Décés du juge Canadien Gaston Labrèche

Le juge Canadien de la Cour du Québec Gaston Labrèche est décédé mardi suite à un accident sur une route détrempée de Resistencia, une ville du nord de l’Argentine située non loin de la frontière du Paraguay. Son épouse serait aussi l’une des blessées.

J’ai connu ce grand magistrat défenseur des droit humain et partagé avec son amitié son attachement à la cause de la justice et aux droits des opprimés depuis son séjour en Tunisie en 2002 lorsqu’il à été mandaté pour observer le procès d’un tuniso-candien par l’Association des droits de la personne au Maghreb. Mes sincères condoléances à sa femme et ses enfants.

En mémoire de cet ami de la Tunisie je publie cet article qu’il m’a consacré parmi plusieurs autres relatif à l’indépendance de la justice et aux droits de l’homme en Tunisie.

Portrait d’un juge rebelle

Par: Gaston Labrèche (*)

Le Journal du Barreau du 01. 02. 2003 rapporte les propos du juge en chef Michel Robert et ceux de son prédécesseur Pierre A. Michaud sur l’indépendance judiciaire. Les principes de l’arrêt Valente y sont rappelés par le premier et les termes d’une citation égyptienne d’il y a 1300 ans y sont évoqués par le second pour redire l’importance de placer les intervenants du système judiciaire à l’abri des pressions et des influences.

Si l’indépendance judiciaire est pratiquement acquise chez nous, il est loin d’en être ainsi dans d’autres pays, particulièrement en Tunisie où la justice est littéralement sous tutelle.

C’est là l’opinion formulée par le juge  » rebelle  » Mokhtar Yahyaoui, tel que le qualifie la journaliste Florence Baugé au journal Le Monde du 12. 07. 2001, où elle rapporte la lettre ouverte de ce président de la 10e chambre civile au tribunal de première instance de Tunis, pour dénoncer l’état de dépendance de la magistrature dont il fait partie depuis 1983. Dépendance envers le pouvoir politique.

Cette dépendance amène les juges à condamner allègrement et intempestivement dans des procès d’opinion, quitte à voir leurs décisions ridiculisées par une grâce présidentielle accordée suite aux pressions. Dépendance qui laisse aussi les juges pantois devant les interventions brutales de la police politique dans les salles de cour, comme cela s’est passé encore le 2 février 2002 à Tunis, lors d’un procès contre des membres du parti communiste ouvrier tunisien. Des exemples de la sorte foisonnent dans le  » Deuxième rapport sur l’état des libertés en Tunisie, avril 2000-décembre 2001″, consacré à la réhabilitation de l’indépendance de la justice.

J’ai eu l’honneur et le privilège de rencontrer Mokhtar Yahyaoui en novembre 2002 à Tunis où j’agissais comme observateur dans la cause en appel d’un concitoyen canadien d’origine tunisienne, condamné par contumace en 1993.

Cet homme simple, souriant, presque gêné, parle d’une voix ferme quand il aborde la préoccupation de sa vie : l’indépendance judiciaire. Après mûre réflexion, il décide le 6 juillet 2001 de passer outre à son devoir de réserve, dans une tentative de redonner à son pays une justice indépendante.

Rebelle le juge Yahyaoui?

Voyez ce qu’il écrit au président de la République et président du Conseil supérieur de la Magistrature Ben Ali :

 » Les magistrats tunisiens sont frustrés et exaspérés, à tous les niveaux, par l’obligation qui leur est faite de rendre des verdicts qui leur sont dictés par l’autorité politique…
Soumis à un harcèlement des plus contraignants, les magistrats tunisiens n’ont plus aucune marge de man?uvre pour tenter de mener leur mission de façon équitable…
…le seul fait d’appartenir à notre corporation est dégradant aux yeux des opprimés et des gens d’honneur…
La justice tunisienne est soumise à l’implacable tutelle d’une catégorie d’opportunistes et de courtisans…
…le silence ne peut plus être de mise et le cri de nos consciences s’impose comme une nécessité à laquelle j’ai décidé de ne pas me dérober, même si nos prisons devaient, paradoxalement, devenir l’endroit le plus propice pour retrouver la dignité, la liberté et la tranquillité de la conscience. « 

Ces propos publiés sur Internet, après le refus de son destinataire de les recevoir, entraînent une campagne de dénigrement de la part du Ministère de la justice, une suspension avec privation de salaire, puis une réintégration dans les fonctions suite à une mobilisation générale. Suivent tracasseries administratives et menaces. Cela ne sert à rien, le juge Yahyaoui ne change pas d’opinion. Il ose même, en décembre 2001, déposer une demande de constitution du Centre tunisien pour l’indépendance de la Justice (CTIJ) dont il assume la présidence.

C’en est trop. Convoqué devant le conseil de discipline de la Magistrature, il est radié sans solde, le 29 décembre 2001, pour manquement à ses obligations professionnelles et atteinte à l’honneur de la Magistrature.

Depuis cette date Mokhtar Yahyaoui est en butte à toutes les man?uvres possibles de la part du pouvoir pour essayer de le déstabiliser : surveillance de ses communications par courrier, par téléphone et par Internet, filatures, exigences inconsidérées à propos de biens reçus en héritage, tout y passe. Jamais il n’abandonne sa recherche d’indépendance de la Justice pour son pays. Le 10 décembre 2002, à l’occasion du 54ème anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, il déclenche avec d’autres combattants des droits de l’homme en Tunisie une campagne de solidarité contre l’isolement des détenus d’opinion. L’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP) rappelle que 23 prisonniers d’opinion croupissent dans les prisons tunisiennes sans d’autres contacts humains que les sombres visages de leurs gardiens.

Le régime ne peut endurer révélation aussi crue sur la triste réalité de ses lieux de détention ! Dès le lendemain 11 décembre, le juge est assailli en pleine rue par des policiers en civil qui le frappent aux jambes et au visage. Deux jours après, c’est au tour d’une dizaine d’avocats d’être séquestrés et molestés, selon toute vraisemblance, à cause de leur implication dans l’AISPP.

Jusqu’où cela ira-t-il ? Mokhtar Yahyaoui, souhaitons-le, n’ira pas rejoindre en prison les victimes qu’il défend. Il n’a pas besoin de cette épreuve pour retrouver sa dignité. Il ne l’a jamais perdue. Il est le symbole de l’indépendance judiciaire dans son pays. Le Conseil national pour les libertés en Tunisie veut faire du 6 juillet, date anniversaire de la lettre ouverte du juge Yahyaoui, la journée nationale pour l’indépendance de la Justice. Le président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme, l’avocat Mokhtar Trifi en parle comme  » l’un des juges les plus honnêtes et les plus respectables de Tunisie, apprécié pour sa probité intellectuelle et professionnelle » . Une éminente personnalité tunisienne, le docteur Moncef Marzouki, professeur à la Faculté de médecine de Sousse, au sud de Tunis, auteur d’ouvrages dans sa discipline et de livres sur la démocratie et les droits de l’homme, écrit à son propos : « Par son exemple le juge Mokhtar Yahyaoui va pouvoir permettre aux nombreux justes tapis dans l’obscurité de la peur, de s’avancer à visage découvert et rendre à ce pays sinistré par la corruption, l’injustice et le terrorisme d’état, son visage de pays civilisé digne d’être sauvé et aimé par Dieu« .

Malgré les immenses difficultés, Mokhtar Yahyaoui continue toujours son combat pour la justice et la liberté en son pays. Dans l’immédiat, il est le seul de la Magistrature tunisienne à avoir dénoncé publiquement la mainmise du politique sur le judiciaire chez lui. Il s’apprête à rejoindre éventuellement au Barreau une élite d’avocats qui n’auront de cesse que lorsque cet asservissement sera du passé.

Ce courageux juge rebelle mérite toute notre admiration !

(*) Juge retraité Cour du Québec

Portrait d’un juge rebelle – Par Gaston Labrèche, Journal du Centre International de Ressources Juridiques, Mars 2003.

Le juge Canadien de la Cour du Québec Gaston Labrèche est décédé mardi suite à un accident sur une route détrempée de Resistencia, une ville du nord de l’Argentine située non loin de la frontière du Paraguay. Son épouse serait aussi l’une des blessées.

J’ai connu ce grand magistrat défenseur des droit humain et partagé avec son amitié son attachement à la cause de la justice et aux droits des opprimés depuis son séjour en Tunisie en 2002 lorsqu’il à été mandaté pour observer le procès d’un tuniso-candien par l’Association des droits de la personne au Maghreb. Mes sincères condoléances à sa femme et ses enfants.

En mémoire de cet ami de la Tunisie je publie cet article qu’il m’a consacré parmi plusieurs autres relatif à l’indépendance de la justice et aux droits de l’homme en Tunisie.

Portrait d’un juge rebelle

Par: Gaston Labrèche (*)

Le Journal du Barreau du 01. 02. 2003 rapporte les propos du juge en chef Michel Robert et ceux de son prédécesseur Pierre A. Michaud sur l’indépendance judiciaire. Les principes de l’arrêt Valente y sont rappelés par le premier et les termes d’une citation égyptienne d’il y a 1300 ans y sont évoqués par le second pour redire l’importance de placer les intervenants du système judiciaire à l’abri des pressions et des influences.

Si l’indépendance judiciaire est pratiquement acquise chez nous, il est loin d’en être ainsi dans d’autres pays, particulièrement en Tunisie où la justice est littéralement sous tutelle.

C’est là l’opinion formulée par le juge  » rebelle  » Mokhtar Yahyaoui, tel que le qualifie la journaliste Florence Baugé au journal Le Monde du 12. 07. 2001, où elle rapporte la lettre ouverte de ce président de la 10e chambre civile au tribunal de première instance de Tunis, pour dénoncer l’état de dépendance de la magistrature dont il fait partie depuis 1983. Dépendance envers le pouvoir politique.

Cette dépendance amène les juges à condamner allègrement et intempestivement dans des procès d’opinion, quitte à voir leurs décisions ridiculisées par une grâce présidentielle accordée suite aux pressions. Dépendance qui laisse aussi les juges pantois devant les interventions brutales de la police politique dans les salles de cour, comme cela s’est passé encore le 2 février 2002 à Tunis, lors d’un procès contre des membres du parti communiste ouvrier tunisien. Des exemples de la sorte foisonnent dans le  » Deuxième rapport sur l’état des libertés en Tunisie, avril 2000-décembre 2001″, consacré à la réhabilitation de l’indépendance de la justice.

J’ai eu l’honneur et le privilège de rencontrer Mokhtar Yahyaoui en novembre 2002 à Tunis où j’agissais comme observateur dans la cause en appel d’un concitoyen canadien d’origine tunisienne, condamné par contumace en 1993.

Cet homme simple, souriant, presque gêné, parle d’une voix ferme quand il aborde la préoccupation de sa vie : l’indépendance judiciaire. Après mûre réflexion, il décide le 6 juillet 2001 de passer outre à son devoir de réserve, dans une tentative de redonner à son pays une justice indépendante.

Rebelle le juge Yahyaoui?

Voyez ce qu’il écrit au président de la République et président du Conseil supérieur de la Magistrature Ben Ali :

 » Les magistrats tunisiens sont frustrés et exaspérés, à tous les niveaux, par l’obligation qui leur est faite de rendre des verdicts qui leur sont dictés par l’autorité politique…
Soumis à un harcèlement des plus contraignants, les magistrats tunisiens n’ont plus aucune marge de man?uvre pour tenter de mener leur mission de façon équitable…
…le seul fait d’appartenir à notre corporation est dégradant aux yeux des opprimés et des gens d’honneur…
La justice tunisienne est soumise à l’implacable tutelle d’une catégorie d’opportunistes et de courtisans…
…le silence ne peut plus être de mise et le cri de nos consciences s’impose comme une nécessité à laquelle j’ai décidé de ne pas me dérober, même si nos prisons devaient, paradoxalement, devenir l’endroit le plus propice pour retrouver la dignité, la liberté et la tranquillité de la conscience. « 

Ces propos publiés sur Internet, après le refus de son destinataire de les recevoir, entraînent une campagne de dénigrement de la part du Ministère de la justice, une suspension avec privation de salaire, puis une réintégration dans les fonctions suite à une mobilisation générale. Suivent tracasseries administratives et menaces. Cela ne sert à rien, le juge Yahyaoui ne change pas d’opinion. Il ose même, en décembre 2001, déposer une demande de constitution du Centre tunisien pour l’indépendance de la Justice (CTIJ) dont il assume la présidence.

C’en est trop. Convoqué devant le conseil de discipline de la Magistrature, il est radié sans solde, le 29 décembre 2001, pour manquement à ses obligations professionnelles et atteinte à l’honneur de la Magistrature.

Depuis cette date Mokhtar Yahyaoui est en butte à toutes les man?uvres possibles de la part du pouvoir pour essayer de le déstabiliser : surveillance de ses communications par courrier, par téléphone et par Internet, filatures, exigences inconsidérées à propos de biens reçus en héritage, tout y passe. Jamais il n’abandonne sa recherche d’indépendance de la Justice pour son pays. Le 10 décembre 2002, à l’occasion du 54ème anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme, il déclenche avec d’autres combattants des droits de l’homme en Tunisie une campagne de solidarité contre l’isolement des détenus d’opinion. L’Association internationale de soutien aux prisonniers politiques (AISPP) rappelle que 23 prisonniers d’opinion croupissent dans les prisons tunisiennes sans d’autres contacts humains que les sombres visages de leurs gardiens.

Le régime ne peut endurer révélation aussi crue sur la triste réalité de ses lieux de détention ! Dès le lendemain 11 décembre, le juge est assailli en pleine rue par des policiers en civil qui le frappent aux jambes et au visage. Deux jours après, c’est au tour d’une dizaine d’avocats d’être séquestrés et molestés, selon toute vraisemblance, à cause de leur implication dans l’AISPP.

Jusqu’où cela ira-t-il ? Mokhtar Yahyaoui, souhaitons-le, n’ira pas rejoindre en prison les victimes qu’il défend. Il n’a pas besoin de cette épreuve pour retrouver sa dignité. Il ne l’a jamais perdue. Il est le symbole de l’indépendance judiciaire dans son pays. Le Conseil national pour les libertés en Tunisie veut faire du 6 juillet, date anniversaire de la lettre ouverte du juge Yahyaoui, la journée nationale pour l’indépendance de la Justice. Le président de la Ligue tunisienne de défense des droits de l’Homme, l’avocat Mokhtar Trifi en parle comme  » l’un des juges les plus honnêtes et les plus respectables de Tunisie, apprécié pour sa probité intellectuelle et professionnelle » . Une éminente personnalité tunisienne, le docteur Moncef Marzouki, professeur à la Faculté de médecine de Sousse, au sud de Tunis, auteur d’ouvrages dans sa discipline et de livres sur la démocratie et les droits de l’homme, écrit à son propos : « Par son exemple le juge Mokhtar Yahyaoui va pouvoir permettre aux nombreux justes tapis dans l’obscurité de la peur, de s’avancer à visage découvert et rendre à ce pays sinistré par la corruption, l’injustice et le terrorisme d’état, son visage de pays civilisé digne d’être sauvé et aimé par Dieu« .

Malgré les immenses difficultés, Mokhtar Yahyaoui continue toujours son combat pour la justice et la liberté en son pays. Dans l’immédiat, il est le seul de la Magistrature tunisienne à avoir dénoncé publiquement la mainmise du politique sur le judiciaire chez lui. Il s’apprête à rejoindre éventuellement au Barreau une élite d’avocats qui n’auront de cesse que lorsque cet asservissement sera du passé.

Ce courageux juge rebelle mérite toute notre admiration !

(*) Juge retraité Cour du Québec

Portrait d’un juge rebelle – Par Gaston Labrèche, Journal du Centre International de Ressources Juridiques, Mars 2003.

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