Elles s’en vont comme les bateaux

 Je vous propose une petite nouvelle sans prétention, écrite par votre serviteur dans un moment d’illumination.


Elles s’en vont comme les bateaux  

Cette nuit là, le pavé lisse des trottoirs reflétait ma vie avec la brutalité frappante de la triste réalité. J’arpentais une de ces innombrables grandes villes aux tours effilées qui dominaient les rues sombres de leurs hauteurs présomptueuses. Elles étaient la réponse au désir à peine voilé de s’extirper de la gangue boueuse qui retenait l’Homme sur ce caillou misérable et dépouillé par des siècles de stupidité. Pour la première fois, je voyais ces hautes constructions d’un autre œil que celui de l’émerveillement. Un air qui avait été à la mode me susurrait à l’oreille : « Y a comme un goût amer en nous ; comme un goût de poussière dans tout. » Je mesurais avec effroi combien, ces derniers temps, je m’étais approché de la douce mélancolie et de l’apathie qui l’accompagnait. J’observais la ville.

Il y avait un aspect hypnotique dans cette contemplation du néant qui remplissait mon être à la fois de bonheur et d’effroi. C’était comme de s’observer nu devant un miroir et ne pas reconnaître son propre corps. On le prend pour celui de quelqu’un d’autre et on est en même temps attiré et repoussé par ce corps étranger qui prend si soudainement une grande importance dans notre vie alors qu’il s’était fait jusque là si discret. On se surprend alors à reconnaître des détails qui nous avaient échappés. On se dit : « Mais pourquoi ai-je attendu aussi longtemps pour réaliser telle ou telle chose ? » Mais c’est trop tard, le temps est passé et nous a emportés, nous et notre jeunesse, notre avenir. Et nos rêves.

              Alors je marchais et je chassais ce reflet de mes pensées. Une partie de mon esprit enregistra que le vent se levait. L’air avait cette chaude odeur de bois brulé et de cannelle qui annonçait la fin de l’été. Des sons me parvenaient. Ils étaient forts et je sentais une terrible migraine venir. C’étaient des fantômes, drapés de la fumée asphyxiante de la guerre et hurlants leurs cris de soldats blessés. Tous ceux là, que j’avais crus abandonnés derrière moi : laissés à la charge du passé d’en faire des squelettes poussiéreux et misérables, oubliés dans les recoins de mon esprit. Ils revenaient maintenant, libérés par un souvenir. D’un seul mot d’ordre ils s’étaient rassemblés et dansaient autour de moi en singeant des poses barbares. Je m’écroulais, donc. « Sauve-toi ! » Je m’écriais à voix haute : « Va-t’en, va-t’en de là-bas ! » Eux, morts, me suivaient de toute façon. Je pressentis, quand bien même je serai à l’ultime falaise de ma vie, qu’à mes cotés ils se tiendraient pour mieux me précipiter.              Un long moment, je me tenais immobile. Puis je me relevais, repartant dans l’obscurité. J’avançais, seul, dans un tunnel de circulation mal éclairé. Il y avait ces oiseaux de métal, juchés comme des chauves-souris, qui me noyaient de ténèbres. Il y avait ces fauves silencieux, tapis dans l’ombre de la Mort, qui m’épiaient de leurs yeux de néons. Et il y avait par-dessus tout cette moiteur qui rampait le long des murs. La moisissure de l’existence dégoulinait des briques rouges et se répandait en flaques visqueuses sur le sol glissant du souterrain, se détachant des jointures de ciment en produisant des bruits de sussions. La situation devenait périlleuse tant qu’à chaque pas la puanteur grouillante menaçait d’agripper mes chevilles et de me faire tomber la tête la première dans cet amas d’immondices humains, de corps lacérés, démembrés, éventrés ou égorgés. Je luttais contre cette mer de cadavres, battant des bras au rythme de la houle. Les ténèbres s’abattaient sur moi comme le voile sombre du deuil tombait sur les yeux de la veuve. Un couplet me vint à l’esprit : « I was taught to fight, taught to win ; I never thought I could fail. » Je crus voir la lueur de la lune percer à la fin du tunnel, mais je perdis connaissance dans la bataille. 

            Quand je rouvris les yeux, j’étais allongé sur un banc en métal, froid et vert. J’étais encore hagard mais je reconnaissais sans peine l’extrémité de la ville, là où la route s’étirait dans les campagnes comme un long cheveu d’argent, finissant son goudron trop usé et blanchi par les ans pour mourir sans bruit dans l’horizon pâle de la nuit. Les platanes ondulaient soyeusement leurs branches. La clarté de la lune se jetait sur leurs feuilles virevoltantes, rebondissait comme par magie et allait éclabousser la route de tâches lumineuses, semblant la vêtir soudain d’une peau de dalmatien. C’était une nuit interminable, me semblait-il. Je m’assis convenablement et fermai les yeux. Après tout, c’était la seule nuit. Elle pouvait bien durer une éternité. Une prière me revint en mémoire, sans raison. Elle parlait des étoiles et du soleil. De la lutte entre le jour et la nuit, l’Homme et la Bête.

« Par le poète dont saigne le front qui est ceint
Des ronces des désirs que jamais il n’atteint :
Je vous salue Marie
. »

            Quelqu’un parlait et ma tête vacillait, emportée par les mots dans les remous du monde. Les phrases tournoyaient dans des ballets fantastiques. La lumière de la grâce éclairait les lettres qui se déposaient en baume sur mon esprit tourmenté. C’était plus qu’un poème, comme la vérité d’une vie impossible, abandonnée, palpitant entre mes synapses. Il y avait un trésor inextricable au milieu de ces parcelles d’existence. J’essayais de l’atteindre, polluant de neurotransmetteurs la zone cérébrale récalcitrante. En vain, l’idée m’échappait. Le miaulement d’un chat me sortit de ma torpeur. Je délogeai un mouchoir usé d’une poche et entreprit d’essuyer mon front. Depuis combien de temps étais-je assis là ? Tandis que j’essayais d’y répondre, une autre question me traversa l’esprit, fugitivement. Je réussis à en attraper un morceau au passage. C’était à propos de la nuit. Se finirait-elle un jour ? 

            Je choisis de prendre la route. Quelque chose me motivait, semblait-il, et je devais continuer à marcher, pour d’obscures raisons. Je touchais à un but, mais sans savoir lequel. Le coté irréel de cette situation me séduisait et m’effrayait en même temps. Je me rappelais de quelques mots lus par hasard, même si la phrase exacte m’échappais, et je frissonnai à ce souvenir : « tout cela n’était qu’une illusion, tout – pas un rêve, non, un sortilège – qui tentait de me dire quelque chose sur un mode symbolique, abscons, horripilant. » Et c’est grelottant que je retenais mon attention sur la route, jusqu’alors si discrète dans mon environnement personnel. J’avais l’impression désagréable qu’elle était devenue plus « dure ». Non pas qu’elle grimpait, nul faut plat à l’horizon, mais comme si mes pieds s’étaient engourdis à force de donner du mou à mes pensées, et que la simple perspective du chemin à venir les effrayait, conduisant leur peur à vouloir me persuader de revenir en arrière. Le vent semblait vouloir se joindre à cette rébellion. Par rafales, il giflait mon visage et entortillait mes jambes dans ses bourrasques voluptueuses.

Je restais immobile, sachant vaine ma lutte contre le vent. Je fermais les yeux, laissais mes sens s’enivrer de la nuit. Je me surpris à chercher en mémoire mes derniers souvenirs du jour, sans y parvenir avec assez de certitude. Quand je rouvris les yeux, je me rendis compte pour la première fois que j’étais au milieu de la route, à l’extrémité de la ville, loin de chez moi. Le silence était absolu, le vent s’était tu. Un sentiment de malaise s’emparait de moi, sans trop comprendre pourquoi. Il y avait quelque chose d’anormal cette nuit-là.              Avec une étrange netteté, je pouvais percevoir le moindre détail qui m’entourait. La brise légère courbait les plants de maïs des campagnes alentours pour souffler son odeur tiède dans mes oreilles bourdonnantes sous le vent annonçant la venue de l’automne. Le hululement d’une chouette, au loin, et la réponse d’une autre quelques secondes plus tard. Je sentis quelque chose frissonner dans mes cheveux et j’attrapai la feuille de platane qui avait volé jusqu’à moi. Je fronçai les sourcils et je réalisai que je n’avais encore jamais pris le temps d’observer les fines nervures d’une feuille. Elles la striaient en formant des figures incroyables comme pour me prouver l’implacable supériorité de la nature. Et moi, si petit en comparaison, je sentis les larmes monter. Je décidais de ne pas les refouler. Elles s’amassèrent aux bords de mes yeux et, en un battement de paupière, se divisèrent à nouveau. Celles qui ne s’étaient pas prises au piège entre deux cils roulèrent sur mes joues et tombèrent dans la commissure de mes lèvres. Leur goût salé me rappela celui de l’existence et je me sentis soudain seul, très seul au milieu de cette route.              Un visage s’imposa dans mon esprit. Bien qu’un peu flous, ses traits me rappelèrent une personne qui m’étais chère. Je me souvenais avoir aimé ce visage. Je l’aimais encore, croyais- je. J’avais une impression étrange, un peu désagréable. C’était une personne que j’avais perdu. Je ne savais plus comment : ma mémoire n’étais pas intacte cette nuit. Son visage s’estompa peu à peu alors que mon regard se fixait à nouveau sur la route. L’horizon, toujours sombre, se faisait porteur de promesses. Un point plus clair apparaissait au bout. Libérateur. Pour la première fois depuis le commencement de cette longue nuit, je me sentais léger. Oui, j’avais aimé ce visage. Une chanson me revint et je la trouvai terriblement juste : « Cette impression de déjà vu ; d’être déjà passé par là ; je suis sûr d’avoir entendu ; avant ce soir, cette chanson-là. » Je me sentis inondé de tous ces souvenirs. Je cru étouffer et je me tins accroupis, les mains posées contre le goudron. La texture granuleuse de la route, les cailloux qui écorchaient ma peau, me rassurèrent. Confiant, je scrutais à nouveau la ligne noire de l’horizon. Là bas, les ténèbres de la nuit se teintaient d’un bleu plus clair qui annonçait le lever prochain du soleil. Souriant, je repensais : « the sun’ll come out, tomorrow; so ya gotta hang on; ‘til tomorrow. » Et également : « And when the night is cloudy; there is still a light that shines on me; Shine until tomorrow; Let it be. » En filigrane, se superposait à ma vue la certitude d’un avenir serein que j’avais attendu pendant une nuit, pendant des siècles. 

            Des mots courraient encore dans mon esprit tandis que j’avançais vers le soleil levant.

4 réflexions sur « Elles s’en vont comme les bateaux »

  1. Bonjour Stephen.

    Cela vaux le coup d’œil votre article.

    Vivre vite et mourir jeune,après seulement avoir connu le grand amour,tout le reste dans cette existence n’est que chimère.Pas de regret,ni de remord,pas le temps de se torturer l’âme ,l’esprit.Vivre tel l’éphémère !!!

    Mais l’instinct de conservation,la survie dotée d’espoir nous pousse a nous dépasser !

    En tous cas ,bravo,ben quoi,j’aime bien !

    Bye et bonne journée.

  2. Merci Humaniste.
    Vous avez tout compris !!
    Heureux de vous avoir divertis.
    Bye de même, bonne journée à vous.

    cdlt
    S.D.

  3. Merci River, quoique je me demande quand même si l’imprimer n’est pas lui faire trop d’honneurs.
    Bon après-midi aussi !

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