« Backlash », soit « retour de bâton », « ressac », « reflux ». Selon certaines féministes, l’exonération de DSK de toute poursuite pourrait entraîner un retour en force du machisme, voire du masculinisme (« toutes des menteuses, des grippe-sous : la preuve… Nafissatou Diallo »). Est-ce tirer « contre son camp » que d’estimer que ces craintes ponctuelles sont exagérées – sciemment ou non –, soit que conjecturer les répercussions de l’affaire DSK est pour le moins prématuré ? Il n’est pas en revanche abusif d’en faire état : c’est un combat, il faut engranger des munitions. Mais ne pas tirer à tort et à travers.

Élisabeth Badinter, sur le ton du « je vous l’avais bien dit », joue son rôle. Ce serait « une honte » d’avoir utilisé la phrase de Jack Lang (« pas mort d’homme »), voire instrumentalisé trop fort la gaffe de Jean-François Kahn (le « troussage »). Ce serait « obscène » de se servir « d’une possible injustice pour faire avancer une cause ». Critiquée par divers courants féministes, Élisabeth Badinter reprend le thème des conséquences néfastes de l’affaire pour les futures victimes de violences sexuelles en ajoutant que les exagérations et outrances de celles ne lui étant guère, à elle, E. B., favorables, seraient facteurs d’aggravation. Oui, mais le total silence d’Élisabeth Badinter jusqu’à ce qu’elle puisse bisbiller ses anciennes camarades ou rivales, il a servi à quoi au juste ?

Ce n’est pas par solidarité masculine que j’ai estimé – et exprimé – que Jack Lang et Jean-François Kahn en avaient pris parfois abusivement pour leur grade sans que je m’en offusque trop fort : ils ont le râble dur, ils en ont vécu d’autres. Je ne nie pas qu’un non-lieu de DSK et le discrédit (partiel) de la plaignante puissent susciter quelques effets pervers. D’ailleurs, dès qu’informé des premiers coups de théâtre, j’en ai énoncé une bien grosse, bien lourde, bien grasse (et d’intonation parigote grassouillette) à l’intention d’une amie serveuse : « Ramène tes fesses, maintenant on peut ! Gare à vos miches, les soubrettes ! ». Qui n’a jamais employé le ixième degré, même graveleux, « entre soi », peut me jeter la première pierre. Reprenez l’hypothèse en termes châtiés, chantournés, et vous en faites doctement les prémisses d’un désastre annoncé, sans pouvoir davantage étayer votre opinion.

Car je défie toute chercheuse et tout chercheur de pouvoir établir un jour qu’un « effet DSK » se soit produit, et finira corroboré par des statistiques fiables ou des approximations fondées sur des entretiens non-directifs auprès d’un panel réellement représentatif.

Cela étant, je ne jette pas non plus du petit gravier à la figure de celles (rarement ceux, mais c’est la règle du genre… journalistique) qui, sollicitées ou non par les médias, se sont exprimées, exagérant parfois la portée des « propos sexistes » qu’elles ont dénoncé. Vous les entendez souvent, vous, en temps normal, ces représentantes de divers courants féministes ? Vous ne les entendez jamais plus, ces propos sexistes ?

Bien sûr, il y a des subventions, des postes universitaires ou de directrice de collection à la clef. Pas que… Le féminisme est politique, au sens noble du terme, avec aussi les connotations négatives que cela implique. De même que je n’ai pas constaté – pas plus que des chercheurs – de véritable exploitation anti-israélite, antijuive, de cette affaire, les manifestations du « ressac » pressenti m’ont semblé pour le moins surexploitées parfois, mais aussi sobrement soulignées. Eh bien, c’est de bonne « guerre ». Des féministes ont saisi la perche tendue ou tenté qu’on la leur tende. D’autres non.

Si l’on n’a guère entendu celles que j’appelle les « féministes hédonistes » (courant « sex positive » et ses dérivés), c’est aussi parce qu’elles sont très couramment moins sollicitées ou qu’elles n’ont pas trop cherché à se faire entendre par tous les moyens. Mais sur le fond, elles auraient sans doute exprimé à peu près la même chose que d’autres courants. Il n’y a pas « un » féminisme français contre « un » féminisme américain, il y a des féminismes dont se retrouvent à peu près les pendants dans la plupart des pays du monde occidental. Quant aux « féministes extrêmes » dénoncées par Michel Fize (tribune du Monde de ce chercheur du CNRS), pour qui les femmes seraient essentiellement vertueuses, je ne sais trop où il a été les dénicher : dans ses fantasmes ? dans la presse alternative des années 1970 ? C’est un peu « phraseurs contre phraseuses », l’appel à la repentance étant parfois bien partagé.

Le torchon brûle encore au-dessus des chaudrons des sorcières, et je lis certes encore parfois « capitalistes et phallocrates, les femmes vous éclatent la tronche, contre le sexisme, éclatons-nous ! ». On peut être femme et capitaliste, ce qui n’a pas échappé à celles et ceux qui emploient ce type de tournures. Mais la sanctification généralisée de Nafitassou Diallo en tant que personne ne m’a pas sauté aux yeux, et DSK a été rarement vilipendé avec hargne et ressentiment personnel, ni érigé en modèle de l’ensemble de la « masculinité ».

Il est tout à fait normal d’exprimer que si DSK bénéficiait d’un total abandon des poursuites, un effet induit éventuel pourrait décrédibiliser « la parole des femmes qui se disent victimes de viols, d’agressions sexuelles ou de harcèlement » (Hélène Périvier, pour Mediapart). Quant à en quantifier la portée, c’est une autre paire de manches. Ni Hélène Périvier, ni d’autres (ou fort peu), n’établissent de relation automatique de cause à effet.

Le contraire peut aussi se « vérifier » (comment, à quel point… bien malin qui…). Tout dépendra du poids des dossiers, de l’estimation par les femmes, au cas par cas, des avantages et inconvénients de mêler l’employeur, la justice, le ou la conjoint·e, à une action quelconque (judiciaire ou autre). Il y aura d’autres Virginie Despentes qui préféreront se reconstruire autrement, d’autres, peut-être des Tristane Banon, qui auront besoin d’autres moyens, d’autres encore…

Un malheureux reporter de guerre de Reuters s’est vu sanctionné parce que, dans un courriel, il avait fait une remarque salace sur le pubis des Japonaises. Cela avait fuité, une employée ou consœur s’était émue, l’affaire à pris des proportions. David Fox, qui s’exprimait alors qu’il était par ailleurs bouleversé par ce qu’il constatait dans les zones irradiées du Japon a été remercié par la direction. Il s’agit peut-être d’une victime collatérale – en réalité, les faits sont antérieurs – de « l’affaire DSK », peut-être de tout autre chose. David Fox conserve toute l’estime d’Elizabeth Pisani et de tant d’autres consœurs. Les féministes américaines se sont bien préservées de clamer avoir remporté une victoire.

« Cette affaire avait permis de repolitiser le harcèlement, » a estimé Laure Bereni (CNRS, comme Michel Fize). Il fallait s’en priver, quel que fut ce qu’on pouvait penser de DSK par ailleurs ?

Il n’existerait plus ? Qu’il soit le fait (plutôt majoritaire) d’hommes ou de femmes, ne mérite-t-il plus d’attention ?

Il y a bien sûr, dans ce débat parfois artificiel, la nécessité ou la propension à se hausser du col pour paraître et vendre des bouquins, obtenir un surcroît de notoriété pour soi-même ou ses entreprises (collectives à divers degrés), ce de part et d’autre (entre féministes, entre féministes et contradicteurs ou celles qui réfutent leurs hypothèses ou attitudes).

Le « backlash », selon l’universitaire Anne Larue, n’a pas attendu l’affaire DSK pour se manifester, plutôt sournoisement, rarement trop ouvertement en France. Les antagonismes de genre ne sont pas figés, mais mouvants, avec des avancées et des reculs de part et d’autre. L’affaire DSK n’est pas déjà au genre ce que fut l’affaire Dreyfus à l’histoire des droites et des gauches. Ponctuellement, bien sûr, dans l’immédiateté d’une prise de position, il se produit des exagérations.

On verra s’il résultera, comme le confiait Elsa Dorlin à Mediapart, ce qu’elle n’ose imaginer, soit des « tribunes vengeresses sur l’ignominie de la « séductrice » – tentatrice sexuelle sans scrupulequand, à peine un mois plus tôt, on nous vantait l’innocence, l’impunité de la séduction. ». C’est moins lapidaire que le « troussage » de J.-F. Kahn, cela reste une réaction orale, lors d’un entretien sans notes. C’est presque du même ordre. La déferlante, l’avalanche, le tsunami tarde à se produire, non ? Cela discrédite-t-il totalement les propos d’Elsa Dorlin. Non, et non pas parce qu’on remarquera certainement aux marges des propos abondant les siens. Mais comment quantifier ce « on » (vantant l’impunité de la séduction) ? En revanche, n’était-ce point l’occasion « par excellence » de l’évoquer, sur le champ ?

Bien sûr qu’écrire, comme Judith Thurman dans le New York Times, « en 2011, une femme est toujours présumée coupable si elle n’est pas totalement innocente », comporte une part d’exagération. Habitué d’entendre en cours, en défense comme en partie civile, les mêmes avocats employer les mêmes tournures ciselés, les mêmes effets de manche théâtraux, un coup pour les accusés, un autre pour les victimes, je ne vais pas hurler : « Thurman, démission, démission ! ».

Ce n’est pas non plus parce que je n’ai rien à attendre – ni poste, ni piges, ni invitations à des pince-fesses, ni coupe-file – d’un Jack Lang ou d’un J.-F. Kahn que je m’abstiens de voler à leur défense et illustration : ils savent faire par eux-mêmes. L’un a nettement gaffé, l’autre fut maladroit, faute d’avoir décelé le piège.

De même que je ne me souviens pas que « les féministes » dans leur ensemble aient vraiment vociféré (en « hystériques », avec guillemets de distanciation), j’estime aussi que celles qui ont repris leurs propos sont restées très majoritairement fort mesurées (notamment par comparaison avec des époques antérieures). Au temps pour Élizabeth Badinter attendant la proximité du poteau (de l’issue judiciaire pour DSK) pour débiner ses contradictrices habituelles : ce n’est certes ni un crime, ni même une faute, tout juste une erreur factuelle mesurée, une justification pro domo a postériori. Quant à se taire, elle pouvait persister, comme d’autres féministes qui, peut-être par amitié pour Anne Sinclair, copinage avec l’un ou l’autre des proches de DSK, voire supputation sur la reconduction d’une subvention régionale au même niveau, mais aussi pour d’autres raisons respectables, ont gardé le silence. Un exemple ? Je ne chercherai pas. Marie Darrieussecq ? Je n’en sais rien.

Accabler « les » (donc toutes les) féministes, cela s’apparente à une pose. Gonfler l’importance des féministes « primaires » (catégorisation de Fize, équivalente à mon « hédonistes » un peu à l’emporte-pièce), cela rapporte quoi de plus crédible que d’avoir signé dans Le Monde ? C’est un peu comme la légion d’honneur, une tribune du Monde… Ce qui ne signifie pas que Fize ne puisse avoir cette interprétation d’un univers qu’il connait visiblement assez mal. Son Les Pièges de la mixité scolaire – aux Presses de la Renaissance – n’est certes pas qu’un tissu d’inepties, de semi-vérités, d’exagérations différentialistes. Ses vues sont des options qui méritent attention. Sur la mixité, il avait conforté certaines féministes, mécontenté d’autres, rarement satisfait tout le monde. J’ai pourtant lu sur la question : « comme sa collègue Marie Duru Bellat, il conclut que la mixité scolaire ne favorise ni l’égalité des chances, ni l’égalité des résultats… ». Conclusion qu’on – Thierry de Cabarus – lui prêtait pour faire une chute journalistique rapide.

Des conclusions rapides sur l’attitude de diverses représentantes du ou des féminismes sur l’affaire DSK, des formules qui sonnent bien, je crois encore savoir en pondre, des pour, des contre, des mitigées, des qui font réagir, buzzer, alimenter une polémique. Ou l’étouffer… momentanément. Ne circulez pas trop vite, ne vous dispersez pas, il reste encore à voir, redire, examiner, analyser sur la question. Mais de grâce, épargnez les pianistes, ils peuvent encore rêver d’adoucir les mœurs.