Pour faire de l’audience, de la fréquentation, il suffit parfois de « faire son Zemmour ». D’agiter de grands thèmes, de remuer les mémoires (celle des deux vetos de De Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni dans la Communauté européenne) en agitant bien fort les mains (plus celle, de bois, de l’adjudant-major Danjou, de la Légion étrangère). La relance de l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, par David Cameron, Premier ministre britannique, en fournit un bon prétexte. Tentons, même si ce qui suit est totalement partisan, et même franc-tireur, de ne pas trop en faire…


Zemmour n’est certes pas qu’un pitre : ses rappels que la Résistance fut tout autant le fait, dès ses débuts, de « réacs » antisémites (le terme est à nuancer) que des MOI, « juifs » ou non, ceux de l’Affiche rouge, ne sont pas tout à fait farfelus. Il vaut bien maints « nouveaux philosophes » et ses réflexions surpassent souvent, par leur pertinence, leurs plaidoyers pour eux-mêmes et l’obscurité chantournée de leurs thèmes et antiennes. Il « cause bien », et puisque ce qui suit adopte le ton de la « causerie radiophonique », on pourra y trouver des similitudes, des tics, et des ressorts faciles qu’il ne dédaigne pas. Faire « son » Zemmour au petit pied dans le plat de la viande hallal (mais aussi casher et dans celui d’oublie, ou d’hostie), c’est très difficile d’y échapper. Lorsqu’il s’agit d’aborder un sujet aussi controversé que l’adhésion de la Turquie à l’Union européenne, on finit toujours malgré soi par faire de l’omelette en marchant sur des œufs.

 

Je ne suis pas Zemmour, que je salue confraternellement au passage car il reste quand même un peu plus journaliste qu’un Coluche, pourtant fort soucieux de s’informer, ne serait-ce que parce que très nombreux sont ceux sachant, ou croyant savoir « où se situe » Zemmour, tandis que je suis moi-même parfois bien incapable de camper mes propres positions et convictions fluctuantes. La moindre d’entre elles est que l’audiovisuel m’agace par son omniprésence, et que si je reconnais qu’il est irremplaçable parfois, qu’une bonne illustration vaut souvent un discours, rien ne remplace le verbatim pour se fonder une opinion plus distanciée. Aussi, tout en signalant l’excellent site de l’Europan Navigator (l’autre Ena, mais luxembourgeoise), et son excellent dossier sur la conférence de presse du général (RTL, 15 janvier 1963), je préfère vous renvoyer au moins « neutre » Gaullisme.net. Vous y trouverez aussi un extrait textuel de la conférence de presse du 21 février 1966, et on ne peut ainsi saisir l’allusion de David Cameron au défunt président français sans en prendre, aussi, connaissance. Tant qu’à faire parler les morts, autant leur rendre la parole.

 

Autre conviction, je suis anglophile. Je suis même « blairiste » (admirateur passionné d’Éric Blair, dit Orwell, et de ses chroniques), voire aussi « atlantiste » que Dos Passos. Avec Cameron, j’estime que c’est d’un tout autre blairiste qu’il s’agit, et même d’un thatchérien qui ne s’ignore pas tout à fait. C’est du moins l’opinion que je partage à ce jour, et dont je (ne) me féliciterai(s) (peut-être pas) demain. Un pragmatique, ce Cameron, qui, tout comme Churchill, s’il devait être obligé de choisir entre l’Europe et le grand large, choisira toujours le grand large, et les États-Unis d’Amérique. On le sait, même « l’Amérique d’Obama » veut que la Turquie adhère pleinement à l’Europe, faute, peut-être, de pouvoir en faire une Puerto Rico, une « riche porte » autant qu’un port d’attache et de mouillage de sa flotte de guerre, un État libre associé. La fragilité des relations nouées entre Israël et la Turquie explique en partie la position de Cameron. On ne peut pas implanter dans le voisinage un nouveau centre important de l’Otan, imbriqué dans les bâtiments de la future ambassade de Bucarest, poste avancé à l’Est, sans craindre que la Turquie puisse basculer dans une « neutralité » moins bienveillante.  Geneviève Tabouis aurait peut-être dit « attendez-vous à savoir que la coopération militaire entre la Roumanie et les Etats-Unis se renforce considérablement. ». Ce n’est pas seulement le récent crash d’un hélicoptère transportant des militaires roumains et américains qui en serait l’indice. Les manœuvres conjointes, notamment aériennes, sont fréquentes. La Sublime Porte ne verrouille pas qu’une partie de la Méditerranée, la mer Noire a aussi son importance géostratégique. Et quoi que l’on puisse penser de la coopération allemande et française avec la Russie, il faut aussi y voir une volonté « européenne » qu’une autre volonté tout aussi « européenne » géographiquement (d’apparence, puisqu’il s’agit de l’axe Varsovie, Bucarest, Ankara… Pentagone) tend à, sinon contrecarrer, du moins équilibrer.

 

Pourquoi pas la Turquie, même si elle pèsera dans le sens de la Grande-Bretagne sur les décisions communautaires, puisqu’on ne trouve pas grand’ chose à redire à la Hongrie, où l’extrême-droite est de plus en plus vivace, et catholique par rejet de l’orthodoxie voisine, notamment la Roumaine ? Deux poids, deux mesures ? Oui, parfois, je suis superficiel, frivole, futile, mais j’assume. Cela étant, la Hongrie est peut-être à présent d’extrême droite parce que les bétonneurs, français en particulier, et les banques britanniques, françaises, allemandes et autres, lui ont sucé son budget et ses bas de laine. Et que certains de ses emplois ont été délocalisés… en Turquie ou plus loin encore. Qu’il soit au moins dit que je ne préfère pas le catholicisme ou l’orthodoxie à l’islam, la Turquie d’Atatürk ayant été – de ce seul point de vue, parce que, par ailleurs, ce n’était pas un tendre – beaucoup plus tolérable et vivable que ses voisines d’Europe.

 

Il ne fut pas que François Ier à se rapprocher de l’Empire ottoman. David Cameron a évoqué la reine Elizabeth († 1603) et ses relations avec Constantinople. On se souvient aussi que la Grande-Bretagne concurrençait l’Allemagne pour financer la modernisation de la Turquie avant la Première Guerre mondiale, mais qu’elle ne fut pas tout à fait étrangère aux menées visant à neutraliser Atatürk. L’ennemi d’hier (Mustapha Kémal était le héros des Dardanelles et il vainquit les Kurdes soutenus par les Britanniques), qui était un ferment de contagion du démantèlement des empires coloniaux (tant français que britannique), est progressivement devenu un allié. Selon les visées du moment, on remodèle quelque peu l’historiographie. On vante Istanbul en taisant que Kémal s’appuyait sur Ankara la nationaliste contre le Bosphore « cosmopolite et interlope » et en oubliant que l’actuel pouvoir dominant turc est bien moins stambouliote qu’autrefois.

 

Qui a dit « l’expression “islam modéré” est laide et offensante, il n’y a pas d’Islam modéré. L’Islam est l’Islam. » ? Erdogan. J’isole bien sûr cette phrase de tout un contexte, et on peut me le reprocher. Mais on ne peut m’en vouloir de relever que les drapeaux turcs fleurissent un peu partout en Bosnie, c’est un fait. La Turquie, tout comme l’Arabie saoudite, est devenue un État « mahométan », et tant les États-Unis que le Royaume-Uni s’en accommodent fort bien. Pourquoi pas ? Après tout, la Françafrique tolère fort bien les dictatures, même celles s’appuyant sur le clergé islamique si c’est la condition de leur maintien. Je crains que cette « realpolitik », qui sert des intérêts commerciaux, ne soit à courte vue.

 

Je vis dans une « Petite Turquie », dans le « sentier turc », et je m’y sens fort bien. Mais quand je dis à mes amis issus de l’intelligentsia stambouliote que la Turquie, c’est désormais Ankara, ils ne me contredisent pas frontalement. Tout comme eux, je tolère fort bien Ankara à Paris, avec quelque agacement parfois. Ce n’est pas parce que je saute à pieds joints dans la tambouille halal que je boycotte les boucheries turques ou pakistanaises de mon quartier. J’aide bien sûr les femmes voilées encombrées d’une poussette dans les escaliers du métropolitain, je serais s’il le faut le premier à prévenir les secours si un « barbu » se blessait en dérapant sur un fruit trop mûr échappé des étals de mes rues, et je m’inquiète un peu (litote) de ce que des organisations laïcardes comme Riposte laïque tournent au faux nez d’une extrême droite beaucoup plus raciste qu’anti-mahométane. L’anti-islamisme est parfois un prétexte. J’ai d’ailleurs été très surpris de trouver dans mes courriels du jour un bulletin « Cawa du matin » incluant un lien vers le site de Bivouac-ID. Je ne me rendais pas compte à quel point s’est construite, comme aux Pays-Bas, une nébuleuse anti-islamique qui se teinte des couleurs vaticanes les plus « défense de l’Occident chrétien » au possible. J’ai découvert le site de Novopress-Aquitaine, et je me suis confirmé dans mon opinion que, non, les ennemis de mes ennemis ne sont pas forcément mes amis. En revanche, les faits sont les faits, et c’est le rôle de Cawa et de sa souvent excellente revue de presse de les signaler. Ce qui n’est pas un « fait », c’est d’estimer qu’en voulant accélérer l’intégration de la Turquie dans l’Europe, le Royaume-Uni de Cameron roule pour les Etats-Unis et joue un jeu dangereux. C’est une appréhension.

 

Il se peut qu’Erdogan ne soit fondamentalement pas plus mahometolâtre que les dictateurs africains ne sont des « rois très chrétiens », comme le fut Bokassa (roitelet converti à l’Islam pour obtenir des fonds libyens, puis devenu empereur chrétien), ou Félix Houphouët-Boigny qui considéra qu’une immense cathédrale ferait meilleur effet à Yamoussoukro qu’une réplique de la mosquée Bleue ou de Sainte-Sophie. Notre-Dame de la paix, qui fit tant pour le chiffre d’affaires de Dumez et la popularité de Jean-Paul II en Afrique, n’est pas tout à fait une déclaration de guerre à l’Islam, c’était d’abord un trompe-l’œil. Il se peut qu’il vaille mieux une « bonne » dictature muselant les mollahs trop ambitieux qu’une autre étouffant les aspirations d’une société civile à s’affranchir d’une religion trafiquée au gré d’autres mollahs. J’ai du mal à me faire à ce type de réalisme qui peut conduire à des effets pervers frôlant l’irréel. Allez, sortons un bon petit cliché qui peut friser, lui, la xénophobie. Les tenants des pouvoirs religieux n’ont pas la même notion du temps que les laïques. Les pouvoirs se fondant sur l’Islam, tout comme celui du Vatican, qui n’est pas que spirituel, savent davantage donner du temps au temps. Le Vatican et La Mecque se tiennent par la barbichette. Il s’agit de préserver un équilibre, et le Vatican sait fort bien faire ami-ami avec La Mecque, tout comme Sarközy, au ministère de l’Intérieur et des Cultes, a tenté de conforter un Islam français qui ne fâche pas nos clients les émirs, notre ami le roi du Maroc, et ne défrise pas pour autant le Tunisien Ben Ali. Exercice difficile. C’est du « réalisme ». Cet « équilibre » est-il ou non précaire ? L’entrée de la Turquie dans l’Europe modifierait-elle la donne ? Verrait-on, comme en Bosnie, la Turquie fédérer autour des mosquées un groupe de pression puissant et d’influence non-négligeable ? Je ne sais. J’estime qu’on joue avec des tisons. Peut-être de ceux sur lesquels on peut courir pieds nus sans se brûler gravement. Peut-être les mêmes que ceux laissés couver en bordure de talus et qui provoquent, si le vent tourne, l’embrasement de la forêt.

 

Pour en revenir à Cameron, il a utilisé une métaphore qui en évoque une autre, toute britannique voici quelques années, mais devenue française tant le modèle anglais du sport professionnel totalement coupé de ses racines populaires a été contagieux. C’est celui de Kevin le hooligan qui se voit refuser l’entrée du stade et des locaux du club. Le hooliganisme s’est accentué au fur et à mesure que le foot s’est professionnalisé, est entré en bourse, et a brisé le lien qui unissait une équipe locale à son terreau populaire. La Turquie est certes un très puissant partenaire commercial. Et Vespasien considérait que l’argent n’a pas d’odeur. Traiter la Turquie comme Kevin, ce n’est plus de mise, elle détient un trop fort pouvoir d’achat. J’avoue aussi que cette puissance financière m’inquiète plus qu’elle ne me rassure quant à la future stabilité de l’euro (même s’il n’est pas question de faire entrer rapidement la Turquie dans l’Eurozone, les banques turques pourraient plus facilement intervenir en cas de pépin).

 

Pour en revenir à Camerone, je ne sais pas si les légionnaires auraient si bien résisté s’ils n’avaient pas été commandés par un saint-cyrien, issu d’une famille de tradition militaire. Danjou était un Balussou de Chalabre (Aude), qui combattit à Sébastopol,  ce qui lui valut d’être promu de capitaine à adjudant-major (commandant en second), et donc de combattre les Russes aux côtés des Ottomans. On sait ce qu’il advint de cette alliance par la suite, la Turquie s’étant de nouveau opposée aux Russes, mais aussi aux troupes franco-britanniques, en 1914. La défaite (certes héroïque) de Camerone ne déplut pas trop aux États-Unis, l’ennemi « de la veille » (au Texas), qui voyait d’un mauvais œil se tarir l’afflux d’immigrés européens au profit d’un voisin montant en puissance. Aujourd’hui, les États-Unis se dotent d’un « mur » à l’israélienne pour contenir l’afflux des Mexicains sur son territoire mais ne verraient pas d’un trop mauvais œil un afflux de travailleurs turcs en Europe. Sur ce point, je ne sais que penser. Parmi ces travailleurs turcs (ou kurdes), je compte beaucoup de connaissances amicales, dont certains, devenus patrons,  ont voulu réinvestir en Anatolie, et se sont découragés. L’un d’eux voulait même importer des éleveurs chinois pour remplacer ses compatriotes sur son élevage. Il a fini par abandonner, revendre. Il est aussi français que sa femme d’origine algérienne ou que moi et ses enfants, et cela ne tient pas qu’à sa double nationalité.

 

Mes réticences à l’égard de l’admission de la Turquie tiennent aussi à mon expérience des conséquences du « pactole du retour » instauré par Valéry Giscard. Giscard n’avait pas seulement obéi aux desiderata des Peugeot qui, après avoir refusé sous Pompidou de moderniser leurs usines à la japonaise, préférant envoyer des recruteurs au Maroc et au-delà, voulurent dégraisser Mulhouse et Sochaux. Dans une tribune intitulée « Immigration ou invasion » (Figaro Magazine du 21 sept. 1981), il estimait en substance que « le problème actuel (…) se déplace de celui de l’immigration (…) vers celui de l’invasion. ». Il voulait revenir au droit du sang : « on est français si on naît d’un père ou d’une mère française. ». Le pactole a failli mettre en faillite les sociétés d’HLM de Sochaux-Montbéliard et ruiné les bijoutiers et épiciers votant Front national mais dont la clientèle était essentiellement immigrée. Mais surtout, le coût humain fut terrible. De petites françaises de fait, scolarisées en France, se sont retrouvées voilées et mariées en Anatolie dès leur « retour » (qui était pour elles un aller simple sans retour). Certaines ont tenté de fuguer. Mal leur en a pris. Toute correspondance avec leurs anciennes camarades d’école, restées « au pays », le leur, mentalement, moralement, et même « religieusement » car l’islam qu’elles pratiquaient en Franche-Comté (ou qu’elles auraient pu pratiquer à Istanbul) n’était pas tout à fait le même qu’à proximité d’Ankara, leur fut interdite.

 

Non, là, je n’ai plus de formule « à la Zemmour » pour exprimer ce désarroi. Mais de Camerone à Cameron, j’estime qu’on a égaré la boussole.

 

P.-S. – à propos des Peugeot, et d’Éric Woerth, voir la chronique du Woerthgate, que je ne reprendrai sans doute que ce soir, en recoiffant ma casquette de journaliste. Là, c’est une Tribune libre, pas une contribution dans les rubriques « Argent et bonnes affaires » ou « Cuisine (électorale) et Art de Vivre (entre soi) », ou « Ma ville et mes commerçants (de Chantilly) ».  Une Tribune libre, c’est beaucoup moins factuel, et partant, largement plus subjectif, « leste ». Je peux me le permettre dans ce cadre : je collerai bien un coup de main de Danjou au postérieur de Cameron. Pourtant, contrairement au Français Giscard, j’estime qu’on devient aussi breton qu’un Breton d’où qu’on vienne. Parole de Breton.