Divers médias feignent de découvrir les dessous de la Fondation Somaly Mam au Cambodge, d’autres découvrent vraiment, et les plus nombreux, très largement majoritaires, jouent les Trois Singes de la Sagesse (rien voir, ni entendre, ni dire). En fait, la Fondation Somaly Mam, censée venir au secours de fillettes et (très) jeunes filles livrées à la prostitution à Phnom Penh, évoque très fort l’un des aspects des anciens établissements des sœurs du Bon-Pasteur : des  « filles perdues » sont aussi livrées à la Fondation par… la police… ou… les parents.

Ce fut l’un de mes tout premiers reportages pour l’hebdomadaire Uss’m Follik de Strasbourg et l’Agence de presse Libération (qui précéda le quotidien).
Des pensionnaires et des éducatrices (laïques) d’un établissement religieux pour jeunes filles présumées « en détresse » avaient tenté d’alerter les médias alsaciens sur leurs conditions de vie ou d’exercice de leur métier.
Ayant effectué mes études initiales à Angers, siège de la congrégation des sœurs du Bon-Pasteur, j’avais formé (ou il m’avait été inculqué) une fort bonne opinion de ces religieuses.
Je découvrais le revers de la médaille pieuse, qui évoquerait très fort par la suite celui des institutions religieuses irlandaises chargées d’orphelines ou de jeunes délinquantes : une suite de scandales a depuis défrayé de nombreuses chroniques.

Restons mesuré car les traitements réservés aux pensionnaires strasbourgeoises n’étaient pas vraiment « si pires », comme on dit au Québec où les sœurs du Bon-Pasteur géraient des écoles de réforme (de redressement) et d’industrie (écoles professionnelles). Soit fournissaient le patronat en jeunes filles ou très jeunes femmes « réhabilitées » et dociles. Comme en Irlande, mais avec des méthodes quand même moins drastiques.

À l’époque, soit au tournant des années 1970, à Strasbourg comme au Québec, les mouvements féministes prirent instinctivement fait et cause pour les jeunes internées.

Volte-face

À présent, c’est pratiquement et même (trop) largement le contraire. Une Somaly Mam est si glamour qu’elle ne peut être remise en cause ; lever des fonds en la mentionnant au passage peut se révéler, comment dire ? Lucratif ? En termes de retombées médiatiques en tout cas.

Depuis notre premier article (Charity Business…), ni la Fondation Somaly Mam, ni le groupe Estée Lauder n’ont daigné répondre à nos demandes d’explication. Tandis que Laura Cummins, vice-présidente de la Body Shop Canada, s’empressait de nous indiquer que, oui, son groupe avait financé la Somaly Mam Foundation, mais que ses contributions avaient cessé, comme initialement prévu, en 2012. Sans doute avant que soit créée, le 25 septembre 2012, la page Facebook Don’t Buy Somaly’s Lies (ne gobez pas les mensonges de Somaly).

Cette page a été créée par des professionnel·le·s du travail sexuel : en clair, des prostitué·e·s dont les paroles et opinions auraient été « censurées » ou déformées par Somaly Mam. Un Français, Hervé Blandin, qui consignait déjà (ailleurs, sur une page Facebook consacrée aux fake orphanages de Thaïlande) que, selon son expérience cambodgienne, celles et ceux en charge d’orphelinats bénéficieraient davantage d’aide psychologique que leurs pensionnaires, s’y révèle très critique à l’endroit du « volontourisme ».

La question est de savoir si la Fondation Somaly Mam n’est pas une pourvoyeuse de ce volontourisme, avec des refuges à la Potemkine, du story telling, et un art consommé de faire cracher les entreprises et bonnes volontés au bassinet.

Au-delà, on peut se demander si les méthodes employées par Somaly Mam ne sont pas la véritable « maquette », le mock up, de la fabrication de récits destinés à émouvoir l’opinion, méthodes reprises par des associations humanitaires ou féministes, notamment prohibitionnistes, dès qu’il s’agit d’évoquer la prostitution et notamment celle de mineur·e·s…

Des « Nid » en pagaille

Au Cambodge, la Fondation Somaly Mam s’est peut-être inspirée des pratiques de congrégations religieuses telle celle de la Citipointe Church. Il s’agit d’une église pentecôtiste australienne qui gère au Cambodge le She Rescue Home (destiné, sur le papier, à recueillir de jeunes prostituées). À moins, bien sûr, qu’il s’agisse du contraire.

Le cinéaste australien James Ricketson a suivi une famille de parents de pensionnaires de la Citipointe Church au Cambodge.
Chanti, mère de Rosa et Chita, et Chhork, leur père, réclament depuis des années à l’église Citipointe que leurs deux filles leur soient rendues. James Ricketson fait état d’un véritable rapt.
Il a suivi Chanti depuis l’âge de huit ans jusqu’à celui de 25 et il consigne : « en dépit de son extrême pauvreté, Chanti (…) refuse d’être [fabriquée en] victime ».

C’est bien de fabrications de victimes, comme cela fut aussi constaté en divers orphelinats haïtiens dirigés par de généreuses bienfaitrices, de très charitables bienfaiteurs occidentaux, lié·e·s ou non à des congrégations religieuses, qu’il s’agit.

Au Cambodge, des associations prohibitionnistes du type de la française Le Nid sont au moins une demi-douzaine à tenir le haut du pavé international de l’éradication de la prostitution khmère. Toutes reçoivent des fonds nord-américains, sous condition : se déclarer prohibitionnistes.

Nous évoquions précédemment le cas de Meas Ratha, l’une des pensionnaires de Somaly Mam servie toute chaude, toute « saignante » et pleurante, aux caméras d’« Envoyé Spécial » (France 2) en 1998. On attend d’ailleurs que la chaîne se prononce sur cet épisode…

Lindsay Murdoch, correspondant de Fairfax Media (Sydney Morning Herald et autres titres) pour le Sud-Est asiatique, s’est aussi, à la suite du Cambodia Daily, intéressé de plus près à une autre pensionnaire de Somaly Mam, Long Pros.

Long Pros, dans un premier temps, fut « vendue » en tant que jeune prostituée contrainte à l’Oprah Winfrey Show. Selon ses dires d’alors, elle avait 13 ans, et n’était pas encore pubère (une pré-pubère, c’est toujours plus émouvant), quand elle fut kidnappée pour le compte d’un bordel de Phnom Penh. Elle est alors traitée à la gégène (subtile allusion au colonialisme français en Indochine), on lui refait des virginités, elle est deux fois avortée de force (fin appel du pied aux mouvements Pro-Life), et finalement, la mère maquerelle va l’énucléer. Sa tortionnaire lui aurait ainsi fait perdre sa valeur marchande, mais, miracle, survient ensuite Somaly Mam.

Lindsay Murdoch a joint la mère de Long Pros (devenue depuis Somana Long), Long Hon, pour demander comment sa fille avait perdu son œil. Réponse : infection, hospitalisation, énucléation. Information confirmée par le chirurgien Pok Thorn qui a opéré d’une tumeur la jeune patiente.
Mais une version légèrement différente sera servie au photographe de mode nord-américain Norman Jean Roy. Ce volontouriste prestigieux et pas forcément totalement désintéressé produira l’album Traffik avec, en vedette, et en couverture, Long Pros et son œil creusé.

Il n’est pas vraiment venu à l’idée de Somaly Mam de rapidement doter sa protégée d’un œil de verre : elle est trop précieuse sans !

Sauf que, le coup de l’énucléation par une « madame » a dû être estimé postérieurement un peu trop sordide. Cette fois, c’est un proxénète (et non plus une femme) qui envoie un coup de pied dans l’œil de la toute fraîche adolescente. L’œil s’infecte, et l’ablation oculaire s’effectue sous contrôle chirurgical. Car, à voir les premières photos, des chirurgiens avaient peut-être émis des doutes.

C’est l’un des traits caractéristiques des meilleurs récits de Somaly Mam : ils évoluent en fonction des destinataires, des circonstances, des aléas. Au départ, plus c’est gros, meilleur cela passe. Ensuite, on module. Au final, on invoque l’outrage à victimes.

Si le groupe Estée Lauder ou la Somaly Mam Foundation n’ont pas estimé utile se s’empresser de répondre à Come4News, pour la Fondation, le groupe Fairfax Medias posait un tout autre problème.

Noyer le poisson

Somaly Mam, qui avait raconté auparavant comment huit jeunes filles de l’un de ses centres avaient été assassinées, devait admettre par la suite que cela découlait d’une confusion totalement involontaire de sa part. Les jeunes filles seraient mortes dans une série d’accidents ultérieurs, accidents que l’on pourrait éventuellement imputer à leurs souteneurs. Cette fois, la police cambodgienne s’abstint de démentir…

Fairfax Medias n’a pas obtenu de réponse circonstanciée sur tous les faits évoqués par Lindsay Murdoch, fort loin de là.
Mais une dénonciation de qui mettrait en doute la parole de toutes les victimes et bénéficiaires de la fondation a été énoncée : cela revient à les réduire au silence.
Il est pourtant clair que la fondation n’a pas recueilli que des victimes de la police et Pierre Legros convient aisément qu’un travail utile a aussi été effectué.

Pierre Legros, un volontaire de l’action humanitaire au Cambodge qui épousa Somaly Mam et devint le père de Ning (16 ans en 2006), avait collaboré avec la police quand leur fille avait fait une fugue, deux ans après le divorce de ses parents. Ning fut retrouvée en compagnie d’un petit ami. Mais pour sa mère, ce ne pouvait être qu’un violeur et souteneur, membre d’un gang, ce qu’elle écrivit complaisamment.

Pierre Legros avait été séduit par la très jolie Somaly alors qu’il n’avait que 20 ans. Elle devait lui signifier son congé à l’âge de 33 ans. Il devenait gênant et fut mis à la porte avec ses effets personnels contenus dans deux valises.

Il avait surtout émis des doutes sur les méthodes de l’association Afesip (cofondée avec Somaly Mam). En fait, pour se fournir en pensionnaires « consentantes », l’association avait recours aux placements de la police, très exactement comme les sœurs du Bon-Pasteur un peu partout en Francophonie.

Srey Mao, 31 ans à présent, une ex-prostituée, a narré à la presse qu’elle s’était par deux fois évadée d’un centre de l’Afesip où la police l’avait conduite. Elle ne se voyait pas passer des journées à coudre avant d’être placée chez un marchand de sueur l’assignant à un atelier ou un autre. Srey Mao n’est pas retournée à la prostitution, vit très chichement de son activité de chineuse, mais se dit libre et non plus victime. Notamment de celle que Pierre Legros qualifie de « manipulatrice ».
Too big to fail

Telle Pompeia Sulla, femme de Jules César, Somaly Mam ne peut être soupçonnée. Elle pèse désormais trop. Le groupe Estée Lauder, le coup est parti, va vanter ses marques Clinique, Bumble and Bumble, et autres, dans un Beauty Salon et atelier de formation de coiffeuses et maquilleuses. Il a été inauguré à Siem Reap, à proximité des temples d’Angkor Wat : tourisme et volontourisme  feront encore meilleur ménage. Acheter des produits du groupe Estée Lauder reviendra à faire une bonne action, une œuvre de bienfaisance.

En deux décennies, Somaly Mam a tant accumulé d’honneurs et distinctions, d’opportunités photographiques, de dons et contributions de grands groupes, qu’elle est devenue indéracinable.

Comment un Jean-Marc Ayrault, qui, alors député-maire, lui remit le Prix de l’Édit de Nantes en 2006, pourrait-il, devenu Premier ministre, se déjuger ?

Comment Nicholas D. Kristof et Ayaan Hirsi Ali, préfaciers de la version anglaise du Silence de l’innocence (traduit en une douzaine de langues), pourraient-ils envisager de se déclarer bernés ?

Pour le moment, en France, rares sont les titres qui, comme Le Point, ont repris une dépêche de l’AFP qui, en mai 2012, ne remettait pas en question le compte de fée de Somaly Mam mais critiquait ses méthodes. « Mam a adopté une ligne aussi stricte que controversée: tous les travailleurs du sexe sont des victimes, d’un trafic ou des circonstances, parce que personne ne choisit de se prostituer. ».  

Si, en plein débat français sur la proposition socialiste de loi de pénalisation des clients de la prostitution, cela n’évoque rien, alors, à quoi bon continuer prétendre faire du journalisme et s’efforcer de tendre à l’objectivité ?

Avec le recul, celles et ceux qui avaient approché Somaly Mam, à ses débuts de travailleuse humanitaire, ne semblent plus du tout sûrs et certains qu’elle ait jamais été pensionnaire d’une maison de passe. Qu’elle ait « michetonné » dans des bars de grands hôtels ne fait guère de doute. Pierre Legros considère toujours qu’elle fut une prostituée. Victime d’un réseau ? « J’en doute », confiait-il au Sydney Morning Herald.

Un innocent silence ? 

Faut-il à présent croire au « silence de l’innocence » des associations, féministes, prohibitionnistes, autres, qui ne s’empressent guère de se distancier de la Fondation Somaly Mam, en dépit du fait que cette organisation emploie plus de cent personnes pour seulement quelque 300 ou 340 pensionnaires (ou « internées », on ne sait plus trop) ? Faut-il ou non relever que, depuis que des jeunes femmes se sont déclarées retenues dans les centres de la fondation, les nouvelles pensionnaires semblent, sur les photos, majoritairement beaucoup, beaucoup plus jeunes que des adolescentes ? Toutes ces fillettes étaient donc vouées à la prostitution ? Ou estimées moins problématiques que des plus âgées ?

Des associations ou organisations trop grosses, trop réputées aussi, pour être mises en cause ? Il ne convient pas de généraliser, d’étendre le domaine de la lutte contre les impostures à toute ONG, association caritative, &c.

Tout comme aux Restos du Cœur, il se peut que de rares volontaires ou même permanent·e·s puissent déraper (comme divers témoignages, non vérifiés, me l’ont laissé entendre). Mais il y a dérapage et abus de confiance.

Or, il semble que de très proches de Somaly Mam, selon le Cambodia Daily, occupent des positions (notamment à la direction de centres éducatifs) dont ils pourraient profiter de manière soulevant questionnements. William Livermore, qui fut directeur général de la fondation jusqu’en 2011, a déclaré au Thanh Nien News (Vietnam) que le Cambodia Daily se livrait à une « chasse aux sorcières ».

Faire la part des choses est complexe. L’imbrication des ONG et de leurs actrices et acteurs (et parfois, au sens propre, comédiennes et comédiens) est souvent très forte. Ainsi, Georges Blanchard, directeur de l’Alliance anti-trafic Vietnam, confirme que la fille de Pierre Legros et de Somaly Mam n’avait pas été kidnappée et violée, comme sa mère l’affirmait, mais avait bel et bien fait une fugue. D’un autre côté, l’Alliance anti-trafic Vietnam a reçu, pendant quatre ans, des fonds de la Fondation Somaly Mam. Cette dernière ne ment donc pas, n’est que trop imaginative… Elle s’induit en erreur et n’induit qu’involontairement ses donateurs en erreur…

De même, les liaisons entre médias et Charity Business sont étroits. Oprah Winfrey, si réceptive aux propos de Somaly Mam, dispose aussi d’un fonds à son nom, le Leadership Academy Foundation College Fund (qui se consacre à des étudiantes africaines).

Mais bizarrement, des organisations telles, en France, ADT-Quart Monde (Aide à toute détresse) ou le Secours populaire, ne mettent pas ou très peu en avant des dirigeantes, n’ont pas recours (ou fort peu) à des célébrités, et en appellent bien peu à l’émotionnel pour alimenter la publicité compassionnelle.

Une Arche de Zoé cambodgienne ?

Humour, bévue ou prémonition ? La Fondation Somaly Mam a recruté la comédienne Shay Mitchell, héroïne de la série télévisuelle Pretty Little Liars, pour recueillir des fonds.

Déjà, début 2008, le Phnom Penh Post donnait la parole à des pensionnaires mécontentes de leurs conditions dans les centres de l’Afesip (et fuyant un apprentissage les menant tout droit à être employées dans les ateliers de textile, à s’endetter auprès des employeurs pour survivre). Cela n’avait évidemment servi à rien : Somaly Mam savait mieux qu’elles-mêmes ce qui leur convenait.

La dernière des justifications avancées pour minimiser la portée des variantes et exagérations des récits de Somaly Mam est qu’elle reste traumatisée par un douloureux passé. En dépit de ses tenues haute-couture, de la fréquentation des stars et chefs d’État, elle ne s’en serait jamais remise.
Entre ce qu’est devenue l’Afesip depuis que Pierre Legros en fut évincé puis la Fondation Somaly Mam et ce qu’il advint à l’association L’Arche de Zoé (qui « fabriquait » des orphelins au Tchad), la distance aurait peut-être pu devenir ténue. Mais Éric Breteau, de L’Arche de Zoé, n’avait pas su s’inventer un passé, et le temps lui aura manqué pour devenir le familier des grand·e·s de ce monde. Sa compagne, Émilie Lelouch, avait pourtant la silhouette adéquate pour se faire prêter des fourreaux et robes de cocktail de très grandes marques, mais il voulait rester au premier plan…  Cécilia Sarkozy avait-elle su se dégager, Rachida Dati s’esquiver à temps ? Ou Éric Breteau avait-il avancé leurs noms à la légère ?

Avec Somaly Mam, trop de personnages de premier plan ont déjà figuré avec elle sur les photos largement distribuées par leurs services de presse…

C’est sans doute là une différence essentielle…

Une réalité mouvante

Pierre Legros et Somaly Mam n’ont certainement pas inventé la prostitution infantile au Cambodge. Dans son dernier livre, El Lugar mas feliz del mundo (éds Kailas), le grand reporter David Jimenez (qui fut correspondant d’El Mundo), consacre un chapitre à La Maison rose. Il s’agissait, voici une quinzaine d’années, de l’un des nombreux bordels de Svay Pak, localité proche (surnommée le K11, ou Kilomètre 11) de la capitale cambodgienne. On y proposait des fillettes pré-pubères. Jimenez avait rencontré Mei, une Vietnamienne de 15 ans, l’une des moins chères (à cinq dollars la nuit), dans une autre maison de passes.

Jimenez est retourné récemment à Svay Pak. La Maison rose est devenue La Maison de Rahab, un refuge pour mineures, avec un mini-musée dans la chambre 9. D’autres bordels ont été transformés. Cela est certes dû à l’action du pasteur Don Brewster et de son épouse, Bridget, membres fondateurs d’Agape International Missions. Une association prohibitionniste implantée localement depuis 2006 et qui ouvrit la Rahab House en 2008. Bien sûr, AIM dispense aussi une éducation chrétienne, ce qui la rend moins « sexy » ou « hype » que la Somaly Mam Foundation qui initie (très cher) ses donatrices et donateurs à la méditation bouddhiste.

Mais selon David Jimenez, ce qui a aussi changé, c’est que ces associations (dont bien sûr l’Afesip et la SMF, qu’il ne mentionne pas, mais cela va de soi) ont fini par convaincre le gouvernement du Cambodge de beaucoup moins tolérer la prostitution infantile. Ont-elles fait plus et mieux que l’Unicef et d’autres ONG ? Cela peut sans doute prêter à un débat oiseux.

À Svay Pak, AIM (Agape) tente aussi de convaincre souteneurs et proxénètes, souvent des membres des familles des jeunes prostituées. L’absolution divine est généreusement dispensée par les missionnaires protestants, accompagnée d’aides diverses.

L’ennui pour Somaly Mam, c’est qu’après que le cinéaste espagnol Pedro Barbadillo ait réalisé son film Mariposas del Mekong (Mekong Butterflies) avec l’appui de Carlos Ayuso et de l’anthropologue Pierre Le Roux, sa protégée, héroïne du documentaire, Veasna Chan, va commencer à dénoncer la réalité du centre de Siem Reap qui fournira des apprenties au groupe Estée Lauder.

Sur place, au Cambodge, initialement, Veasna Chan vante l’action de Somaly Mam. Mais ayant obtenu de pouvoir quitter le Cambodge pour la Galice, elle conte une toute autre histoire. Dans le centre de Siem Reap, le directeur, Ou Sophan, et son adjoint, Phana, faisaient intrusion, avinés, à la nuit tombée, dans les dortoirs, narrera Veasna Chan ainsi que cinq autres jeunes femmes. Selon elles, Somaly Mam ne pouvait qu’être au courant de ces agissements.

Par ailleurs, l’association basque Anesvad, qui avait financé l’Afesip entre 2001 et 2006, s’était enquise d’obtenir des justifications sur l’emploi des fonds (un million d’euros sur cinq ans). L’Anesvad alertera l’Agence espagnole de coopération internationale qui finira par couper les vivres à la Fondation Somaly Mam en 2008 en faisant état d’« irrégularités comptables », rapporte El Mundo.  

L’ambigüité du documentaire est que, afin de « ne pas désespérer Billancourt » (les donateurs), le centre de Siem Reap est présenté sous son meilleur jour. À l’époque, Pierre Le Roux collaborait avec l’Afesip et Somaly Mam paraissait la « grande sœur idéale » pour Veasna Chan.

Pour la bonne cause

Dans le débat sur la prostitution en France et la pénalisation des clients revenait comme un leitmotiv que 90 % des prostituées sur le territoire français (hexagonal ou outre-mer inclus, on ne sait) étaient étrangères et contraintes. Puis, ce ne fut plus que 80 %. Mais bref, l’idée est d’escamoter les prostitué·e·s indépendant·e·s, devenues invisibles ou « privilégiées » (les escort·e·s de luxe), voire présenté·e·s de manière caricaturale, outrancière donc, partant, forcément en tant que minorité marginale, insignifiante.

Dans Sex Trafficking, Human Rights, and Social Justice, étude publiée par Routledge Research in Human Rights, sous la direction de Tiantian Zheng, Nicolas Lainez traitait de la présentation, ou plutôt de la « mise en scène » (the victim staged) des victimes d’Asie du Sud-Est (une reprise traduite de « Représenter l’exploitation sexuelle ? La victime mise en scène », paru dans Migration et Société). Nicolas Lainez (EHESS) travaille avec l’association Alliance Anti-Trafic et a collaboré avec Pierre Le Roux. On le conçoit, il pourrait à présent étayer et actualiser son propos.

Tiantian Zheng, en son introduction, relève que le discours dominant consiste, sciemment ou non, à rendre floue la distinction entre prostitution volontaire et trafic d’êtres humains. Pour la bonne cause, toutes victimes, tous soumis, toutes abusées, aucun n’est autonome. Cela vaut y compris pour les migrant·e·s, relève Tiantian Zheng, qui constate que ce n’est pas tout à fait l’avis des intéressé·e·s unanimes en ce qui se rapporte au  « travail sexuel » (oops, à l’esclavage, pardon, à l’esclavage sexuel).

Tout est bon pour mener « une croisade morale ». On retrouve dans les écrits prohibitionnistes les tons et accents des filles perdues et des sœurs du Bon-Pasteur dictant les récits publiables.

Les victimes sont systématiquement aux mains de réseaux, n’empruntent jamais à des proches ou des parents pour émigrer, ne remboursent que des mafieux. Les « victimes », si migrantes, sont considérées toujours mieux traitées dans leurs pays d’origines qui ne pourront que leur assurer une (pauvre mais digne) autonomie financière.

Stopper l’émigration

La véritable raison d’être de ce qu’est devenue la Fondation Somaly Mam n’est plus, per se, et prioritairement, d’aider les victimes du proxénétisme, mais de freiner l’émigration vers l’Occident. Les effets pervers sont que les associations non-abolitionnistes qui pénétraient facilement les milieux de la prostitution au Cambodge, en distribuant gratuitement des préservatifs, en apportant des soins médicaux, ont fini par être associées, dans l’esprit des proxénètes, aux autres, qui accompagnent les raids policiers. Ou assimilées aux œuvres de bienfaisance qui démasquent les couvertures des bordels (bars à karaoke, petits restaurants, salons divers) et servent d’indicateurs à la police.

Si Somaly Mam ne se prononçait plus pour la prohibition totale de la prostitution, elle ne pourrait plus recevoir aucun fonds public provenant d’Amérique du Nord. De plus, aucune personnalité de la mode, de l’industrie du divertissement, ne prendrait plus le risque de s’afficher avec elle. Ce serait donc se vouer à retourner à l’anonymat, la pauvreté, &c. On peut comprendre qu’elle ne veuille pas prendre ce risque : de défenseuse des prostitué·e·s, elle deviendrait une prostitueuse puisqu’elle avouerait tolérer une forme de prostitution qui, aux yeux de ses sponsors, ne peut exister, n’a jamais pu exister hors la figure, exceptionnelle, hors-norme, de la courtisane de très haut niveau, victime inconsciente de la domination masculine, c’est l’évidence énoncée inconstestable.

La contrepartie de ces méthodes est que, contrairement au but recherché, les femmes du Sud-Est asiatique envisageant la prostitution en tant que moyen de vivre plus correctement sont tentées d’émigrer vers l’Europe de l’Ouest où la police est réputée moins brutale, les associations moins liées à l’industrie textile.

Nicolas Lainez s’est intéressé au cas de Veasna Chan telle que présentée dans Mariposas del Mekong. Il laisse entendre qu’il fallait absolument la présenter non-consentante en toute circonstance et en faire l’exemple même de « l’esclave sexuelle » systématiquement contrainte (ou dépendante aux drogues). Le chercheur français insiste sur le fait qu’il a fallu faire d’un indéniable phénomène existant – mais difficilement quantifiable – un « fléau » de très grande ampleur.

C’est ainsi qu’en Thaïlande, il fallut faire gober, au début des années 1990, que plus du quart des enfants était livré à la prostitution. Tout chiffre avancé s’est assorti du préfixe « plus de… ». Une centaine de milliers devient plus de 100 000, un million, plus d’un million… Le phénomène passe du statut de menace à celui d’épidémie, puis d’endémie enracinée, à éradiquer avant qu’elle ne submerge tout (et que 90 % des enfants soient livrés à des réseaux de prostitution).

De trois à quatre quotidiennes, les passes auxquelles sont soumises les enfants grimpent à la dizaine, à la douzaine… plus c’est sordide, mieux cela émeut.

Certaines associations doivent à la fois engranger des résultats et constamment rappeler que le péril augmente en des proportions galopantes, nécessitant toujours plus de subventions, de dons.

En fait, là où se trouvent les plus efficaces, comme l’a constaté David Jimenez, le phénomène régresse, même s’il se transforme et ne peut, et ne pourra sans doute, jamais être totalement éradiqué.

Le grand écart

Le positionnement de certaines associations est ambigu. D’un côté, elles dénoncent le tourisme sexuel, de l’autre, elles font valoir que le « tourisme gay » n’a rien à voir avec du tourisme sexuel : il est forcément convivial. Il ne s’agit que de « vivre et assumer pleinement son identité, sans crainte de représailles » (lu dans Téoros, revue de recherche en tourisme). C’est absolument admissible. Mais il s’agit aussi de ne plus prêter le flanc à des clichés du passé. Donc de trier un peu les témoignages mis en avant ; de ne pas insister sur l’offre prostitutionnelle masculine.

On trouvera donc très peu de cas popularisés de jeunes gens victimes. Les money boys existent davantage dans la presse généraliste que dans celle des associations (hors celles des travailleuses et travailleurs du sexe ou celles traitant spécifiquement de l’homosexualité). Mais cela correspond aussi à une réalité ; notamment au Cambodge, la prostitution féminine, moins envahissante que souvent décrite, est dominante.

Ce qui est encore plus déroutant, c’est que la promotion de la société de consommation, du star system, de la mise en valeur des pipeules, peut, au Cambodge tout comme en France, servir de vecteur à la prostitution des adolescentes, notamment celles de la classe moyenne inférieure.

Selon Cambodge Soir Hebdo (un article d’Ung Shansophea de février 2010) des lycéennes se prostituent dans les grandes villes pour améliorer l’ordinaire et s’offrir, si ce ne sont les tenues huppées qu’arbore Somaly Mam, du moins quelque chose d’approchant.

Les cosmétiques d’Estée Lauder à la portée des ouvrières du textile cambodgien ou des lycéennes des campagnes voulant ressembler à des gosses de riches ?
Après tout, quel meilleur vecteur promotionnel pour faire rêver des gamines qu’une Zahia Dehar cambodgienne ayant réussi dans le Charity Business ?
C’est aussi l’un des paradoxes de cette affaire boomerang. Somaly Mam n’est sans doute pas utile qu’à ses seules protégées.