Les lieux surprennent : deux petites salles, une « pièce à vivre », une cuisine « américaine », et une petite cour d’immeuble aménagée en tonnelle où, à l’occasion, des sculptures se succèdent. C’est à la fois le lieu de vie de Dorothy Polley, et Dorothy’s Gallery, « la galerie américaine de Paris », en fait l’un des salons les plus internationaux de la vie artistique parisienne… Benjamin Franklin s’y serait senti à ses aises, et l’ancien imprimeur dispenserait sans doute des conseils avisés sur l’épreuvage numérique ou disserterait avec un Malraux venu fait part de ses récents étonnements exotiques… Sa postérité y prospère…


dorothy_kito.pngReliant les rues de Charonne et de la Roquette, la rue Keller est le rendez-vous parisien des Lolita mangas et gothiques ou des praticiennes des claquettes… mais chez Dorothy Polley, on vient indifféremment en escarpins, souliers ferrés ou baskets. C’est en 1979 qu’elle a pris possession des 130 m² d’une ancienne boulangerie, pour en faire un lieu de vie familial et professionnel. « Je me suis dit, un jour, je ferai une galerie icimais j’ai attendu le début de l’année 2006 pour me lancer, » résume Dorothy. Ancienne étudiante en histoire de l’art et anglais à New York, elle a observé la fameuse année sabbatique qui était et reste parfois aux alumni des « collèges » américains ce que le voyage en Italie fut aux Mary Shelley et George Gordon Byron. Un ami, le frère du poète Paul Zweig, qui résidait à Paris, lui communique quelques points de chute parisiens. Dorothy se retrouve initiée au Paris de Lautréamont, cher à Zweig, mais aussi aux ateliers d’artistes, boîtes de jazz ou caves de « chansons à texte » de l’époque. Pour prolonger sa vie de bohème, elle donne des cours d’anglais, mais peu à peu transforme sa pratique en une école internationale réputée. La voilà femme d’affaires le jour, gérant jusqu’à 80 professeurs et moniteurs en 1970, et le soir, dans le sillage de Toto Bissainthe, une noctambule variant les rencontres et les genres musicaux, littéraires, artistiques. « Dans les salles de cours, tous les styles artistiques ou presque cohabitaient sur les murs, » sourit-elle en ne reniant aucunement cet éclectisme. En 2006, l’Executive Languages Services est cédé au groupe japonais Geos et Dorothy peut lancer sa galerie.

 

« J’avais tout à apprendre de ce métier et j’ai commencé par m’associer avec la galerie L’Œil ouvert, qui est spécialisée dans les tirages photographiques ou les séries limitées, pour une expo sur le thème de l’Asie. Je me suis aussi adjoint des assistantes ou des stagiaires issues des Beaux-Arts ou des Arts Déco. Une doctorante est restée toute une année. Mais j’ai surtout bénéficié de l’aide des artistes. ».

Dès cette première année, Dorothy s’intéresse au procédé de certification d’épreuves numériques d’Epson, la digigraphie. Elle sera pionnière en la matière, proposant des tirages numériques à la durée et la fidélité de reproduction garanties. Mais son concept de galerie-centre de rencontres et de débats doit beaucoup au regret d’avoir vu migrer le Centre culturel américain du boulevard Raspail puis finir par s’étioler (le nouvel immeuble étant repris par la Cinémathèque, un nouveau projet d’implantation tarde à se concrétiser).

 

dorothy_4.png« L’idée n’est pas du tout de créer un lieu du rayonnement de la création américaine à Paris. En fait, si des Français pensent que j’anime LA galerie américaine de Paris, c’est dû à la campagne présidentielle d’Obama en 2008. Je voulais m’impliquer et j’ai fait appel à des artistes français, américains et autres, chinois, japonais, ou un Grec, de toutes nationalités, pour confier des œuvres ou en créer sur le thème. Ils ont été 36 à répondre, et nous avons fait beaucoup de soirées avec des chanteuses de gospel, de blues, des rencontres, des causeries, et puis Zachary Miller, l’animateur de la campagne d’Obama pour la France, et un étudiant français, Samuel Solvit, qui a monté une association de Français pour Obama, ont relayé la démarche. À l’été 2009, en partenariat avec le Jardin d’acclimatation, j’ai pu monter une grande exposition, Discover America. L’idée de créer des œuvres originales sur un thème a été reprise pour une autre exposition centrée sur le personnage de Michaël Jackson mais aussi, plus récemment, autour du thème des femmes afghanes. 0n pourrait le refaire pour des expositions sur Cuba ou des pays très peu concernés par la diplomatie américaine. Mes propres goûts artistiques me guident, les rencontres avec les artistes de tous horizons priment. J’aimerais concilier art et action humanitaire, mais à ma propre manière, discrète, et non prosélyte : l’art et la culture unissent, et le monde est un, l’Amérique du Nord en étant une composante, one world, America being not apart… ».

 

La galerie est plus ou moins partagée en trois espaces, les deux premières salles, soit l’ancienne boutique sur rue et son arrière-salle accueillant des expositions temporaires – de plus de cent artistes jusqu’à présent –, le salon présentant durablement les créations photographiques, picturales ou plastiques d’une trentaine d’artistes récurrents ou représentés en permanence.

 

Pour cette exposition sur les femmes afghanes, les photos, œuvres de photographes afghanes ou autres, font partie d’un ensemble, Voices on the Rise : Afghan Women making the News, qui a déjà été exposé dans diverses universités nord-américaines ou à l’Alliance française de Toronto. Elles ne sont donc pas à vendre puisque leur étape parisienne ne sera pas la dernière. Le seront en revanche, les créations d’autres artistes, dont Cyril Anguélidis, qui ont ou non séjourné en Afghanistan, et s’expriment à ce sujet. Selon l’ampleur des expositions ou des événements, le dispositif de la galerie varie ou elle déborde hors ses murs. Le succès couronne généralement les entreprises de Dorothy Polley, qui s’en réjouit : « Ce qui arrive est très surprenant pour moi, les choses se font, mais chaque nouveau projet oblige à innover… Ce qui reste constant, c’est que je fais confiance aux artistes. ».

 

C’est fort réciproque. Ainsi, Catherine Ursin, plasticienne exigeante, dont les œuvres métalliques sont souvent troublantes et bien peu dans une veine décorative « passe-partout », se félicite d’avoir établi une relation durable. « J’avais envoyé par mail, en décembre 2006, des photos de mon travail de découpe de fer à Dorothy et sa réponse a été laconique : “yes, a great discovery; I will telephone you next week”. Aussi simple que ça…. Notre collaboration a commencé en 2007 et se poursuit. Ce que j’aime chez Dorothy : sa franchise, son énergie et son chien Kennedy… Les assistantes de Dorothy sont trop top… par leur patience, leur douceur et leur bonne humeur… que ce soit Sophie Gaucher, qui était présente au début, ou Catherine Meyer, qui est restée deux ans… Que du bonheur… En fait en parlant de la galerie, c’est le côté humain qui m’interpelle… ». Cyril Anguélidis, qui a opté très tôt pour la digigraphie, a été aussi l’un des pionniers français des arts numériques. Il est beaucoup plus direct. « Pour résumer, c’est une galerie vraiment ouverte à tout artiste ayant un minimum de talent ! Dorothy est une femme qui se bat et qui a de bonnes idées ; la ligne directrice n’est pas strictement définie et certains artistes doivent trouver difficile de se positionner. Les relations sont parfois un peu “space” mais cela a son charme… ».

 

dorothy_3.png« Je préfère exposer des artistes très différents, qui couvrent divers aspects des tendances du moment ou illustrent des courants plus pérennes, »  admet Dorothy Polley qui apprécie qu’ils échangent et se rencontrent, se confrontent. La galerie de Dorothy peut rassembler, lors d’une même exposition, une très jeune artiste coréenne venue se perfectionner aux Beaux-Arts de Paris, et un Zwy Milshtein, habitué aux rétrospectives des musées d’art internationaux, qui n’a certes plus besoin d’un « tremplin » parisien depuis des décennies. Les « super-héros » d’Isabelle Turover, qui se réclame de la figuration narrative, y sont certes en phase avec les images lenticulaires à base de fractales rétro-éclairées de Raymond Quai, ou les mobiles de Sébastien Kito, mais leur univers est à mille lieues des intérieurs ou des paysages sereins de Trish Nickell ou des instantanés du photographe naturaliste Attila Bakti. La devanture de la galerie est déjà classée monument historique mais, à l’instar de la librairie Shakespeare & Company, autre lieu de vie et de rencontres internationales, la galerie se charge d’histoire contemporaine et est en passe de devenir a Parisian landmark, à la fois repère et étape incontournable. Lieu de passage, Dorothy’s Gallery vaut qu’on s’y attarde… Le canapé et les fauteuils du salon, les chaises du jardin, y incitent. Décidemment, Benjamin Franklin s’y serait senti très bien…

 

Le site de la galerie de Dorothy Polley.

Pour s’y rendre : métros Bastille ou Ledru-Rollin