Pour tenter de se refaire Ève (ou plutôt Lilith, l’originale, plus fantasmée que celle d’Hubert-Félix Thiefaine), ou simplement se départir d’un coup de bourdon, la lecture du Jean-Louis Costes ou le fou qui est en nous, de Yann Kerninon, peut convenir. Costes, l’artiste, fait dans le socratique cradingue, Kerninon l’écrivain est plus policé pour inciter à s’affranchir des contraintes qu’on s’impose (ou qu’on croit librement s’imposer alors qu’elles nous sont implacablement infligées).

Je suis futile, j’assume. Ce qui suit est très superficiel, tant pis, j’ai survécu au ridicule fréquemment, à ma consternante absence de d’avantageuse réputation, une fois de pire ne saurait être fatale. Or donc, Jean-Louis Coste, de ce que j’en ai vu trop rapidement, fait dans le pipi-caca, les burnes à l’air, la vulve qui bée, &c. Ce pour sa peinture, ses performances, musicales ou autres, ses récits (en BD aussi). L’homme est affable, qu’il discute avec vous de tout et rien ou qu’il expose courtoisement son pénis ou sa rondelle pour une photo facétieuse (ou postérieuse), et je ne doute pas qu’il soit fréquentable. Une amie, très apte à expérimenter divers trucs corporels qu’une certaine morale ou un « bon goût » incertain réprouveraient véhémentement, considère non point qu’il en fait trop, mais que, pour elle, il ne lui en faut pas vraiment davantage à forte dose. Cette impression, raisonnée pour elle, furtive pour mon compte, me semble recevable. Un peu, en revanche, ne doit pas nuire. Mais au fond, qu’importe (jusqu’à nouvel ordre, car je pourrais à l’occasion m’intéresser un peu plus, si ce n’est encore davantage, à Costes, et réviser cette grossière ébauche d’opinion), puisque je ne m’intéresse pour l’instant pas à lui, mais à l’homme qui s’intéresse à Costes, Yann Kerninon. Lequel, talentueux essayiste, a estimé que Costes est un ange et que quelque 90 belles pages (avec des illustrations de Costes en hors-texte) valent bien de lui être consacrées. Ce qui nous vaut joli petit livre aux couvertures en cartonné souple embossées de l’emblème de la collection Xylopohage de l’éditeur, L’Âne qui butine, lequel est éditorialement correct et sans reproche (bon empagement, agréable appareillage de notes, main du papier plaisante, format 15 × 19,2). Ce bel ouvrage s’intitule Jean-Louis Costes ou le fou qui est en nous.

Yann Kerninon affectionne tant les longs titres, comme Tentative d’assassinat du bourgeois qui est en moi (Prix du Pamphlet 2009, l’un des succès des éditions Maren Sell – Libella) que les longues phrases (qu’il répartit entrelardées d’incidentes et en alternance de suites incisives heurtées en sujet+verbe+complément ou façon L’Express 1970, type ex-nouvelle écriture journalo-novatrice). C’est de l’argumentation allègre, enlevée, un peu répétitive parfois, jamais pesante. Kerninon est un jeune homme d’aspect très lisse, du type gendre parfait, à la mise élégante sans affectation, qui écrit « des horreurs ». Pas que.

Bouvard et Pécuchet en auraient sans doute dit qu’il s’agit d’un « esprit fort », tandis que Costes se serait vu infliger un réprobateur « galopin nauséabond ». Définition commode, voire chiffonnière pour oripeaux. Première page, envoi : à présent, « la grande activité du monde est de tuer lavie [en nous] (…) c’est de tuer l’amour » (je résume drastique). Celle de Costes est d’exposer ce « merdier » (et nos cracras cacas cervicaux, nos craspougneries, nos puants fèces intestinaux, littéralement, aussi) dans l’espoir de nous faire déceler (en nous et alentours) « une dernière trace d’amour et d’authenticité » nous rendant tolérable de s’obstiner à survivre en tentant autant que possible de vivre (je réduis serré). On peut effectivement le concevoir ainsi. Je fais sobre, Kerninon, lui, ne répugne pas au lyrique. Visiblement, son sujet le passionne ; c’est plutôt communicatif.

Costes a subi 12 ans de procédure pour finir, comme Siné (dit le viré du Val), définitivement disculpé de véhiculer des imprécations racistes. Parce ce qu’il se fout copieusement de tout Arabe, Noir, Juif, rappeur, homo, bourgeois, prolo, &c., qui se la joue tel, Costes s’est fait des adversaires. Perso, moi qui me la joue en Breton, non pas Breton tels qu’ils sont mais comme parfois ils veulent se rêver, non pas « dépositaire de la grande vérité planétaire et cosmique » (druidique ou autre), mais interprète d’occasion de ce qui pourrait en être les apparences, je me sens très peu visé. Mais il est vrai qu’il est plus aisé de jouer au Breton qu’au Juif, homo, borgne et noir (à moins d’être le pote de la bande d’un Sinatra et d’engranger les revenus de feu Sammy Davis Junior).

Contrairement à Costes (et Kerninon), j’ai la flemme d’affronter le racisme, la violence, la perversité, la scatophilie (et sans doute les aspirations petites-bourgeoises) qui sont en moi. Mais je veux bien m’admettre en puissance (en « potentiel », écrit plus justement Kerninon) « un monstre dégénéré à enfermer d’urgence. ». Que ce soit le plus tard possible. Je participe, de fait, « à un système politique pervers, une logique économique meurtrière, un familialisme délétère » mais sans ressentir la nécessité impérieuse ou vaguement pressentie de poser « nu » (bon, pas souvent), « avec un bidet sur la tête » (jamais, mais, bah, pourquoi pas ?), « en train d’enculer un chien (…) de découper un enfant à la hache », même pour de faux, comme Costes, qui l’assène sur scène. Cela étant, on me prouverait qu’en privé, entre copains et copines plus ou moins avinés, je me serais livré à de pires artifices ne m’étonnerait qu’à moitié. Je ne me sens pas pour autant porté à dire ma « part maudite » pour vous révéler la vôtre, enfin, pas souvent, ou de moins en moins. Privilège de l’âge ? De la somnolence ? Capacité privilégiée de m’oublier ? Je m’en balance, au moins pour le moment. Tout comme de la « pantalonnade » et « guignolade » de Costes sur le « funk breton » (un titre de son album de 1989, Livrez les Blanches aux Bicots). D’autant que, sur ce point, pour une rare fois, Kerninon se goure, le funk bretonnant existe, je l’ai rencontré… (pas terrible, ni vraiment déplaisant). Siné trousse les Bigoudènes, Costes est plutôt du genre à leur coller un crucifix ou un croissant musulman dans le troufignon, ce qui est finalement moins déplaisant que d’imaginer les sœurs Goadec faire de la pub pour on ne sait quelle « spécialité » culinaire (traduisez : alimentaire) annoncée locale alors que sa composition doit tout à un laboratoire de multinationale et à des tests de consommateurs, que son emballage fut concocté par un « bureau de style ». Le style crobardant de Costes est largement moins obscène, on lui pardonne donc volontiers son Funk breton.

 

Costes, à lire Kerninon (qui préfère évoquer Antonin Artaud), serait un Pasolini graffiteur, performeur, en beaucoup plus foutraque. Moins facile à caser en cinémathèque, sans doute. Mais les musées en verront d’autres. L’enfer, pour Costes, ce n’est pas que les autres, mais il l’exprime apparemment en plus « angélique et naïf, parce qu’il semble croire que l’animalité et la loi de la jungle seraient le paradis, mais ses textes sont des textes de combat, des emphases qui appuient là et là où cela fait mal et qui caricaturent sciemment. ». Ce recueil en présente des chansons, qui collent plutôt bien à cette interprétation (question appui, c’est du lourd, avec des sanies verbales imprécatoires pas vraiment jubilatoires, sauf à se sentir protagoniste des 120 journées de Salό, du bon côté du colon et d’un ubuesque bâton à merdre). Costes attaque « l’hyper civilisé qui a pris le pouvoir dans nos têtes et nous coupe à la fois de notre liberté, de nos désirs et de la vie. ». Et qui, donc, s’inflige et inflige « une humanité domestiquée, fatiguée, dévitalisée, une humanité morte. ». Il se refuse « d’être le cheval de Troie infiniment gigogne du merdier ancestral. ». Kerninon cisèle nombre de formules de la sorte, sans trop en abuser, se retenant de faire précieux, et c’est plutôt délectable.

Kerninon écrit nerveux, rythmé, rentre-dedans. Parfois, il s’interroge. « Ce doit être une drôle d’expérience d’être la fille (Ndlr., ce « sera » plutôt : elle n’a que six ou sept ans) de Jean-Louis Costes… ». C’est un peu tôt pour aller à la halle et lui poser la question. J’avais une fois, en la présence de l’auteure (de ses jours aussi), interrogé de la sorte la fille de Régine Desforges, dont la renommée tient autant à sa saga La Bicyclette bleue qu’à ses lestes nouvelles érotiques. J’ai oublié la ou les réponses, mais celle, présumée, de Kerninon (« au moins ce n’est pas une névrose (…) c’est assez clair. Plus clair qu’un papa modèle qui fréquente en douce les prostituées. »), en était sans doute assez proche (j’imagine que Kerninon n’a rien de spécial contre la fréquentation assumée des prostituées, même s’il a encore tout le loisir de s’en passer, ou que, s’il déplore la prostitution, c’est primordialement en raison des conditions qui la favorisent). On peut le voir ainsi. En tout cas, cela peut fort bien réussir à certain(e)s d’avoir un Costes pour paternel précepteur. Bah, si pour se faire un prénom, elle en venait à interpréter la Traviata ou danser le Le Lac des Cygnes, ce serait sans doute un vrai choix que ne renierait pas son géniteur.

Kerninon évoque un Costes christique sur scène, « grand rédempteur par procuration. ». Lequel nous fournirait ici et maintenant, et non dans un autre monde, des grandes bouffées d’oxygène. Bon. Pas forcément à tout un chacun, qui peut s’en trouver d’autres à inhaler, mais il est vrai que le texte inédit de Costes qui clôt ce panégyrique emphatique (car en très proche empathie) vaut leçon (et non prêche) de sérénité, même si contrariée. « J’ai fait suicidé de la société totalement contre mon gré, » fait dire Costes à son personnage (lui-même ? peut-être). Faire suicide de la société telle qu’on la subit, être un raté (de l’école publique, du mariage convenable et finalement convenu, du boulot mortifère même si bien rémunéré tant qu’à faire, des mornes congés et vacances présumés réconfortants échappatoires, &c.), échapper à la « carrière », cela peut se vivre certes durement, mais au fond, on a peut-être échappé au pire, avec encore des espoirs de vrai(e)s amour(s).

 

À chacun(e) son Costes. Pourquoi pas, d’ailleurs, l’original. J’y penserai si l’occasion s’en représente. Pour le moment, lire ce Kerninon me suffit. La compagnie et fréquentation des réflexions plutôt bien tournées de cet auteur et fondateur (pour le moment seul interprète) du groupe Cannibal Penguin qui ambitionne « de réaliser la synthèse entre la culture Dark Metal (ndlr. il faudrait que je vérifier via Google, mais je pressens), l’esprit Fluxus (ndlr. mot-clef, ce dernier, et Maciunas, voir les images : c’est un courant artistique) et Anny Cordy », ne peuvent être foncièrement néfastes. N’ayant jamais reculé devant la facilité, j’opte d’abord pour revisiter le site d’Anny Cordy. Celui de Ricet Barrier aussi. Peut-être, allez savoir, comme Pierre Perret et quelques autres, Barrier est un précurseur de Costes, en moins corsé, ce qui peut sembler sûr (j’admets, cela se discute, en fonction des époques). Kerninon estime que, Costes disparu, il faudra le réinventer autrement. Pendant qu’il est encore là, à eux deux, ils incitent à se réinventer sans trop attendre (enfin, hein, rien ne presse si urgemment, cela dépend de vous, de votre état d’esprit du moment). En attendant de se recréer, on peut aussi passer par le site de Yann Kerninon en s’enfonçant un cigare dans chaque oreille (si vous n’entendez la houle frappant le Malecόn, ne vous ruinez pas en havanes, ce serait superflu). C’est un début pas trop harassant. Le site de Costes est carrément plus trashy, je vous aurai prévenus… J’imagine qu’il expose jusqu’à l’an prochain (bientôt, donc, le onzième du siècle présent), à la galerie Alain Oudin (3, rue Martel – Paris 10 ; c’est l’annexe de L’Enseigne des Oudin). Le petit bouquin asinien de Kerninon devrait s’y trouver, sinon, il y a le site de L’Âne qui butine. Sinon, quoi ? Bah, sinon, rien, me ferait-on dire faussement. Sinon, tout le reste : au besoin, inventez-le-vous.