Dimension sociologique de l’expression en entreprise

Un rôle essentiel et pourtant méconnu de l‘expression : sa dimension sociologique dans une institution ou entreprise. D’une parole individuelle en souffrance à une expression citoyenne de groupe, risques de l’absence d’expression collective, avancées grâce aux groupes de travail et associations internes.

Lorsque les images structurantes des entreprises, institutions, ou de la société sont remises en cause ou s’effondrent, la représentation de soi, de l’environnement, des autres est brisée et mène à l’isolement. Et à un retournement sur soi, en soi. Adaptation ou pas, la souffrance fait irruption. Que les causes des souffrances soient physiques, maladie, handicap, familiales parentales, financières, professionnelles, sociétales, elles produisent toutes des effets de même nature : fracture du lien social, et bien souvent, elles se conjugent ou se succèdent en effet domino. Les situations de souffrance stigmatisent, excluent, isolent.
 
La souffrance est une situation irreprésentable, pour laquelle nul ne peut trouver de sens, ni soi-même, ni les interlocuteurs. Dans sa dimension sociologique, la souffrance, c’est-à-dire porter l’insupportable, instaure une distance entre la personne et le groupe. Vécue individuellement, elle dénoue les liens d’appartenance et fragilise le rapport aux autres. Les regards portés sur l’individu en souffrance par l’individu lui-même et la société se confondent, par l’impossibilité d’agir sur une situation incompréhensible, impossible à analyser, à concevoir. Impossible et sans objet, l’action se renverse sur soi, rentre dans l’intérieur de l’individu. La parole individuelle en souffrance devient alors un cri, une forme de violence, voire un passage à l’acte. Frappée de l’indignité des situations vécues, elle porte honte, dévalorisation individuelle, apathie, voire haine de soi, et n’est pas plus entendue que si elle était prêchée dans un désert de solitude, d’exclusion et d‘incompréhension.
 
Ceux qui entendent sont réduits à l’impuissance. Sociologiquement, la parole individuelle en souffrance n’a aucune action intégrative, elle se heurte à la gêne, au refus, désagrège davantage le lien et la personne, enferme dans l’absence de sens, privant les mots de leur force agissante. La parole individuelle en souffrance révèle le caractère insupportable de la situation vécue, enferme son auteur dans celle-ci, individualise davantage. Multipliée par le nombre, elle désintègre la cohésion et finalement l’équipe, le groupe professionnel. Des expériences de souffrances liées au chômage mais généralisables, ont été analysées par Didier Demazière comme « une expérience humiliante qui menace les identités, une condition subordonnée qui n’a pas de signification collective autonome, un statut fortement encadré par des prescriptions normatives, un phénomène dépolitisé dont les responsabilités sont diluées » (Didier Demazière, «des chômeurs sans représentation collective : une fatalité ? » in Esprit, novembre 1996, p14).
 
L’expérience d’une expression citoyenne vécue concrètement au sein d’un établissement peut calmer ces souffrances (expériences pilotes dans le Morbihan), grâce à des groupes de travail, des associations internes. Un dialogue collectif permet de sortir de la stigmatisation individuelle par soi-même et les autres, d’avancer vers une reconnaissance collective (constater de ne pas être le seul à vivre la même situation), et la prise de conscience que les choses peuvent se dénouer, ailleurs et autrement que sur la stigmatisation de la condition individuelle. Pour exemple, ces groupes remplissent une fonction déterminante pour les parents d’enfants handicapés qui pensent être responsables du handicap de leur enfant. Découvrir que d’autres se débattent avec les mêmes difficultés permet une identification au groupe, même si, au début, il se produit souvent un mouvement spontané temporaire de refus. L’assujettissement de la souffrance individuelle devient alors un sujet social, et la dynamique change de direction. La conscience en groupe socialisé va de l’individu isolé au groupe en lien social, et ouvre des perspectives d’actions sur l’extérieur au lieu de retournements sur soi, en soi, voire contre soi et ses dérives associées (alcoolisme, mécanisme de compensation, désinvestissement, anesthésie émotionnelle, conduites à risques, actes auto-agressifs, suicides…)
 
La parole de la honte qui isolait, dressait un mur d’incompréhension, de malaise et de tensions réciproques, devient une parole libératrice qui restaure un lien, une citoyenneté, et ouvre des perspectives. Sociologiquement, la passage de la stigmatisation isolée à la conscience de groupe en réintégration avec le lien social ouvre la porte au lien politique. Elles permet de transférer des dimensions endogènes psychiques à celles, exogènes sociétales de la situation et donc politiques, au sens citoyen du terme. Jean-Jacques Schaller s’est interrogé sur les conséquences et risques de l’absence de communication, d’expression des souffrances et effondrement des schémas traditionnels familiaux, professionnels, sociétaux .
 
Partant du constat que les personnes souffrant des transformations, même lorsqu’elles s’y adaptent, n’ont pas de porte-parole, et que s’installe alors une zone à risques il envisage deux possibilités :
1 – explosion marginale éclatant dans les groupes professionnels, les espaces les plus touchés, ne trouvant alors solution que dans une intensification des systèmes de contrôle, visant à normaliser les conduites individuelles, souvent au moyen de rapports de domination.
2 – Tentative de réorganisation autour d’une force citoyenne permettant de retrouver une capacité d’expression critique, de proposition, de nouveaux modes de fonctionnement.
 
La différence entre les deux solutions est celle existant entre le trouble social et la citoyenneté quotidienne structurante. C’est un pôle essentiel de l’association, du groupe de travail, qui ne s’inscrit donc pas dans la contestation, la critique stérile, le syndicalisme offensif, mais simplement dans la réorganisation des souffrances individuelles privatives de dignité en un système de cohésion sociale et professionnelle qui permet d’avancer dans le respect de l’individu et pour le bien du groupe professionnel, et, par extension, de tout groupe sensible (famille, zone urbaine…) Il s’agit une fois de plus de l’une des formes de l’intelligence relationnelle, collectiviser des problèmes individualisés, mais issus de source exogènes collectives, comme des réformes, des restructurations, qui génèrent pertes de repères, d’identité collective et individuelle, désagrégation de soi, du lien, des structures, pour retrouver et renforcer la cohésion sur de nouvelles bases adaptées. De ces débats dans lesquels chacun retrouve une parole citoyenne constructive, un rôle participatif digne, jaillissent l’humanité de chacun, les orientations, les idées, les novations.
 
C’est ainsi que des groupes de travail et de réflexion motivants naissent à tous les échelons, souvent très fructueux, à l’origine d’initiatives pilotes enrichissantes pour la collectivité. Passer de la situation d’assujetti à celui de sujet, c’est redevenir un acteur motivé et bien dans sa tête, dans sa fonction, intégré parce que reconnu, ayant retrouvé un sens à ce qui n’en avait plus, l’impossible à porter devient un défi à relever et donne envie d’avancer, pour soi, pour la structure en laquelle on retrouve ainsi la foi. L’expression dans le cadre d’un débat de groupe de travail non polémique permet d’éviter les dérives individualistes consécutives à l’exacerbation de la souffrance due au repli en soi, les dispersements, l’épuisement professionnel (burn out) et par voie de conséquence, protège de nombreux actes auto-agressifs et suicides liés au professionnel ou à la conjonction de souffrances multifocales. C’est une révolution, particulièrement dans les milieux très hiérarchisés ou militaires, qui place le débat et le groupe de travail à l’opposé des méthodes assistancielles et de domination. Mais c’est pourtant le caractère historique, social et politique de l’humanité. Incontournable. Cette façon d’utiliser l’expression dans son aspect citoyen est un levier d’évolution, elle ne se limite pas à un droit d’expression, qui se heurte parfois au devoir de réserve. Au contraire, cette pratique envisagée dans son aspect sociologique est non seulement compatible mais indispensable, elle s’articule d’ailleurs autour d’un règlement qui restructure les personnalités dans un espace collectif citoyen responsable de travail constructif pour l’institution ou l’entreprise.

Une réflexion sur « Dimension sociologique de l’expression en entreprise »

  1. [b]Je ne peux guère commenter, mais, cet article, que je viendrai relire attentivement, est excellent… [/b]

Les commentaires sont fermés.