusqu'à mi-thorax. Insensiblement aussi, il glissa, s'enfonçant doucement à la verticale, s'abandonnant à cette fantastique et indescriptible magie de l'apesanteur, celle-là même dont psychiatres et psychanalystes, bien plus tard, affirmeraient qu'elle constituait une réminiscence reptilienne du séjour amniotique.

L'eau purificatrice atteignait maintenant le menton, de sorte qu'il suffit à Adam d'entrebâiller la mâchoire inférieure pour en aspirer une gorgée. En aqualogue averti, il y reconnut des soupçons de myrtille, de noisette, de pierre à feu, aussi. Nul doute: le cru ne manquait ni de corps, ni de cuisse.

Il en était là de son exploration admirative et inconsciente du nirvana naissant, lançant in peto des salves de Carpe Diem comme on fait pour le bouquet final du quatorze juillet, lorsque la voix se fit entendre:

– Encore tes problèmes pour trouver le sommeil, Adam ? s'enquit-elle.

Adam ne répondit pas tout de suite. Non pas qu'il fût taraudé par la moindre rancune ainsi que l'on pourrait légitimement s'y attendre; Adam ne se comptait pas aux rangs des revanchards. Son silence n'exprimait rien d'autre que le trouble motivé par la saisissante métamorphose opérée dans la voix du Créateur: toute trace de fureur de s'y était annihilée, cédant la place aux accents retrouvés, doucement modulés et chantants, d'une sérénissime grandeur, à la Ghandi.

Un peu comme au poker (il avait le sentiment d'en jouer une sacrée partie), le Créateur jugea opportun de relancer:

– Tu m'en veux ?

– Mais non, mon Dieu, fit Adam. Que vas-tu t'imaginer ? Je ne suis pas de ce bois là.

Adam s'était exprimé d'un ton étonnamment posé où ne perçait, tout au plus, qu'un brin de lassitude. Par un mouvement d'harmonieuse symétrie, au fur et à mesure que le Créateur avait décliné dans son estime (on a beau n'être pas rancunier, on a de la mémoire …), il y avait gagné un piédestal de sacralité, on l'aura remarqué: Adam ne lui devait-il pas l'existence, après tout; ne pas l'admettre eut relevé d'une indigne ingratitude.

– Quelque chose te reste sur la patate, je le sens bien, Adam. Dis-moi, je t'en prie, fit Dieu en inversant les rôles dans un soudain accès de familiarité.

– Tu n'as pas une petite idée ?

– Si, si: la punition de tout à l'heure peut-être?

– La punition ! Tu appelles ça une punition ? Je tremble d'imaginer ce que serait une malédiction, alors !

– Mais vous étiez prévenus, Adam, marchanda le maître de l'univers.

– Ce n'est pas seulement à moi que je pense, rétorqua Adam en élevant le débat (mais pas le ton). Tu as raison: j'étais prévenu; c'est bien le terme que l'on emploie pour désigner la période entre la mise en examen et l'inculpation, n'est-ce pas ? Eve ne l'était pas, elle mais je te concède que j'aurais pu la mettre au courant ou, à tout le moins, décliner son invitation. J'aurais pu, j'aurais dû …

« De toute façon, ce qui est fait est fait », poursuivit-il, fataliste « et ni toi ni moi n'y pouvons plus rien changer. Eve et moi, nous avons péché et nous payerons pour cela. Mais pourquoi entraîner notre descendance dans cette déchéance ? Ils n'y sont pour rien, strictement pour rien. Serais-tu en train de nous faire le coup de la responsabilité collective, par anticipation ? »

– Écoute-moi bien, Adam: je vais te parler franchement; personne ne nous entend. Tu m'impressionnes et je reconnais volontiers t'avoir sous estimé: tes propos sont empreints d'une grande sagesse. Alors voilà: je vais te faire une proposition. Mais qu'une chose soit claire: même si je le voulais, il ne me serait plus possible de vous absoudre: il y va de ma réputation, de mon autorité, de ma crédibilité. On rigolerait de moi dans toute la création et ça, je ne peux pas me le permettre. Tu imagines un Dieu qui provoquerait l'hilarité comme le premier clown venu, au Cirque d'Hiver ?

– Non, décemment, ça ne peut pas s'imaginer, concéda Adam, grand prince.

– Alors, voici mon offre: vous serez mortels, mais provisoirement.

– Provisoirement, reprit Adam, un brin incrédule ? Ca veut dire quoi ?

– Eh bien, votre existence terrestre aboutira à un terme inéluctable ! Ce qui est dit est dit et cochon qui s'en dédit. Mais vous renaîtrez à une autre vie, éternelle celle-là, par-delà le trépas.

– Intéressant. Continue, fit Adam le sourcil en accent circonflexe.

– Je tiens à te prévenir à la loyale: il y aura des variantes; tout ne sera pas rose. Et je n'hésiterai pas une seconde à utiliser les plus noires chaque fois qu'il me sera nécessaire de faire un exemple afin que le troupeau de votre humanité ne suive pas les brebis galeuses égarées hors du droit chemin (déjà Bonaparte, le stratège inspiré, perçait sous Napoléon, grand commis de l'État).

Les déviants ne manqueront pas, je t'en fiche mon billet et pour ceux-là ce sera terrible: un véritable enfer; ils n'auront pas assez de leur éternité pour se repentir. Normalement, l'écho de leur tourmente infinie devrait suffir à dissuader les autres … Encore que …

– Ca me paraît juste et raisonnable, opina Adam. Tope là.

Et c'est ainsi que fut scellé le pacte Déo-Adamique par lequel sont encore régies les moindres secondes de nos existences présentes et futures.

– Une dernière chose, cependant, fit Adam la mine soudain assombrie.

– Oui ?

– C'était donc si grave de braver ton interdiction et de croquer ce fruit ?

– Tout à fait franchement, si ca n'avait été qu'une broutille, me crois-tu du genre à bouder simplement parce que vous auriez désobéi et craché quelques épluchures ? J'ose espérer, maintenant que tu me connais un peu mieux, que tu m'accordes davantage de crédit, suffisamment en tous cas pour ne pas croire que ces gamineries auraient suffi à justifier ma décision.

– Justement, l'encouragea Adam, où donc était le crime ?

– On ne peut à proprement assimiler votre bêtise à un crime, au sens où tu l'entends. Ou bien alors, ce serait beaucoup plus grave: un crime contre l'humanité, puisqu'elle aura à en pâtir.

L'important, Adam, est que ce fruit était celui de l'arbre de la connaissance; de la connaissance du bien et du mal, qui n'existeraient même pas l'un sans l'autre.

Maintenant, vous savez et, plus encore, vous savez que vous savez. Réfléchis à ceci, Adam et tu finiras par m'accorder que c'est encore bien pire que d'être devenus mortels.

En croquant la pomme, vous avez acquis la liberté, ce qui pourrait te paraître une immense conquête (d'autres, plus tard, feront le même pari risqué sur la place de la Bastille). Tu aurais raison, indiscutablement raison, hormis un minuscule détail mais qui change tout: la liberté ne s'imagine qu'accompagnée de sa soeur jumelle qui a pour nom responsabilité.

Vous voici désormais responsables de la moindre de vos pensées, de chacune de vos paroles; responsables aussi lorsque vous agirez et tout autant, encore bien davantage, peut-être, lorsque vous n'agirez pas. Responsables à tout jamais, à chaque fraction de seconde et jusque dans la nuit des temps. Responsables de votre vivant; responsables post mortem tout aussi bien.

– Beatitus pauperes spiritu, alors ?

– Exprime ça sous cette forme si ça te fait plaisir. Mais pense aussi à ceux que la lecture des pages rousses du Larose rebute; on peut dire plus simplement que vous auriez largement contribué à votre tranquillité en ne cherchant pas à savoir.

Adam comprenait. Sa façon de le manifester, cependant, n'avait rien de grandiose: il se contentait de balancer alternativement la tête dans le plan vertical, attitude que de mercantiles fabricants de babioles à mettre sur la plage arrière des voitures ne manqueraient pas de copier, un jour ou l'autre.

Dieu le contemplait en silence, d'une manière qui ressemblait fort à celle d'un père, le soir où son fils vient lui apprendre qu'il est reçu au bac. On sentait dans son regard appuyé une indéniable fierté mêlée à la puissante satisfaction que l'on éprouve à imaginer les prouesses futures du rejeton.

Il se faisait bien tard et les douze coups de minuit eussent sonné depuis bien longtemps pour peu que les horloges eussent été inventées.

Dieu prit, comme à regret, l'initiative de rompre le charme:

– Tu ne m'en veux plus, maintenant ? Ca va, fiston ?

– Ca va, ça va, acquiesça Adam d'une voix passablement pâteuse entre deux bâillements, ajoutant dans un murmure à peine perceptible tant il se noyait au beau milieu d'un soupir à fendre l'âme (ce qui était bien imprudent en raison du fait que la peinture de celle-ci était à peine sèche):

– Ca va, comme un lundi…