La vie qu’on nous prépare, et que nous subodorons sans pouvoir la prévoir, la prévenir en s’y préparant, va-t-elle ressembler à cette nauséabonde coulée de merde, à ce bain d’étrons mi-durs, mi-gluants, que décrit Jean-Louis Costes dans Guerriers amoureux ? Ses personnages sont déjà les deux pieds, genoux, coudes et épaules, mentons dedans. Toutes et tous sont atteints et empuantis par les miasmes, quelques-unes, d’autres, en ressurgiront, régénérés. C’est ce que l’auteur laisse entrevoir, après avoir plongé son goupillon dans les fèces périphériques, mal contenus, de l’époque.
L’amorce de ce bouquin est franchement à gerber ; mais on ne le referme pas, on poursuit la lecture, on en redemande. Du glauque, du sordide, en gros bouillonnements et jets de lave fusant la déprime, la violence, souvent gratuite… Il faut que je vérifie si Laurent Obertone a lu les Guerriers amoureux de Jean-Louis Costes avant de pondre son titre, France Orange mécanique ; lequel, en regard, relève de la Bibliothèque rose. Les colons, ceux du Tonkin, du Dahomey, ou de Java, du Pendjab, redoutaient plus que tout « l’ensauvagement », surtout celui des « petits blancs ». Là, dans le Neuf-Trois, toutes leurs pires craintes sont fantasmées, puissance mille, par Jean-Louis Costes.
Pour Patou, le petit blanc, souffre-douleur des rebeus et des autres, c’est « le shit, le crack, l’alcool pour seuls amis. Le béton comme emballage. La télé pour paysage… ». Même du temps des Céline et Bukowski, ce bouquin n’aurait jamais été en vente libre pour les majeurs ; là, il n’est même pas interdit de vitrine : sauf que, les « bons libraires », ceux qui recommandent telle ou telle soupe pour offrir à la maman hospitalisée, à la copine ou au copain en convalescence (en fait, en désintox), le planquent en réserve, ou l’ont renvoyé.
C’est écrit limite foutraque, genre je promène les doigts sur clavier, et tant pis aussi pour la cohérence, la crédibilité. Costes a une réputation de déjanté à défendre et amplifier. N’empêche, il captive, voire fascine : « c’est-y pas Belzébut possible ! », qu’on se dit, en tournant une page, puis la suivante, en se promettant de refermer pour passer à des choses sérieuses, ou prendre l’air. Voire recommander par texto, style « moi, j’ai pas pu finir, mais à toi, cela devrait te plaire ». Pas donné à toutes et tous : faut disposer d’un vaste relationnel de francs tcharbés, d’ex-punk-girlzzz-encore-allumées que le scato ne rebute guère. Je n’en suis qu’à la page 68, j’ai sauté de du côté de La Courneuve à Cayenne, et je suis à la trace un jaguar (non, pas une Jaguar) qui va se boulotter un camé, soustrait à une bidon-bidonville que même Nougaro ou Lavilliers n’auraient pu imaginer…
En gros : Momo le dealer devenu gangster vire islamiste, Patou le loser fait appliquer la règle de saint Benoît aux semi-esclaves du Surinam qui triment pour le fournir en or amazonien. « À la fin, l’amour et la haine s’équilibrent dans la forêt des libres passions. ». Du zoroastrien épuré à l’extrême, la gangue du consensuel, du collectif, éclatée pour révéler la pépite : moi d’abord. Ce qui vaut pour Pépita, kapo sadique bolivienne, comme pour les autres dominants du moment.
Vers le milieu (p. 150 et suivantes), il y en aura pour trouver cela « christique », mode tordu. C’est vrai qu’on ressent comme un souffle de rédempteur (version « disque à Vitaa » ou plutôt Pasolini). Sauf que la béatitude éternelle suppose l’apocalypse. Il faut croire, en écrivant cette phrase, que je pressentais le dénouement : sans vous gâcher la surprise, mettons que la suite part crescendo dans la violence…
On n’y croit pas trop, mais on se laisse prendre à cette montée d’événements qui s’entrechoquent, à d’improbables retournements de situation qu’un scénariste de film gore pour ados ou d’espionnage à la Bob Morane n’aurait pas osé présenter à un producteur. Sans doute parce que les atmosphères sont soignées, et qu’on n’a pas tardé à s’attacher aux personnages (quelques seconds rôles carrément caricaturaux, limite hallucinants, mais encore « crédibles », sont aussi fort bien campés).
Il paraît que cet ovni littéraire bénéficie d’un fort vrombruissage (buzz) ; c’est mérité, car c’est franchement décoiffant.
Ça et là, sur la Toile, vous trouverez la vraiment très sobre quat’ de couv’, et des tas d’avis de lecteurs (pour corser un peu, costes.org affiche une photo explicite de transexuel·le, censée avoir dévoré le tout d’une traite), carrément élogieux. Peut-être des fakes, mais je les reprendrais bien à mon propre compte. Peut-être pas ce « l’écrivain le plus intense de la littérature française » mais très certainement la suite : « son style cru et brutal (…) fait de la lecture (…) une expérience intense et inoubliable ». On peut effectivement le ressentir ainsi.
Variante pour les dîners en ville avec l’abbé Eudes du Pouët ou les garden-parties de Christine Boutin : « je n’ai pas pu lire plus de sept-huit pages, cela m’est tombé des mains, c’est encore plus répugnant que tout ce que j’aurais pu imaginer… Je l’ai plongé dans de la colle avant de le jeter à la poubelle… Quelqu’un qui a tenté d’en poursuivre la lecture m’a dit qu’on comprend mieux l’abnégation des exorcistes diocésains… ». Sade fut embastillé, puis libéré, interné en asile… C’est sans doute le sort que la fin du siècle dernier, pourtant fort laxiste en regard des années 1960 finissantes, aurait réservé à Costes, en dépit de bien d’autres excès des punks, des skins, &c.
Le plus cocasse, c’est que Jean-Louis Costes a un parfait homonyme : un maire UMP de Fumel, conseiller général du Lot-et-Garonne. Ce sera sans doute encore plus lourd à porter au fur et à mesure que ce livre carrément déviant fera plus amplement causer dans les chaumières, y compris par qui ne l’aura pas lu.
Le site La Tête de l’artiste a réalisé un entretien avec J.-L. Costes pour évoquer son livre. Cela vous donne une vague idée de ses personnages. C’est raconté ultra mezzo voce. Pour se faire une meilleure idée, passez sur le site La Mauvaise Réputation (non, non, pas vous, frêle et tendre jeune lectrice fleur-bleue… ou jeune boutonneux qui se la joue affranchi, mais risqueriez de renoncer au romantisme pour finir fonctionnaire bien-pensant prématurément, de crainte de côtoyer tout cela… même à distance de sécurité).
D’aucuns racontent s’être franchement bidonnés souvent, tellement certains passages sont hénaurmes. Cela ne l’a pas davantage fait pour moi que les Onze Mille Verges (ou les amours d’un Hospodar), d’Apollinaire. Mais je peux concevoir ce type de réaction. Le côté exubérant de cacatohu-boudinbohu caricaturant avec une grossièreté résolue ce que seule la réalité peut dépasser est susceptible de produire ce type de défoulement, cette catharsis. Emportés par leur enthousiasme, d’aucuns ne vont pas tarder à évoquer les Béatitudes à propos des Guerriers. C’est pousser un peu loin la hype, mais il y a de cela, enfin, en malaxant grave.
Il ne serait pas présomptueux de pronostiquer que les droits de ces Guerriers finiront acquis par un éditeur en vue (ainsi que ceux de traduction). Pour la Pléiade (les éditions de…), c’est quelque peu prématuré. Mais on se sent saisi d’effroi : Costes serait-il, au sens marxiste, un « génie », soit celui qui préfigure ce qui n’est qu’en germe ? « C’est l’œuvre en se créant qui impose mystérieusement un sens et un sentiment, contre la volonté de l’artiste soumis à son œuvre. » Oui, bon, déjà dit, mon bon Costes (mais argumenté sur Chanson française, autre entretien avec l’auteur). Sauf que l’œuvre ne se crée pas d’elle-même, à partir de rien ; car le vécu, l’imaginaire issu de l’actuel, matrice d’un possible, d’une chaotique trajectoire, infusent… La sordide prémonition de Costes s’assortit d’une mélodie murmurée d’espoir. Ce n’est peut-être qu’une concession, mais on veut ardemment y donner foi.
La petite maison Eretic-art diffuse aussi, d’Olivier Allemane, un petit fascicule, La Vérité a besoin de moi : ce qui fait un très bon voisinage avec les émois cauchemardesques du rédempteur Costes.
Costes, Jean-Louis, Guerriers amoureux, Érétic, 2012, 288 p., 18 euros.
[b]C’est dans ce beau livre que vous nous décrivez pour jeunes filles pré-pubères qu’on trouve cette si jolie et tendre phrase ?
Ô temps ! suspends ton vol, et vous, heures propices ! Suspendez votre cours : Laissez-nous savourer les rapides délices. Des plus beaux de nos jours ![/b]
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