Il est beaucoup plus aisé à Claude Guéant de parler de Dominique Strauss-Kahn ou de déplorer les méfaits de jeunes voyous marseillais que de traiter d’une situation qui perdure depuis l’élection de Nicolas Sarkozy : la grande criminalité en Corse. Or, si l’Italie est « condamnée » à l’austérité, c’est aussi en raison de l’interdépendance de ses économies « noire » et « grise », et il en est de même en Grèce. Pour la France, en serait-il ainsi ? Avec un « phénomène corse » qui perdure et surtout, semble-t-il, s’amplifie ?

Certes, la mafia, c’est l’Italie, ses Camora, Cosa Nostra, ‘Ndrangheta, Sacra Corona, Stidda, et leurs autres dérivés locaux. Ailleurs, c’est bien simple, cela n’existe pas, ou alors, il s’agit d’étrangers (ou de leurs engeances…). En Grèce, il n’y aurait qu’une mafia albano-kosovare, bien sûr, absolument pas de réseaux mafieux autochtones. En France, en dépit de la récurrence des affaires liées aux cercles de jeux parisiens (Wagram et autres), pas question d’évoquer une mafia corse. Et pourtant…

En Italie, pays le plus touché, l’argent noir représenterait 15 % du PIB. Pour la Grèce et la France, aucune véritable estimation n’est avancée. Il serait peut-être grand temps que le ministère de l’Intérieur s’intéresse moins à l’implantation de radars, aux faits-divers spectaculaires ou de bas étage et bien davantage à quelques dérangeantes réalités…

Silence relatif

Bizarre : le siège de Bakchich.info et d’Entrevue a été visité dans la nuit de samedi à dimanche dernier, 5 décembre, avant 05 h. du matin.

Question des enquêteurs : « vous travailliez sur des dossiers sensibles ? ». Un peu : « notre dada du moment, le cercle de jeux Wagram, ses liens avec les politiques, les flics… » et un certain Pupponi, maire de Sarcelles, relate Bakchich, le titre réellement visé. Les coffres ont été ouverts, mais tout juste une montre dérobée.
Conclusion de Xavier Monnier, de Bakchich : « Non, vraiment, ne vous dérangez pas, M. Guéant ».

Ce fric-frac insolite peut être une simple coïncidence, mais généralement, dans des locaux de presse, on rafle des ordinateurs. Quel intérêt de s’attaquer aux coffres à la disqueuse ? Par ailleurs, il s’agit de locaux au sixième étage d’un immeuble des Champs-Élysées, pas vraiment une zone de « non-droit » dépourvue de surveillance policière…

Admettons que cet étrange cambriolage ne relève que du plus simple fait-divers… Rappelons que le cercle Wagram, c’est corsé, et pour Pupponi, voyez aussi (sur Bakchich) par vous-mêmes.

En revanche, lorsque Mediapart s’intéresse aux implantations de la Sarkozye en Colombie, pays de cartels de narcotrafiquants (nos articles, dont « Les mamelles de la Sarkozye en Colombie »), on ne peut pas dire que la « grande » presse disposant de moyens cherche trop à prolonger l’info.

Il est vrai que la presse a sa dose quotidienne, avec des faits-divers sanglants, diverses attaques à la kalachnikov dans « la cité phocéenne », des « disparitions inquiétantes », des enlèvements à caractère sexuel. Et les commentaires de Claude Guéant, incessants.

C’est beaucoup plus facile à traiter que de se lancer dans de longues enquêtes, fastidieuses, et parfois dangereuses.

Et là, alors que la Corse vit une série d’assassinats ciblés, il n’est guère que France Soir pour les évoquer au passage. Faut-il croire qu’on attend, dans les rédactions, que l’AFP procède à une revue un peu sérieuse de la presse régionale corse ?

Reprise des assassinats

On ne peut être partout et c’est avec une certaine stupéfaction que j’ai lu, dans Corse Matin, qu’Angèle Manunta, visée et blessée avec son mari, Yves, et leur fille de dix ans, par une fusillade fournie (au moins une cinquantaine de balles tirées ; une trentaine d’impacts) dénonçait une « escalade » de violence meurtrière depuis quelques mois. « Quand une femme a été (…) froidement exécutée dans le dos, je me suis émue (…) mais sans réagir véritablement. » Il s’agissait de Marie-Jeanne Bozzi, de Porticcio. Moi non plus, qui admet en ignorer tout, je n’ai pas vraiment réagi, Claude Guéant aussi, qui avait sans doute d’autres préoccupations plus urgentes, du type DSK et l’affaire du Carlton, celle des ripoux de Lyon, &c., mais surtout le souci de sa communication.

Or, il n’y a pas eu que la famille Manunta, pré-ado incluse, a être visée. À Penta-Acquatella, ailleurs, « mortel novembre, avec sa litanie de victimes (…) quatre morts et sept blessés, trois assassinats et trois tentatives au moins », résume Corse Matin. Une douzaine de cas.

France Soir signale : « C’est une véritable guerre ouverte entre des membres du milieu et des séparatistes corses qui se déroule ces derniers temps en Corse. ». Soit plus de 22 homicides, une quinzaine de tentatives, depuis janvier dernier, et l’année n’est pas finie.

Hier soir, ce fut Jacques Paoli, de Corsica Libera, abattu chez lui, ainsi que sa femme et une amie ayant eu la mauvaise idée de se trouver à Abbazia.

Cela n’a sans doute « rien » à voir, mais Corsica relève que la Corse est la région la plus touchée par les prêts toxiques bancaires (dont, pour la seule Dexia, 130 millions d’euros à rembourser). Jean Biancucci, de Femu a Corsica, se demande si les formules financières souscrites l’avaient été avec simple légèreté ou en vue des élections… Il veut bien mettre les dettes au compte de la « naïveté des décideurs locaux ». Elle a bon dos.

Juridiction d’exception

La Corse fait pourtant l’objet de ce que certains avocats corses, plus ou moins liés à des clans nationalistes ou non, qualifient de « juridiction d’exception ». Soit la Jirs, la Juridiction interrégionale spécialisée de Marseille (et de Corse). Elle ne traite pas que de crimes de sang, mais aussi de marchés publics présumés frauduleux, et de toutes sortes de rackets ou malversations liés, soit à divers milieux nationalistes, soit aux composantes de ce qu’il faut bien dénommer la mafia corse.

On ne sait trop qui invoque « l’impôt révolutionnaire » pour extorquer des fonds aux commerçants, aux retraités, qui séquestre au nom du nationalisme pour obtenir rançon. Les faillites et les départs (vers le continent) amènent encore de nouveaux propriétaires, qui font réaliser des travaux, avant de se voir menacer à leur tour. C’est en fait un système bien rôdé, qu’il serait trop simple d’imputer aux seuls nationalistes de toutes obédiences.

Dans l’affaire Matunta (voir supra), les frères Pantallacci ont été mis en examen… à la suite d’une dénonciation anonyme.

Des Jirs, il en est dans toutes les régions. Mais il faut rapporter leur activité à la population des régions. Celle de Marseille, avec la Corse, est constamment sur le pied de guerre. Cependant, pour Corse Matin, « on ne dira ni dans la classe politique, ni chez les pouvoirs publics, que la Corse est semblable à la Sicile. ».

Les assassinats sont la partie émergeante. Tout le reste pèse sur l’économie française dans son ensemble.

Certes, avec 22 homicides (plus cinq tentatives) pour 2011, l’année risque de finir mieux que 2010 (32 homicides et tentatives) ou 2009 (28). Le taux d’élucidation est faussé car mise en garde à vue (surtout sur dénonciation anonyme) et conclusion définitive des enquêtes font deux. On interpelle davantage, ce qui fait du chiffre. Mais fait-on mieux qu’en 2000, du temps où Élizabeth Guigou était Garde des Sceaux ? Mystère. Peut-être faudrait-il le rappeler à un ancien ministre de l’Intérieur, Nicolas Sarkozy, et interroger aussi un homonyme ancien ministre du Budget sur les recettes fiscales et les redressements fiscaux en Corse.

La mafia française n’est certes pas que Corse, et il ne sert à rien de stigmatiser les seuls Corses, insulaires ou installés sur le continent ou à l’étranger (notamment en Amérique du Sud). Mais puisque le ministère de l’Intérieur va sans doute vanter son bilan en vue des élections, qu’il le détaille…