Parce qu’il faut bien commencer quelque part …
Je suis une enfant des années 70. Vous savez, cette période reculée où on pouvait rouler à 200 kilomètres heure sur l’autoroute, faire du scooter sans casque et s’en griller une au comptoir du bistrot du coin.
Autrement dit : une miraculée !
Lorsque je regarde dans le rétroviseur – j’ai le temps maintenant en roulant à 40 kilomètres heure – je me dis qu’à un certain moment, quelque chose a échappé à mon contrôle.
Pourtant, j’ai tout bien fait comme il faut : une scolarité brillante, j’ai décroché mon bac avec mention très bien à 17 ans puis j’ai « tiré » quatre ans d’études supérieures et ai obtenu ce qui, dans l’hexagone, est considéré comme sacro-saint : un diplôme.
Certains diraient : « j’ai eu ma dose ».
J’ai vécu mon adolescence durant cette fastueuse période, où le monde qui m’entourait était en pleine ébullition artistique, où Led Zep passait à la radio, où les Italiens faisaient du cinéma et où on voyait des pubs de lessive à la télé de l’ORTF.
Avez-vous remarqué qu’aujourd’hui, les spots vantant des produits de base tendent à disparaître ? Bien sûr, la mère Denis nous a quitté mais tout de même ! Où sont les ingénieurs en blouses blanches nous démontrant, courbes à l’appui, l’ingéniosité de leurs nouveaux procédés ? Que sont devenus les fabricants de Banga, les pizzas Vivagel chères à Coluche et à Jacqueline Huet, les rôtis du Père Dodu ou les lessives « maousse costaude et toute rikiki » ?
A cette époque, Caterpillar fabriquait des bulldozers, pas des chaussures à l’esthétique plus qu’improbable mais tellement « in ».
Nous sommes entrés dans l’ère technologique et avec elle, nos besoins de base semblent avoir disparu. Plus besoin de manger, si ce n’est pour se soigner aux Oméga3 et sans gluten, plus besoin de se vêtir, si ce n’est pour défiler pour la collection d’hiver qui je le rappelle, est présentée en été.
Place à la téléphonie mobile, à internet, aux réseaux sociaux et aux banquiers qui sont devenus assureurs et opérateurs téléphoniques pour notre plus grand bonheur.
Que s’est-il passé durant ces quarante années pour assister à une évolution aussi démesurée du monde qui m’entoure ? A moins que ce ne soit moi qui ait changé et qui soit devenue asociale et subversive.
J’avoue que cette question me torture depuis plus d’une décennie et que certains lecteurs préconiseront de m’envoyer fissa chez le psychanalyste du coin afin d’exorciser le mal. Car c’est bien ainsi que je me perçois dans la société d’aujourd’hui : je suis le « malin incarné » qui n’a plus sa place dans cet univers apaisé. Une menace pour la quiétude de nos concitoyens.
Suis-je devenue une dangereuse délinquante, la Mesrine du XXIème siècle ? J’en ai bien peur ! Comment, me direz-vous, une bonne fille comme vous, intégrée dans la société, cadre modeste certes, mais cadre tout de même d’un grand groupe du CAC40 a-t-elle dérivé à ce point-là ?
Monsieur l’Avocat Général, veuillez lire l’acte d’accusation de l’abominable individu assise dans le box des accusés. C’est un peu long mais le contenu est éloquent.
La prévenue devant vous :
– Trouve désagréable de devoir prendre l’avion ses chaussures à la main et de se faire peloter par un grand noir affublé d’un uniforme ridicule
– Prétend savoir conduire et à ce titre, déconnecte en permanence son ABS, son ESP, son régulateur de vitesse, ses phares et essuie-glaces automatiques, son radar de recul, son radar anti collision et refuse la boîte noire que son assureur voudrait mettre en place sur son véhicule considérant que ce serait une incursion dans sa vie privée
– Refuse, chez Décathlon, de donner son département de résidence à la caissière, pardon… à l’hôtesse de caisse au motif qu’elle n’est pas payée pour nourrir les statistiques de ce respectable établissement
– Refuse d’être dirigée par « plus con qu’elle » en entreprise
– Lit « Le canard enchaîné » toutes les semaines avec la complicité de son conjoint qui l’a abonnée et la réabonne
– Pense que toute activité humaine est susceptible d’emmerder quelqu’un et qu’à ce titre, la quiétude de tous est la fin de toute vie
– Refuse obstinément de sauver la planète en prenant un vélib qu’elle trouve trop lourd et fatiguant à utiliser ou les transports en commun qu’elle prétend sales, inconfortables, puants et peu fiables
– Trouve anormal de devoir donner sa date de naissance et son numéro de portable pour effectuer un achat sur internet
– Ne fait pas confiance aux forces de l’ordre pour assurer sa sécurité
– Pense qu’on devrait organiser un championnat du monde d’athlétisme pour les blancs et des jeux olympiques d’hiver pour les noirs pour respecter la parité
– Ne voit pas la différence entre l’église catholique et une secte
– Préfère avoir des problèmes d’ISF que de RMI contrairement à la croyance populaire mais n’a malheureusement pas de problème d’ISF, quelle misère !
– Milite pour le retour des majorettes – ça, c’est juste de la nostalgie, je les trouvais drôlement sexy avec leurs uniformes, leurs bâtons et leurs cuisses dodues –
Vous voyez Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs les jurés que le cas devant vous est d’une gravité extrême et je vous demanderai la plus grande sévérité afin d’empêcher une éventuelle contamination, à l’ensemble de notre société, d’idées subversives et de comportements asociaux.
Voilà où j’en suis, l’heure est grave et je consacre mes dernières forces dans une plaidoirie certainement perdue d’avance.
Je crois en l’être humain, je crois en vous Mesdames et Messieurs les jurés et peut être saurez-vous m’entendre et me laisserez-vous vous expliquer les causes de ma dérive, mon enfance facile, mes parents qui ne buvaient pas, le système scolaire qui m’a déformée et les étudiants soixante-huitards qui m’ont pervertie.