(à la manière de JM…)

Mal nommer les choses, c’est ajouter aux malheurs du monde.

Les cinq billets que Jacques Monnet avait consacrés au sujet (17/02/2009, 01/04/2009, 10/05/2010, 24/11/2010 et 08/01/2013) étaient titrés sur le mode affirmatif, voire impératif : il faut !… D’où vient que celui-ci bascule de la certitude vers un doute, en se couronnant d’un point d’interrogation ? NB : je ne m’offusquerai pas si vous décidez de trancher élégamment cet épineux nœud gordien en réintitulant « La grosse » cet article, au motif qu’il est le douzième de la douzième douzaine…

 

Sinon, voilà un énoncé qui pourrait faire un bon sujet de philo, ne serait-ce qu’en raison de son laconisme. Comme il n’en sera rien, il pourrait a minima constituer un opportun entraînement en vue d’affronter l’épreuve, la semaine prochaine.

J’entrevois, pour ma part, deux explications possibles, qui (pour vous livrer le fond de ma pensée) me paraissent équiprobables.

La première, d’ordre éthique, mériterait probablement que l’on parle d’hésitation plutôt que de doute. Non pas que l’on puisse craindre l’usage du second terme : on doit, absolument, lui reconnaître la qualité de marquer le début de la sagesse.

Il se trouve que mes certitudes concernant l’euthanasie me donnent l’impression de s’effilocher progressivement, au fur et à mesure que passe le temps. Au fur et à mesure, sans doute aussi, qu’elles glissent du domaine de l’inéluctabilité générique vers l’éventualité individuelle … et personnelle. C’est un curieux phénomène de vases communicants, de même nature que celui qu’évoquait Coluche, sur un thème à peine différent, en nous faisant remarquer que la morale devenait rigide lorsque le reste ne l’était plus.

C’est que si je n’ambitionne pas de voler son rôle à Jean-Louis Trintignant, celui d’Emmanuelle Riva ne me rend pas davantage jaloux. Qu’on me permette d’ailleurs une suggestion à ceux qui, appliquant les conseils de l’ADMD (Association pour le Droit de Mourir dans la Dignité), ont rédigé leurs dernières volontés et en portent la définition sur eux, exprimées noir sur blanc. Pour faire bonne mesure même, je n’hésiterai pas à tripler la mise, tout en persistant à les juger parfaitement dignes de respect :

* veillez à ce que lesdites volontés ne placent personne en situation de porte-à-faux (ou même de grand inconfort), avec une mention plus particulière pour les membres de l’entourage proche (ou très proche),

* prenez l’habitude de les relire périodiquement et régulièrement pour vous assurer qu’elles sont toujours « dernières », en mesurant l’amplitude des évolutions psychiques éventuelles ; n’hésitez pas à les nuancer (voire à les réviser) si nécessaire

* n’hésitez pas, éventuellement, à les rebaptiser "avant-dernières".

De plus, le quotidien démontre à l’envi qu’il n’est pas vraiment indispensable de tuer les vieux, puisqu’il est patent qu’ils parviennent fort bien à se montrer auto-entrepreneurs en la matière, volontairement ou non ! Procrastinons donc, et à cœur joie : pourquoi ne pas remettre à demain ce qu’un autre accomplit fort bien à votre place dès aujourd’hui ?

Le second axe de réflexion, scientifique, naît de la prise de conscience très récente, d’un phénomène résolument universel, encore que rigoureusement inconnu des médias conventionnels. Ces derniers n’hésitent pas à ratiociner à longueur d’antenne sur la tarte à la crème des conséquences-de-l’allongement-de-la-durée-de-la-vie ; mais je n’en ai pour l’heure connu qu’un seul (Science & Vie –encore–, n° 1149, juin 2013 –toujours–, page 52) pour souligner ce paradoxe que dans le même temps l’espérance de vie en bonne santé ne cesse de se ratatiner.

Elle se matérialise par l’EVSI (Espérance de Vie Sans Incapacité) et se mesure en prenant en compte trois niveaux de réponse à la question « Êtes-vous limité à cause d’un problème de santé depuis au moins six mois dans les activités que les gens font habituellement ? » Trois niveaux qui se déclinent en (si j’ose cette alliance de mots hardie) : « Oui, fortement limité », « Oui, mais pas fortement limité » et « Non, pas limité du tout »respectivement .

Par pure galanterie (…), je citerai en premier la version féminine du pronostic statistique : la vie d’une femme qui naîtrait aujourd’hui serait entachée de vingt-deux ans d’incapacité (26 % de son existence), contre seulement quinze ans et demi (23 %) en 2004. Conjugués au masculin, ces chiffres deviennent respectivement seize ans (20 %) contre quinze (20 % aussi).

Mesdames, ne jetez, je vous en prie, pas la pierre au premier qui dit la vérité (cher à Guy Béart, dont SOPHY ne manquera pas de nous donner l’illustration). Acceptez la compassion que m’inspire le fait que vous soyez ainsi victimes d’une triple peine : dans l’absolu, une durée nettement plus longue que pour les Messieurs assortie, en relatif, d’une proportion sensiblement plus élevée ; et croissante de surcroît.

Voilà des chiffres qui donnent un singulier coup de projecteur sur ce l’on a donc bien raison de nommer le quatrième âge ! Les candidats à l’épreuve de philo susvisés ne manqueront pas d’en tirer argument pour disserter sur la différence entre le « plus » et le « mieux », sur le « bien être » comparé au « plus avoir ». Thèse, antithèse, foutaise ?

Face à cette découverte, les optimistes de Michel Serres (voir Ecrans… et Yes, we can !… suite), eux, se précipiteront pour rechercher l’information positive qui se dissimule derrière le triste constat. « Frappez, et l’on vous ouvrira » : il suffit de la chercher, pour la trouver, cette bonne nouvelle. Si le nombre des incapables (au sens étymologique du terme) augmente et si la durée de l’incapacité en fait de même, nous venons sans nul doute de réaliser la vieille utopie de l’invention du mouvement perpétuel.

Il est évident (on ne cesse de nous le démontrer) que les services à la personne constituent le plus prometteur des gisements d’emploi. C’est en soi déjà fort encourageant en cette période d’inflation galopante du chômage. Passe encore que cette ressource soit intarissable, mais, cerise sur le gâteau (ou crise ? pour parodier Le temps des crises, du même Monsieur Serres), son débit est d’allure exponentielle !

Ne reste plus qu’un minuscule détail à régler : comment financer ces emplois ? Au moment de conclure, je vous souhaite (je nous souhaite) de ne pas prendre l’EVSI pour des lanternes !

 

PS : Amour, de Michael Haneke, mérite amplement le triomphe qui fut le sien au 38ème Festival de Cannes. Toutefois, on peut conseiller au troisième âge de choisir pour le voir un moment où le moral serait résolument au beau fixe ; à défaut, le spectateur risque de trouver sombre une image qui n’est de fait que purement esthétique.