Je n'emprunte pas vraiment ce titre à Luc Rosenzweig, ancien du Monde, confrère et j'imagine, toujours copain depuis sa visite à Belfort. D'abord, j'aurais pu le faire à l'identique du sien, ensuite, avouons que c'est du niveau d'un « j'ai même rencontré des précaires heureux ». En faisant du photo-reportage fictionnel, deux étudiants de l'Ensad-Strasbourg, mettant en scène la précarité dans les milieux estudiantins, ont brièvement, furtivement, remporté le Grand prix Photoreportage étudiant 2009 de Paris-Match, avant de se le voir retiré par la présidence du jury… Eh, « présidence », faudrait penser à retirer rétroactivement et par contumace toutes les distinctions de Robert Capa pour Magnum et autres agences.

Strasbourg, sa librairie des Veaux (rue homonyme), son Imprimerie populaire d'Alsace, son hebdo Uss'im Follik, et la réédition du Raoul Vaneigem, De la misère en milieu étudiant. Je m'en souviens d'autant mieux que j'en étais, que la misère, je connaissais, et que les copines nous épongeaient soigneusement leurs assiettes (avec du pain) pour que, Patrick B*** et moi, passant à contre-sens par le tourniquet du resto U' de La Victoire, puissions nous servir dans la grosse gamelle du rab'. C'est un fils de diplômate turc, logeant au FEC (Foyer de l'étudiant catholique), qui, emmené manu militari accomplir en Turquie son service militaire, m'avait légué son vieux clou. Chez moi, mon épouse et Mimi, la coloc', il y avait bien plus de glace sur les vitres de fenêtre du côté cuisine que du côté cour. La buée condensait bien. Je vendais Le Monde à la criée, et j'ai légué ma sacoche à un étudiant espagnol qui fut un temps mon successeur. Sinon, j'y ai été le tout dernier cycliste (qualification professionnelle de coursier), de l'Agence France presse. Autant dire que, question précarité pour les étudiant·e·s, à Strasbourg, cela ne date pas d'hier.

Vendre Le Monde rapportait peu. Peu importe. Cela nous ramène à Luc, qui y tint longtemps billets et chroniques, que je retrouve, retraité, et cravaté, sur son blogue-notes Le Causeur. Il titre « De la misère en milieu journalistique » et commence avec l'accroche que j'aurais pu aussi prendre : « retenez bien ces deux noms : Guillaume Chauvin et Rémi Hubert ». Soit ceux des deux étudiants de l'Ensad-Strasbourg, qui ont obtenu du jury de Paris-Match, réuni autour d'Olivier Royant, un prix de 5 000 euros. En ces temps de disette pour les étudiants, en particulier en arts plastiques, dur, dur de le leur reprendre : leurs figurant·e·s auraient pu avoir un cachet valant au moins un mois de tickets de restau U'.

Le reportage, intitulé « Des étudiants option précarité », paraît, avec des photos à la Capa, du genre Death of a Loyalist Solidier, 1936,  sur laquelle le soldat républicain espagnol effectue une remarquable interprétation d'un soldat fauché en défendant une crête. Jim Lewis, dans son essai « Don't Believe what you see in the papers – le untrustworthiness of news photography » a fort bien décortiqué le possible montage. Doit-on écrire : la supercherie ? Non, car Capa a vraiment couvert des théâtres d'opérations militaires, et des miliciens républicains, il en mourait de nombreux chaque jour. Et d'ailleurs, Richard Whelan semble avoir établi que, finalement, c'est bien un homme foudroyé dont Capa aurait saisi le premier instant post-mortem. Ce qui est certain, c'est que Guillaume Chauvin et Rémi Hubert n'ont pas inventé la précarité des étudiant·e·s sans ressources, dont certain·e·s se prostituent, d'autres squattent des lieux insolites. Le michetonnage des étudiantes démunies, on connaissait d'ailleurs, tout au début des Trente glorieuses, déjà.

Les deux artistes ont aussi inventé les légendes. Mais elles ne sont guère vraiment « bidon ». Je crains que Luc Rosenzweig, dont le fait-divers n'a jamais été la principale spécialité, devait traîner encore dans les bistrots, pas forcément ceux des facs, ceux des quartiers très populaires où l'on s'entasse, à Paris, à cinq dans des petits deux-pièces. À Strasbourg, c'était plus simple, on se partageait à six ou sept de vastes appartements. Mais parfois aussi, du côté du Renard Prêchant (fort bon restau), des gourbis à plancher défoncé, eau froide au seul évier de grès, dans des bâtiments qui étaient depuis longtemps étayés. C'était, oui, loué. Vraiment très peu. Ces légendes, qu'on peut voir sur le site perso de Guillaume Chauvin, j'y ai cru parce que c'est bien la réalité, parisienne et autre, de certain·e·s étudiant·e·s (et de nombre de diplômé·e·s au chômage qui ne seront plus jamais proches de la retraite, dont la date s'éloigne, s'éloigne…).

Mais les autres exemples de vrais bidonnages outranciers que livre Luc sont malheureusement vrais. L'excellent, selon les termes de Luc, Edwy Plenel, aura donc laissé publier dans le « journal de déférence » (parodié sous le titre du Monte par Sonora Media) toute une page abracadabrantesque. Et Luc de conclure : « l'auteur de ce morceau d'anthologie forgeronne poursuit une brillante carrière au sein de la rédaction du Monde. ».

La fameuse « la loi non écrite du milieu veut qu’un bidonnage qui ne trahit pas trop la réalité en lui donnant le surcroît de peps dont elle manque est tout à fait moralement acceptable, » qu'énonce Luc Rosenzweig, je m'y suis refusé. Enfin, il m'est parfois arrivé d'amalgamer deux déclarations de deux personnes différentes pour n'en faire qu'une seule, par exemple. Mais jamais de faire d'un chauffeur de taxi un habitant d'une zone dangereuse et de lui prêter des propos dignes de m'attirer l'estime de la rédaction en chef. Rebelle un jour, rebelle toujours, peut-être ? Allez savoir. On en a sans doute maté de plus coriaces, étant mis à la rue, j'y ai échappé.

D'un autre côté, on sucre la photo de Choc, pas du tout bidonné, où on voit Ilan Halimi, victime de Fofana, parce que cela ne risquerait pas de plaire aux lectrices et lecteurs, à la famille d'Ilan Halimi, &c. De même, je n'ai jamais publié la photo que j'avais prise de cantonniers travaillant pour un sous-traitant de la Sncf, alignés, dignes dans la mort, tout un petit groupe fauché par un train alors qu'ils travaillaient sur une voie du côté d'une gare de la Marne. Pas questions de montrer ainsi des accidentés du travail. Enfin, pas chez nous, pas des victimes de l'erreur d'un éventuel syndicaliste de la Sncf ou d'un entrepreneur du cru, respecté, choyé, et peut-être adjoint d'un maire ou quelque chose du genre. Ne pas montrer ce à quoi est exposé le petit peuple, car ce serait bien sûr indécent.

Le « moralement acceptable », dans la presse, c'est ce que les patrons de presse ou le lectorat tolèrent, point. Mais on vous enseigne autre chose dans les écoles de journalisme ; aux plus malins de faire le tri et de savoir ainsi monter dans la hiérarchie. Richard Malka, avocat, toujours sur le site du Conteur, revient sur cette photo de Choc, qui pose à ce sujet de fort bonnes questions.

Fait-diversier et chroniqueur judiciaire de terrain, j'ai toujours défendu le professionnalisme du Nouveau Détective, qui étayait ses dires, menait des enquêtes béton, et ne se contentait pas de recueillir la bonne parole policière ou judiciaire. Il est vrai que, privé d'accès à la main courante des commissariats, un quotidien peut pâtir de ses mauvaises relations avec les autorités. Le « moralement acceptable » l'est toujours bien davantage quand il puise à la bonne source, l'autorisée. Ou celle qui sert vos vues, ou celles de votre direction.

Les deux étudiants, bien faux-culs devant le jury de Paris-Match, servant un discours puisant dans le genre recevabilité de la démarche artistique, se seraient par la suite défoulé sachant que le prix leur était sucré. On verra le discours lu sur le site de Guillaume Chauvin (supra), et le supposé verbatim des déclarations de Rémi Hubert sur le site du Point. « On s'est dit que ce serait une bonne occasion de dévoiler les mécanismes d'une certaine presse, » déclare-t-il a postériori. Et nos artistes de dénoncer un peu tard le « discours médiatique qui a pour ingrédients la complaisance et le voyeurisme dans la représentation de la détresse. ». Dire qu'ils l'ont bien singé suffit, ils ont fait plus crédible que vrai. On trouvera leurs dires ici ou là, ainsi sur Le Post.

Je reviens sur cette affaire qui aura eu le mérite d'attirer l'attention sur le site de La Fraternité des précaires, lequel livre son analyse de cette affaire. Ses parodies de la presse (ainsi sur la mort de Michael Jackson parodiée par Kiki Picasso « attristé par la mort de Carla Bruni-Sarközy ») valent leur pesant de prix, grand prix, trophées Albert Londres ou autres.

L'autre mérite de ces étudiants est d'avoir fait réagir de vrais professionnels du photojournalisme. Matthieu, de Contre-champ.com, considère ainsi qu'il avait cru à ces photos « réussies et pas du tout complaisantes (…) parce que ce qu'ils ont mis en scène existe réellement. ».

Et puis on peut toujours en profiter pour voir le travail des autres sélectionné·e·s, dont le travail d'Anne Laure Pouchard sur les grands ensembles décrépis de Bucarest, par exemple. Ou celui de Victoire Avril sur la précarité des SDF parisien·ne·s. Le titre « Paris et ses fantômes » est bien vu. Vous avez aussi celui sur le 76, « bidonville de la banlieue parisienne », d'Émilie Buono. N'hésitez pas à dérouler les pages à l'écran pour commencer par lire les articles avant de voir les photos. Lisez celui d'Agnès Varraine Leca sur Cebu City, aux Philippines et «  cette même église catholique engraissée dans son opulence qui, de tout son poids, empêche la mise en place d'un planning familial et de toute forme de contraception. Sa puissance économique, nourrie par les grandes richesses accumulées depuis la colonisation espagnole (essentiellement en biens fonciers), lui procure une influence majeure sur le gouvernement. » Vous ne risquez guère de relire de telles lignes dans le Paris-Match de Lagardère, le journal préféré du couple Sarközy-Bruni, avant au moins quelque temps.

Dur métier que celui de photojournaliste quand la presse iranienne officielle comme Vartan Emrouz accuse le journaliste Jon Leyne d'avoir « embauché un voyou (…) afin de tuer quelqu'un pour son documentaire » (soit d'avoir commandité le meurtre de Neda, une jeune manifestante de Téhéran).

Dur métier que celui d'étudiant·e précaire destiné·e à des petits boulots sans doute pour de très, très longues années.

Je ne souhaite pas ce sort à Guillaume Chauvin et Rémi Hubert de connaître ce sort. Mais j'avoue être interloqué par la déclaration de Guillaume Chauvin à 20 minutes : « Nous avons pris la décision, à deux, après avoir vu les lauréats de l’édition 2008. Avec un certain ébahissement, nous avons constaté qu’en Afrique et en Inde, il fallait photographier des petits enfants aux grands yeux mouillés, et, partout dans le monde, insister sur la précarité. Les reportages étaient outranciers et misérabilistes. ».

Croient-ils vraiment que leur reportage bidonné était « outrancier » ? Il est difficile de déclarer d'un côté qu'ils ont tous les jours « sous leurs yeux » des scènes telles que celles qu'ils ont monté de toutes pièces, et de considérer outranciers les reportages des autres. Il est un peu dommage que le prix leur ait été retiré et qu'ils ne puissent aller vérifier sur place, auprès des autres étudiant·e·s ayant concourru, si leur travail est « outrancier ». En tout cas, les personnages – enfin, certains – du reportage de Victoire Avril, je les ai effectivement souvent « sous les yeux ». Bah, en tout cas, qu'ils se rassurent, Paris-Match est loin de ne distiller que la sinistrose à plein baquets, ce titre sait aussi très bien donner dans l'actualité heureuse ou consolante. Allez, jeunes gens, un reportage parodique sur les rallyes, les bals des debs', les réjouissances de la petite bande du jeune couple de Jean Sarközy, leurs villégiatures, leurs distractions. Donnez-nous donc, à présent, de l'actualité souriante ! Et encore un effort pour faire du Kiki et Loulou Picasso…