Que va devenir Gibraltar ? Sans doute Gibraltar, possession britannique depuis 1713… Mais l’Espagne, qui l’accuse d’être un paradis fiscal et l’une des plaques tournantes de la contrebande du tabac, ne renonce pas à faire main basse dessus… Ou, du moins, à obtenir des arrangements qui lui profiteraient économiquement.
Politique de la canonnière ? Alors donc… Alors que la frégate HMS Westminster approche du Roche où elle est attendue ce soir ou demain, lundi, ce qui était prévu, selon Londres, de longue date, le porte-hélicoptères HMS Illustrious relâche paisiblement à Rota, près de Cadiz, avec son escorte.
On doute très fort que les commandos espagnols « la » (les navires de guerre du Commonwealth, sauf les australiens, conservent le féminin) prennent d’assaut, cette HMS Westminster.
Mon dernier court séjour à Gibraltar remonte aux tout débuts des années 1980. Autant par curiosité que dans le vague espoir d’y dénicher une imprimante à aiguilles munie d’un port série (rare pour ce type de périphérique à l’époque) pour mon portable Epson – un PX-8 affichant six lignes, pièce de musée (faire offre) – je m’y aventurais. Pour constater que l’îlot était surtout peuplé de familles d’ascendances ibères et diverses, dont génoises et maltaises – se surnommant les Llatinos –, de quelques Britanniques résidants ou surtout de passage, et a encore fort peu à voir avec les colonies ou enclaves britanniques actuelles, des côtes espagnoles ou des Canaries. Lesquelles ne revendiquent pas déjà leur indépendance ou leur rattachement à la couronne des Windsor.
N’empêche, habitantes et habitants de toutes origines ayant obtenu la nationalité, voire le droit de résider, sont furieusement attachés à la couronne. Tout comme, sur les côtes marocaines, celles et ceux de Ceuta (Sebta) ou Melilla, ces « Pondichéry » nord-africaines, au royaume d’Espagne.
La presse britannique y voit l’occasion de dénoncer l’hypocrisie de Madrid. D’ailleurs, aucun des arguments espagnols ne trouve grâce aux yeux de Londres. Le dernier incident tient à la création par Gibraltar d’une digue artificielle, pour protéger l’environnement et la faune maritimes du Rocher (le Peñon espagnol). Balivernes, souligne la presse anglaise qui remarque que de tels aménagements – plus d’une vingtaine – ont déjà parsemé aussi les côtes andalouses, aux frais de la Communauté européenne. L’Espagne accuse le Rocher de vouloir ruiner ses pêcheurs. Faux, archi-faux, assène le Daily Mail qui estime qu’un seul bateau de pêche espagnol fréquente ce secteur.
Bisbilles peu ragoutantes ?
On se demande bien alors pourquoi les pêcheurs andalous, surtout ceux d’Algeciras et de La Linea, en guise de comité d’accueil à la frégate Westminster, étaient ce jour au nombre d’une quarantaine à affronter les vedettes de Gibraltar. Solidarité avec un seul et unique concurrent ? Un petit patrouilleur espagnol a calmé les ardeurs des pêcheurs et passagers du San Juan, en pointe belliqueuse de la manifestation maritime pacifique. Tout est rentré dans l’ordre.
N’empêche, David Cameron a demandé que des observateurs de l’Union européenne viennent jouer les casques bleus : en jeu, les contrôles douaniers espagnols, qui bloquent l’accès au Peñon, soustrait à l’espace de Schengen (tout comme le Royaume-Uni). Prétexte : la traque de la contrebande de tabac.
En fait, en dépit de l’approbation de Greenpeace, la fameuse jetée à la source des incidents viserait, selon Madrid, à préparer un chantier immobilier d’extension du Rocher sur la mer. Cet Easide Project sera un Cabo Privilegiado selon les Espagnols : un complexe de luxe, avec plage, &c. Le récif artificiel n’en serait que la première, fallacieuse, phase.
Difficile d’envisager de dévier les rejets d’eaux usées (de 10 000 toilettes et lavabos, selon le Daily Mail) que l’Espagne dirige déjà sciemment vers la Western Beach du Rocher, histoire d’en décourager les baigneurs. Cela remémore fortement les Français de la Quête du Saint-Graal des Monty Pythons, couvrant de déjections les chevaliers du roi Arthur.
Pour le Guardian, le Rocher ne serait guère plus qu’un « parc à thème » attirant les touristes avec des fish & chips, des pubs, des timbres et monnaies de collection à l’effigie de la reine (et bientôt de Churchill, avec la devise We shall never surrender, une sorte d’up yours : dans ton cul l’Espagne, estiment les Espagnols). D’ailleurs, de temps en temps, Gibraltar diffuse une photo d’un sémillant militaire écossais dont un coup de vent soulève le kilt, révélant peut-être des perspectives attrayantes pour les touristes scandinaves et autres.
La réalité, vue d’Andalousie ou même de Catalogne, est quelque peu différente.
Enjeux économiques
L’Espagne est en panne (mais sa croissance redémarre), pas du tout Gibraltar. L’Espagne a relevé ses taux de TVA, Gibraltar les ignore totalement. Gibraltar compte plus d’une entreprise pour deux habitants, un taux qui évoque le Luxembourg, Saint-Marin ou le Liechtenstein. Le secteur financier, la marina et le port (pétrolier, aussi) sont florissants, ainsi que les stations off-shore de ravitaillement en carburant, mais aussi les nombreux casinos. Ainsi que de nombreuses entreprises de jeux en ligne (une quinzaine, dont Eurobet, qui représentent déjà près du sixième des emplois). L’Espagne, comme la France, a remonté ses taux d’imposition, Gibraltar aussi, mais dans de nombreux cas les plafonne à dix pour cent (le tiers de l’Espagne, pour les entreprises).
De jour, ou après des services de nuit, plus d’un quart de la population réelle reflue vers l’Espagne, car Gibraltar est un important employeur mais aux loyers locaux élevés. Le « parc à thème » emploierait plus de 10 000 espagnols mais aussi des étrangers habitant l’Espagne.
Gibraltar pourrait de nouveau se doter aussi d’un marché financier, d’une bourse, le GibEX, ou Gibraltar Stock Exchange. Diverses tentatives ont avorté, mais c’est toujours d’actualité.
Bien évidemment, la PAC (politique agricole commune) ne s’y applique pas, mais l’approvisionnement depuis l’Espagne (ou le Maroc) est relativement bon marché.
On s’amusera à comparer les entrées Wikipedia : l’anglophone insiste beaucoup sur les apports de Gibraltar à la région de son « Campo » (en Espagne), l’hispanique beaucoup moins…
It’s the economy, stupid, read my lips, comme diraient d’autres.
L’enjeu n’est guère stratégique d’un point de vue militaire ou autre, mais l’Espagne voudrait que les sociétés espagnoles implantées à Gibraltar acquittent leurs impôts chez elle. Les actions au porteur sont aussi dispensées de droits de succession à Gibraltar. Donc, Madrid vise la manne.
Cela semble bel et bon pour l’Espagne en son ensemble, pas vraiment pour les frontaliers andalous du Campo, qui tiennent au statut-quo. Quant aux indépendantistes catalans, ils déplorent le harcèlement de l’Espagne visant le Peñon. Il n’est pas sûr que l’affaire profite politiquement beaucoup au Parti populaire, encore majoritaire, mais contesté sur le continent. Autant que dans les enclaves espagnoles au Maroc.
Si le temps joue pour le Maroc au sujet de Melilla et Ceuta, pour l’Espagne, il n’en est pas de même avec Gibraltar. En revanche, si le Royaume-Uni se retirait de l’Union européenne, comme les conservateurs et les eurosceptiques isolationnistes voudraient l’envisager, il en serait peut-être autrement.
Rappelons quand même qu’un vague projet de liaison par tunnel sous-marin entre le Maroc et l’Espagne, envisagé en 1996, a été initié en 2007. On en reparlait un peu encore en 2011. Puis, en juillet dernier, le Conseil économique et social des Nations-Unies (Ecosoc) soutenait le projet d’un tunnel ferroviaire entre les deux continents (entre Malabata, au Maroc, et Tarifa. Ce qui n’empêche pas le Maroc de développer Tanger Med et l’Espagne d’autres ports.
Gibraltar, surnommée la « station-service de la Méditerranée », en raisons de ses stations flottantes, conservera son rôle, concurrent de celui d’Algéciras, sa voisine portuaire espagnole. C’est là aussi un objet de discorde : les fuites nuisent à l’environnement maritime au cours des quelque 8 000 transvasements annuels. Cela ne changera guère si le tunnel, voit, en 2025, « le jour » (au moins à ses deux extrémités).
Mais cela devrait quand même relativiser le contentieux hispano-britannique.
Lequel, remémore Raymond Couraud, de L’Alsace-Le Pays de Franche-Comté, évoque un peu la guerre franco-monégasque de 1962-1963 (qui portait sur les licences de RMC et TCM et leurs rapports avec l’ORTF). La mancelle-monégasque, en football, a bien failli ressurgir. Mais d’ici à ce que ce conflit se ravive entre la République française et la principauté, celui entre ses gracieuses majestés Sofia et Elizabeth risque fort de s’apaiser.
Pour le moment, le bilan des opérations est faible : deux voitures immatriculées à Gibraltar ont été brûlées côté espagnol et sur les rayons des commerces alimentaires de Gibraltar sont mal approvisionnés. Mais il n’est pas question déjà de pont aérien, comme autrefois vers Berlin…
Dommage, ce serait pain béni pour la presse en cette période maigre. Fabian Picardo, Premier ministre de Gibraltar, vient d’assurer que « l’Enfer sera congelé » avant que son gouvernement enlève la moindre pièce du récif artificiel. Les pierres continueront à déborder du « Caillou ». Mais les associations environnementales espagnoles ne l’entendent pas de cette oreille : Manos Limpias accuse Gibraltar d’atteinte à l’environnement et à la convention internationale sur le Droit de la mer d’avril 1982.