Rendre compte, chaquejour, de la détresse des habitantes et habitants de Port-au-Prince, Jacmel, Leogane(localité aussi touchée que Port-au-Prince, distante de 18 km de la capitale),n’est pas superflu, ni vain.  Mais c’estpeut-être aussi en s’intéressant à Boucan ou à Bombardopolis et à ceux de « lot bò » (là-bas, donc ici) qu’on pourramieux comprendre les enjeux.

 

Tout d’abord, nondans l’ordre des priorités mais de l’immédiateté, cessons de nous en prendreindistinctement à tous les envoyés spéciaux qui ont effectivement pris la placede sauveteurs dans les tout premiers avions à se poser à Port-au-Prince.Réflexe corporatiste ? Sans doute aussi, mais méfions-nous des fausses évidences.Il est tout aussi indécent de considérer que les envoyés spéciaux de FR3 enAfghanistan ont pris des risques inconsidérés que de polémiquer sur le sort dela dépouille d’Albert Camus. Quelques Camus bien vivants ne sont pas de trop enAyiti. Ne serait-ce que pour contrer la propagande raciste, les menées de ceuxqui voudraient tout autant lier l’aide à la stérilisation en Haïti qu’ilsprônent une politique nataliste « blanche ». « On » nereconstruira pas Ayiti sans les Haïtiennes et Haïtiens, et les solutions à l’emporte-piècene doivent pas tenir lieu de réponse aux réalités.

 

Dans son appel ,Natacha Giafferi-Dombre, ethnologue spécialiste tant du « terrain » àHaïti que du métissage en général (pour faire court), mère d’une jeuneFranco-Haïtienne, dont la galerie parisienne Marassa Trois est l’un des pointsde convergence de la communauté artistique haïtienne de la diaspora, est peuexplicite sur la société haïtienne mais franche. Elle évoque la populationhaïtienne « et singulièrementport-au-princienne dont vous savez combien je l’ai aimée, haïe, chérie. ».Oui, quand on vous demande 400 USD pour retirer un corps de la morgue, quandles cercueils font l’objet d’une surenchère au marché noir, on peut désespérerde ses semblables. Oui, aux pillages dont l’ampleur est et sera tout à faitexagérée succédera un maraudage auquel nous nous livrerions nous-mêmes si nousvivions la même détresse. Une phrase d’Émile Géhant, ancien maire, décédé, deBelfort et rescapé des camps nazis est restée gravée dans ma mémoire. Il medisait avoir pu obtenir un bout de savon et contempler, hébété, sans réaction,un déporté agonisant à ses pieds. Je vous épargne le verbatim. Cela fait des années qu’Haïti évoque un camp deconcentration, du genre de ceux ayant accueilli les réfugiés espagnols de laguerre civile ou les harkis des « événements » d’Algérie, mais il n’ya pas d’enceinte, de barbelés, de miradors. De même, il m’avait été rapportésces stupéfiants propos d’un vieux recteur breton à celui qui voulait écorchervif un criminel (ou assassin) pédophile :  « Mon fils, rend grâce à Dieu qu’il ne t’apas donné de trop aimer les petits enfants… ». Émile Géhant disaitaussi : « pardon, oui, oubli,jamais ». Je lis à présent des commentaires tendant à passer l’épongesur les malversations du « père » Aristide qui fut remplacé par desdirigeants plus convenables aux yeux de leurs homologues étasuniens. Jean-BertrandAristide est à distance le chef de file du principal parti d’opposition haïtien ;il est aussi de vieux recteurs bretons parmi son entourage et ils ont peut-êtrequelque chose de positif à contribuer pour la reconstruction. Enrevanche, laisser remettre en selle les Bernard Tapie locaux sans se poser desquestions, sans tenir compte du passé, c’est apporter sa pierre à lapérennisation des camps. C’est ouvrir la voie à un nouveau Papa Doc qui venditle matériel et les rails d’une compagnie de chemin de fer pour favoriser l’implantationd’une société de bus étrangère qui applique des tarifs exorbitants pour lesmoins lotis mais reverse une obole, fort médiatisée, à telle ou telleinstitution territoriale ou religieuse locale. Une compagnie de chemin de fernationale aurait très certainement permis d’acheminer plus efficacement dessecours de première urgence.

 

Que disent lesenvoyés spéciaux ? Parfois des choses qui ne transparaîtront pas aussicrument dans leurs papiers. Ainsi de Guy Adams, de l’Independent, relevant sur Twitter que le carburant vaut désormais14 USD dans les stations services subsistantes (et donc fort davantage à lasauvette). Au temps pour ceux qui pensent que les Haïtiens n’ont pas besoin d’argentdans l’immédiat. De même considère-t-il que « les gens d’Haïti vont sûrement dormir sur leurs deux oreilles ce soirsachant qu’à Hollywood on porte des rubans ”Haïti Awareness” à la soirée des Golden Globes ». Commel’exprimait Jankélévitch, « l’ironien’est qu’un des visages de la pudeur » (cité par Stephane Pascau, dansson Dulaurens, pendant les désastres,la vie se poursuit). Guy Adams signale aussi que la dysenterie et le cholérasont désormais inévitables (à grande échelle, sans doute) et Chris Kirklandremarque « il y a vraiment peu depillages ; les Haïtiens ne sont pas tous de dangereux criminels, laplupart sont amicaux. ». Cela vaut autant pour beaucoup d’évadés de laprison centrale dont certains attendaient un jugement pour connaître les chargesretenus contre eux par des policiers les ayant soit inventées, soit oubliées,pas consignées, et que des procureurs veulent absolument obtenir pour envisagerde statuer sur leur sort. Le Catch-22 est, avec le principe de Peter, l’un desfondamentaux de la société haïtienne aux commandes hier, peut-être aussidemain.

 

Que vais-je faireconcrètement ? Outre ce que vous avez pu constater, ce que j’ai pu fairedepuis l’annonce de la catastrophe, plus ce dont je n’ai pas besoin de vousrendre compte. Et puis, sans doute après-demain, je vais rencontrer Aïcha,jeune femme franco-maghrébo-haïtienne dont le père, un Haïtien, est désormaisdans la nature et ne peut se préoccuper de sa fille, à la rue et précairedepuis déjà six ans, actuellement en banlieue parisienne. Cela sera peut-êtreune source d’emm… à n’en plus finir. Toujours dans The Independent, l’éditorial de ce lundi signale que l’amnistie(joli mot, en l’espèce, de quoi sont-ils donc coupables ?) temporaire de18 mois pour les sans-papiers haïtiens des États-Unis en instance de « deportation » (le mot anglais estidoïne) ne devrait être qu’un premier pas. « Les États-Unis devraient assurément faire à présent un pas de plus etrendre cette remise de peine permanente, et permettre à ces Haïtiens de s’établiret travailler aux Etats-Unis. Leurs mandats serviraient à rebâtir leur patrie. LaFrance, l’ancienne puissance colonial, devrait faire de même pour ses immigréshaïtiens illégaux, » suggère cet éditorial.Possiblement une cause d’emm… durables. N’empêche, plutôt que de savoir Aïchadésespérément telle l’héroïne de Sanstoit, ni loi d’Agnès Varda, je la préférerais embarquée dans la galère d’unconvoi de la dissoute association Équilibre, qui acheminait spectaculairementtout et n’importe quoi d’utile ou de superflu vers des zones sinistrées, d’aborden Arménie, puis dans les Balkans, puis en Afrique, puis, puis… Sa cessation d’activité,en 1998, n’était peut-être pas la meilleure ou la pire des choses.

 

equilibre.pngJ’ai vécu un telconvoi avec à sa tête, un pitre, médecin, qui se prenait pour Lawrence d’Arabie,campé sur son tout-terrain, surveillant à la jumelle « ses » camions,« ses délinquants » de jeunes chauffeurs lancés dans ce qui allaitdevenir pour certains une aventureuse aventure qui fit que d’aucuns finirentpar se débrouiller sans le moindre appui pour rejoindre Erevan puis serapatrier en France en ramenant leur camion délesté à bon port. L’idée étaitexcellente : confier à des jeunes en réinsertion des missionshumanitaires. La hantise du Céline (plus occupé par son œuvre et sa carrière administrativeque par les patients de son dispensaire de banlieue) d’opérette, c’était de nepas lâcher la bride à ces jeunes auxquels il attribuait l’intention de rapines,de fugues, &c. Que je sache, leur comportement fut exemplaire. Le risque envalait la peine, et si on accueille vraiment un père d’Aïcha de plus, il estpossible qu’une future jeune femme métisse de père haïtien puisse réussir savie, en France ou, pourquoi pas, par la suite, en Haïti.

 

Avec le recul, ceque j’ai pensé du président d’Équilibre, débarquant en avion à Erevan et mepriant de l’accompagner pour taper la plaque de son audience avec je ne saisquel ministre arménien sans doute pas trop blanc-bleu, était peut-être abusif,trop spontané, irréaliste.  Avec le temps,j’imagine que je pourrais penser d’Équilibre et de son « gourou », terme de l’auteur, estpeut-être proche de ce qu’exprime Michel Deprost dans son Équilibre : une faillite humanitaire (éds Golias). Je ne l’aipas lu, je vous en copie le prière d’insérer…

« En novembre 1998, la justice décidait laliquidation de l’association Équilibre. Avec la fin de cetteentreprise-association se tournait une page de l’histoire de l’humanitaire, unsecteur en pleine croissance depuis les années quatre-vingt, dont les acteursparvenaient difficilement à lamaturité. En douze ans, de 1986 à 1998, l’associationlyonnaise, ses animateurs, ses salariés, ses bénévoles, ont apporté de l’aide àdes centaines de milliers de personnes. C’était bien la moindre des choses,l’essentiel des fonds provenant de budgets publics, en particulier européens,ou de dons privés. Enthousiasme, générosité, idéalisme, mais aussi parfois,risques, gaspillage, dérapages : Équilibre a cristallisé bien des excès. Cesdérives ont été causées par les dysfonctionnements d’un groupe hybride,associatif et commercial, dont les fondateurs, en particulier leprésident-fondateur, n’admettaient aucun contre pouvoir. Équilibre fut pour descentaines de personnes, salariés ou bénévoles, le lieu d’un apprentissagesouvent douloureux de l’engagement humanitaire. Une histoire dont beaucoup sontsortis meurtris, porteurs de fragments d’une vérité que la plupart ne sontjamais parvenus à exprimer, d’une douleur qui demeure vive, quatre ans après. » Fermez le ban.

 

Ouvrez leban.  Tant pour bannir que pour féliciterles associations haïtiennes, leurs personnels étrangers et haïtiens sur place,en France, &c. Sauf que la réalité est toujours plus complexe que ce que l’oncroit avoir analysé. Ou ce que véhiculent les on-dit tels que ceux collant auxbasques des deux journalistes de FR3 en Afghanistan que j’espère beaucoup plusvifs que leur consœur canadienne ayant pris place, dûment autorisée, dans unvéhicule blindé pour se rendre sur l’un des chantiers humanitaires desopérations de « pacification ». Je rabâche sans doute, mais souffrezque certaines choses vous restent en travers de la gorge et fulminer enressassant.

 

Erwann Quéinnec,dans son La Performance opérationnelledes ONG humanitaires : une analyse en termes d’enjeu institutionnels(en ligne sur le site de Persée) conclut : «  Au gré des évolutions en cours, en effet, il n’est pas impossible queles populations bénéficiaires de l’aide puissent un jour sélectionnerdirectement leurs “sauveteurs”, sur une base plus ou moins explicitementcontractuelle. De service d’assistance, l’action humanitaire deviendrait alorsservice d’assurance, confrontant les ONG à de nouveaux et épineux problèmesexistentiels. » Erwann Quéinnec a-t-il tort, raison ? Je ne sais.Il me semble évident que cette remarque de 2003 ne s’appliquera pas dans l’immédiatà Haïti. Prenons peut-être le risque et les emm… que cela suppose pour l’avenir,et induit aussi pour les « gourous » soucieux de leur image etdictant à la presse et à l’opinion ce qu’ils doivent penser au lieu de leurlaisser faire leur travail, d’information immédiate pour la presse, devigilance informée, documentée à d’autres sources que la presse, et approfondie,pour l’opinion. Je voudrais simplement souligner que nombre d’envoyés spéciaux enHaïti ont mis la main au « sac de riz » sans demander à quiconque deles prendre en photo.  On ne verra pasnon plus en photo cet envoyé spécial américain accompagnant un officier depompiers haïtien sur les fouilles de l’hôtel Montana et persuadant deuxpompiers américains de faire fi des ordres stricts de leur chef pour lui prêtermain forte ailleurs, là où on entendait encore des ensevelis. De même, jesignalais que celui de CNN, chirurgien, a transformé son équipe technique etleur escorte armée en infirmiers, prenant la relève d’équipes de sauveteurs rappeléspour la nuit à proximité de l’aéroport, conformément aux directives. Eux aussiont pris des risques qualifiés d’inutiles, ont fait preuve d’inconscience.Quant je rapporte le million d’euros invoqué par un responsable élyséen pourcoût de la recherche des journalistes de FR3 à celui, quotidien, d’un soldat dela coalition en Afghanistan, j’en déduis que c’est largement sous-estimé. Lesmilitaires français cherchant des renseignements sur les journalistes n’ontrien fait de plus que leur travail quotidien consistant à dénicher des caches d’armeset de bombes et mines artisanales. Ce, à un coût bien supérieur à un million d’euros.

 

Le parallèleentre l’Afghanistan et Haïti est outrancier, mais il pourrait être aussiprémonitoire. Sait-on que des Afghans préféreraient les ONG plus loin de leurshabitations et ne plus être la cible de bombes ou mines indétectables car àeffet de souffle et détruisant tout à la ronde ? Envisage-t-on ce quepourra ressentir une population quadrillée par les troupes du « protectorat »que certains veulent instituer à Haïti ? Peut-être qu’un Lyautey mettantau pas des élites corrompues n’est pas superflu, ponctuellement, mais Haïtidispose d’étudiants en médecine (ceux-là même qui manifestaient, peu avant leséisme, pour obtenir des améliorations de leur sort), de pédagogues, d’ingénieurs,et la diaspora haïtienne (deux millions de personnes) n’est pas constituée quede cadres ou techniciens de la mercatique ou de manœuvres, de diplomates etattachés culturels.

 

« Haïti, qui subit une pression très forte dugouvernement français pour ratifier avec lui l’accord de réadmission quiobligera le consulat d’Haïti à délivrer encore plus de laissez-passerd’expulsion des sans-papiers haïtiens en France (en Métropole, en Guadeloupe,en Guyane, en Martinique) ne doit pas signer cet accord léonin, »indique Jean-Claude Amara de Droits devants ! Si, sur place, de nombreuxsauveteurs attendent encore, ce lundi 18 janvier, des instructions pour savoiroù se déployer et avec quelles escortes, pensons aussi que la propension à « fairedu chiffre » et du communiqué triomphant ne va pas tarder à montrer seseffets. On va bientôt nous vendre des actions « exemplaires » enHaïti. Il en est de plus proches, plus discrètes et moins spectaculaires… Ellescomportent aussi des risques. Prenons-les en conscience.

 

Pour une prise de conscience, rien ne vaut les recherches personnelles. Dans le texte ci-dessous, réaction à chaud de Natacha Giafferi-Dombre (voir supra), il est question de cohabitation entre peuples, d’agriculture. Voilà de quoi s’interroger sans forcément attendre la réponse et l’entretien que j’aurais bientôt avec elle et que je publierai ici-même. Voici ses réflexions :
« J’ai peut-être l’oreille un peutendre ces jours-ci à force de lancer des appels et scruter le silenceà la recherche d’être chers, mais j’ai dû bondir de ma chaise ce matinen entendant François Blancpain (le montage en est-il responsable ?Monsieur Blancpain a-t-il ajouté une suite que la chaîne aurait coupée?) sur une radio, France Inter, qu’une amie réfugiée (mais pour d’autres raisons) écoutait à la place de mon habituelle France Culture C’était,aux environs de 7h40, un tableau absolument sans nuance des deux facesd’Hispaniola, invitant à toutes les mauvaises lectures, qui étaitdressé devant des millions d’auditeurs potentiels, je voudrais doncréagir… Comme si la catastrophe ne suffisait pas, comme si l’avenirpolitique n’était pas assez sombre, de grâce, épargnons à Haïti legenre de résumé que je viens d’entendre ce matin (cf. le doubleportrait phénotypique, social et religieux RD/H, et le vocabulaire !!"Adeptes du vodou", d’accord, mais à condition de parler d’"adeptes deJésus" !  la secte c’est toujours la religion de l’autre…). Pourquoine pas dire aux auditeurs comment subsiste cette fameuse agriculture ?Pourquoi continuer de faire croire à la discontinuité culturelle dedeux peuples qui ont tant en commun ? »

Je vous facilite néamoins les choses en vous donnant une définition de la péristase (facteurs d’environnement pouvant modifier la perception d’une personne), issue du Grand Robert

Mod. Ensemble des caractères individuels correspondant à une réalisation du génotype (cit. 2), déterminée par l’action de facteurs de milieu au cours du développement de l’organisme. > Hérédité.

Bonnes recherches…