Le JezzBall était inclus dans un « Entertainement Pack » de Microsoft vendu dans les années 1994-1995 (mais il remonte à 1992). Vous en trouverez encore des clones (Jeez Ball ou JeezBall) en graticiel et même, sur un site mémorial d’abandonwares (jeux informatiques retirés du commerce), une version originale assortie de son fichier d’aide localisé en français. Il vous est donc encore possible de gâcher des journées et des soirées entières à tenter de coincer des « atomes » (de petites boules) en alternant clics droits et gauches (et souvent bien « gauches ») de votre « mulot ». À l’occasion, les particules élémentaires du JezzBall vous porteront à la méditation sur le sens de l’existence, le destin de l’univers, et le refroidissement rapide du thé ou du café dans la tasse qu’à force de jouer vous oubliez que vous l’aviez préparée.


J’avais naguère, au siècle dernier, débuté une série de présentation des jeux informatiques de première et seconde génération (Pong, Super Tetris Holobyte, Mario…). C’était pour le site d’une revue informatique et il fallait faire court et factuel. Les recettes surannées de la presse écrite du dernier quart du vingtième siècle devaient être transposées telles pour la presse en ligne et toute fantaisie, toute digression était exclue. La tentation d’une petite chronique oubienne (blairienne, orwellienne) des abandonwares (jeux tombés en désuétude et dans le domaine public), à la manière de celles du Guardian d’antan m’a de nouveau titillé en redécouvrant très récemment JezzBall, de Microsoft. Commercialisé au moment de la sortie de Windows 95 parmi un ensemble de compléments (thèmes, économiseurs d’écran, jeux) décoratifs ou ludiques, il n’est plus diffusé ; je l’ai retrouvé enfoui dans un vieux disque dur, mais il se trouve aussi en libre téléchargement sur divers sites voués à ces jeux recherchés par les nostalgiques.
jezzball_2.png Contrairement à tant d’autres nécessitant un émulateur DOS ou de passer en mode sans échec et ligne de commande, JeezBall est parfaitement jouable sous Windows 7 (et sans doute 3.11, voire versions antérieures gérant des souris à deux boutons). À cette époque du début des années 1990, Apple, qui avait tant pompé les innovations de Xerox à Palo Alto, se reposait sur son interface graphique pilotable à l’aide d’une souris mono-commande (à un seul « bouton »), et Microsoft répliquait en associant des menus dits « contextuels » à des souris à deux boutons. La locution « sur clic droit » allait entrer dans la vulgate des primo-accédants à l’informatique. Les computer proficients et autres power users (on ne disait pas encore geeks couramment), ceux qui jargonnaient Assembleur (langage évolué de programmation) autour des machines à café, n’en avaient cure. Mais ils s’adonnèrent comme les autres à JezzBall, logiciel ludo-éducatif destiné à faire acquérir la dextérité de l’emploi du second bouton du « mulot ». Ce casse-tête était à l’intention des usagers de Microsoft ce que le couple pédale d’embraye et levier des vitesses reste aux apprenants des auto-écoles : il s’agit de coordonner deux actions successives de manière naturelle, par réflexe instinctif. Clic droit pour changer la direction (verticale, horizontale) du « ciseau » qu’un prompt clic gauche va déclencher pour scinder l’aire d’évolution de multiples petites boules rouges et blanches (des « atomes ») tournoyantes.  

Le but est d’emprisonner les atomes au plus proche de leur circonférence et d’éliminer le plus possible de carrés et fractions de carrés qui composent la lice des combats. C’est coton. Je ne sais combien ce jeu possède de niveaux (cinquante, en fait, mais arriver au sixième tient déjà de l’exploit) , n’ayant pour le moment jamais dépassé le douzième (et échoué avec un résultat de 207 009 points, à raison 70 points par carré éliminé, et 140 ou 196 respectivement par colonne – ligne verticale – ou ligne horizontale tracée). Si vous éliminez les trois-quarts de la surface, vous passez au niveau suivant. Vous bénéficiez aussi de deux types de bonus, à partir de 80 ou 90 % de carrés effacés, ce qui complique la réflexion décisionnelle : tenter de les atteindre amplifie tant le risque d’élimination que celui, par inadvertance, de se retrouver en-deçà d’une honorable réussite à 77 ou 79 %. On croit tenter un 99 %, on se retrouve avec un piètre 75 %.

jezzball98_niv3.pngjezzball_niv_4.pngAu JezzBall, tout comme aux études où seul le premier de la classe en école primaire peut se targuer d’obtenir dix sur dix dans toutes les matières, la réussite totale (100 %) n’est sans doute accessible qu’au tout premier niveau. Au second niveau, l’atteindre tient du miracle (issu de l’incessante répétition d’échecs successifs). Je l’ai frôlée par deux fois seulement : un excès de confiance m’a impitoyablement fait retourner à la case départ. Et encore, ce pourcentage existe-il bien ? Il semble nécessiter que deux atomes se coincent l’un sur l’autre dans un étroit « tunnel ». On remarquera aussi que le JezzBall illustre les aléas de la docimologie : la notation semble objective mais, à 99 % de réussite, on ne sait trop ce qui influe davantage, du temps écoulé, du groupement des atomes, de la surface éliminée… Les attributions de points restent mystérieuses.jezzbalfail2.png

Par la suite, le découpage implique un choix de stratégies diverses, adaptées aux circonstances, et il s’agit d’en doser l’emploi selon les risques qu’elles impliquent. Qui trop embrasse mal étreint les petits atomes. C’est peut-être pourquoi Wikipedia le qualifie de « jeu de réflexion ». Sur la fuite du temps, les aléas de l’instant, la procrastination (des tâches plus essentielles), voire la volatilité des marchés (passés aussi avec soi-même), assurément.

jezzballniv11.pngVous vous retrouvez sans cesse soumis aux affres du paradoxe du capitaine Haddock (« barbe en dessous, barbe en dessus ? », du drap), soit scinder d’un coup de ciseau horizontal ou vertical (au plus large, le plus délicat, ou au plus court, plus réaliste mais moins rémunérateur en points). Un rien suffit pour que l’atome heurte le trait du ciseau.

jezzball22052.pngTout fondu-fêlé d’activités ludiques ou sportives, de celles qui lui valent subventions, parrainages, primes, et à tout le monde de devoir financer des stades, des circuits, de surpayer des produits de première nécessité pour couvrir les coûts de la publicité télévisuelle ou autres, vous assurera que sa lubie est une véritable « école de la vie ». Il en est de même du JezzBall qui, tout comme les échecs, rend formidablement intelligent pour… jouer au JezzBall. Les échecs sont toutefois largement plus lucratifs. Certes bien peu en regard de la balle au pied, qui exige sans doute moins de réflexion, de dextérité, de sens des opportunités, mais tout autant parfois une bonne dose de chance, comme l’existence. À l’instar des échecs, le JezzBall de haut-niveau n’est sans doute pas à la portée de tout un chacun et n’est certes pas estimé aussi spectaculaire et dispendieux-chic que la course automobile de Formule 1. Mais toutes choses égales par ailleurs, sa pratique est aussi addictive que le poker ou le tennis. La JezzBall phalangite et ses cohortes de désagréments guette tout autant que le tennis elbow  ; s’y adonner peut entraîner beaucoup plus de pertes (de temps, de convivialité, d’occasions plus profitables) que de gains (de productivité découlant de la dextérité à dominer les interfaces des logiciels, par exemple).

 

Au JezzBall, tout vient à qui sait attendre… ou pas… et la fortune sourit ou grimace aux audacieux car leur témérité provoque leur perte. Les subtilités étant foison, il convient de composer constamment et instantanément. Une manœuvre risquée peut vous faire perdre deux « vies » à la fois et l’inexorable décompte des secondes restantes ne doit pas vous détourner de l’indispensable vérification récurrente du pourcentage déjà atteint ou du nombre des coups encore possibles. Dima Ravlovsky, de Marjacq Micro Ltd., qui l’a conçu pour Microsoft, l’a doté d’une animation de démonstration propre à vous induire en erreur : les phases initiales sont reproductibles, les suivantes plutôt fallacieuses pour qui voudrait passer à temps au niveau suivant et réaliser un résultat honorable. C’est un peu comme en politique : on lance quelques idées simples et séduisantes, sans trop se soucier des effets pervers, et une fois élu, on se débrouille autrement, au gré des circonstances qu’on feindra d’avoir prévues ou organisées. Trop rester le nez collé sur les indices pour maintenir le cap empêche la réaction prompte,  habile et opportune,  et comme tout bon manœuvrier politique vous vous reprocherez alternativement d’avoir été trop timoré ou aventureux. Parfois, l’histoire vous ressert le même plat (ici, un atome venant docilement se faire piéger à la suite d’un autre au même emplacement), à d’autres, confiant d’avoir amadoué un adversaire (un atome suivant une trajectoire paraissant convenue), vous oubliez le traitre au comportement insolite qui vous poignardera dans le dos.

 

Rédiger un manuel du JezzBall obligerait, tout comme un Lao Tseu ou un grand maître du jeu chinois du go à ciseler des formules sibyllines ouvrant ou refermant une large variété d’interprétations. Et comme il est apparu que Napoléon fut parfois un piètre stratège ou que Staline ne dût qu’à Stalingrad une victoire estompant ses multiples erreurs antérieures à tout autre fatales, la lanterne du niveau réussi au JezzBall n’éclaire que le chemin parcouru avant la chute inéluctable. Car une chose est sûre : vous perdrez, et les petits atomes du JezzBall finiront, tels des asticots, par avoir raison de vous et de vos succès passés. L’important reste d’avoir participé. Ou plus assurément, d’avoir su à bon escient passer à autre chose. À Super Tetris Holobyte 1991, un prédécesseur tout aussi diabolique, par exemple. La contemplation de bambins jouant inlassablement à la marelle devrait pouvoir vous convaincre que, pour l’art de perdre son temps, le JezzBall et tant d’autres jeux informatiques ne sont qu’un perpétuel recommencement.
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Qui voudrait en partager ses fameux « trucs et astuces » pour inlassablement commenter cette trop succincte présentation. Un mémorial du JezzBall serait un silo de caractères et de pages qui ferait de la Bible un mince roman de gare et la documentation technique d’un sous-marin ou d’une navette spatiale (dont les pages empilées toiseraient les plus hauts immeubles de Dubaï) une bluette pour lecteur désœuvré. La futilité de l’entreprise ne vous échappera pas. Je m’y remets pourtant, tentant d’améliorer mon palmarès et repoussant sans cesse le moment de m’atteler à la rédaction de ce qui sera à jamais le manuel de JezzBall (car malgré tout, remplir une feuille d’impôts, faire quelques emplettes alimentaires, assurer ma mie que, non, en dépit des apparences, et de mon silence dû à mes prenantes occupations, tout n’est pas déjà fini entre nous, peut s’expédier vite fait entre deux parties).  Je songe à un chapitre définitif sur l’option « son », déconcentre-t-elle, sert-elle de précieux indicateur de l’arrivée d’un atome dans un tunnel ? Les modulations du scratch chirurgical du ciseau fendant l’aire d’évolution sont-ils un indicateur fiable ? Marylin vos Savant (« le plus haut cœf intello attesté au monde », avec 186) saurait-elle trancher ces points délicats ? Allez savoir… Car quelque chose cloche là-dedans, et j’y retourne immédiatement !