D’un concert de Peter Gabriel
En octobre 2013, Peter Gabriel était à l’affiche du POPB.
Pour les quelques provinciaux attardés des territoires reculés pour lesquels je prends mon passeport et demande un visa et qui l’ignoreraient, il s’agit du Palais Omnisport de Paris Bercy.
Une espèce de pyramide tronquée avec de la pelouse sur les faces latérales et arrières. Le type qui s’occupe des espaces verts là-bas est un héros, l’Indiana Jones des paysagistes.
Je ne sais pas qui a eu l’idée du nom Palais Omnisport de Paris Bercy dont la contraction est imprononçable, mais je soupçonne que c’est le même que celui qui a lancé un concours d’idées lors de la création du grand stade pour la coupe du monde de 1998.
Après des mois de cogitations intenses et de consultations internet, il en est sorti le grandissime « Stade de France ». Quelle imagination ! Mais où sont-ils allés chercher cela ? Il est toujours rassurant de constater que nos élites servent à quelque chose.
Mais je m’égare.
Mon époux et moi avions acheté nos places plusieurs mois à l’avance car de nos jours, à Paris, quand même cela aurait été un spectacle de troisième zone, vous devez savoir le 15 septembre ce que vous ferez le 12 avril de l’année suivante.
Je sais, ce n’est pas toujours évident mais c’est la rançon de la concentration urbaine.
Cependant, pour les petits malins organisateurs de spectacles, c’est aussi un bon moyen de piéger quelques gogos dont j’ai malheureusement fait partie ce soir-là. L’impossibilité d’acheter des places en dernière minute, après avoir lu critiques, avis et blogs des uns et des autres, aurait permis de ne pas tomber dans un traquenard.
En effet, subissant toujours ma tare congénitale « seventies », j’avais gardé en mémoire de ce magnifique musicien la période Genesis de la grande époque et les six premiers albums solo qui avaient suivi et dont l’originalité et la beauté me font encore et toujours frissonner.
Quelques jours avant la date du concert, j’entends dire, par hasard, que l’intégralité du dernier disque est constituée de reprises de chansons plus ou moins connues de vieilles gloires oubliées dans le genre Paul Simon, Neil Young ou Randy Newman.
J’étais consternée.
Comment un musicien à l’originalité légendaire, un créateur de sons et de rythmes de son envergure pouvait-il se laisser aller à réinterpréter des chansons d’artistes bien moins talentueux que lui ?
Cependant, l’espoir demeurait, ma naturelle confiance dans son talent me soufflant qu’il avait certainement transformé ces vieux morceaux un peu désuets en une splendide explosion sonore.
Un second soupçon s’immisça dans mon esprit lorsque j’appris que l’intégralité du concert serait jouée avec un orchestre symphonique, l’orchestre de Radio France, qui avait trouvé là le moyen d’arrondir les fins de mois difficiles générées par les cachets maigrelets de la radio publique.
Dans ma grande naïveté, mais il était trop tard pour reculer, je me rappelais que Deep Purple et quelques autres s’étaient essayés avec une certaine réussite à l’exercice et que notre surdoué de Peter ferait le reste.
Après le sempiternel passage par la case « sécurité » qui consiste en clair à faire contrôler son billet par un grand gaillard de cent kilos, je m’installais sur un siège particulièrement dur et inconfortable. C’est à ce genre de détail que je constate à quel point les « seventies » sont loin et que je me suis embourgeoisée.
A l’époque, les concerts c’était : debout dans la fosse pendant quatre heures dans une salle totalement enfumée et dans une bousculade indescriptible. On trouvait cela magique.
Je me souviens d’ailleurs très bien de la première fois où j’ai assisté à un concert de Peter Gabriel, c’était pour la sortie de son troisième album qui reste, à ce jour, un joyau du rock et qui présente la particularité de ne contenir aucun son de cymbale.
Réécoutez-le, vous verrez que je dis la vérité.
A cette époque, en première partie, je découvrais le groupe « Simple Minds » qui effectuait ses débuts dans la cour des grands. Rassembler autant de talents en un seul concert eût pour moi le même effet que si j’avais dîné le soir même en compagnie de Dostoïevski, Gandhi et Kundera assis à la même table.
Derrière moi, un genre de mi-punk, mi-hippy tirait comme un forcené sur un pétard aux dimensions aussi surréalistes que le membre de Rocco Siffredi. Effet garanti, il avait rendu stone la moitié de la salle. Je ne sais si son herbe était de mauvaise qualité ou si sa constitution était un peu trop sensible, toujours est-il que soudainement, il se mit à vomir abondamment en m’aspergeant copieusement le dos. Au moment où j’allais insulter cet imbécile, le martèlement du rythme d’ »Intruder » commença, ce qui calmât mes ardeurs.
L’entrée sur scène de Peter Gabriel et de ses musiciens se fit par le public ce qui l’obligea à fendre une foule dense et proche de l’hystérie et accessoirement, de prendre un bon quart d’heure avant que tout le monde ne soit en place.
Un grand moment !
Mais je me suis encore égarée. Revenons au concert de 2013.
Je m’installais et alors que la première partie avait déjà commencé. Sur la scène, j’assistais au dernier morceau d’une blonde un peu rondouillette, seule en piste, le popotin posé sur un tabouret et gratouillant péniblement quatre accords de guitare sèche. C’est devenu la grande mode, on appelle ça un concert acoustique, et cela a le mérite de ne pas coûter cher. Passons, mais je ne pense pas que Peter ait découvert la nouvelle Patti Smith, ce soir-là.
La lumière s’étant ensuite rallumée avant l’arrivée de « The Artist », j’avais tout loisir pour observer la salle. Je mesurais la dégringolade. Les esprits moins chagrins diraient l’évolution. Tout le monde était sagement assis, pas la moindre volute de fumée, par la moindre tenue vestimentaire déjantée, pas le moindre look expérimental, si ce n’est quelques cinquantenaires jouant à « la garde meurt mais ne se rend pas ».
L’impression générale qui ressort des spectacles auxquels j’assiste est de vivre dans un pays ménopausé. La moyenne d’âge au théâtre frise la soixantaine et bien qu’elle fût un peu inférieure à Bercy en 2013, je dus me rendre à l’évidence que Peter n’arriverait pas à ce concert à travers les allées et que je ne retrouverais pas la magie du premier concert de 1981.
Un spectateur sur deux ne trouvait rien de mieux à faire que de tapoter frénétiquement sur les touches de son téléphone portable. Si j’avais pu détourner la recette des SMS envoyés durant ces quinze minutes, je crois bien que j’aurai pu prendre ma retraite.
Qu’ont-ils bien à se raconter ? Mystère ! Je les soupçonne d’écrire par pur emmerdement ou pour faire semblant d’avoir des problèmes importants à traiter. De nos jours, dans notre société, il est globalement très mal vu d’attendre à ne rien faire. Ce n’est pas la France qui bouge, ce n’est pas la France qui gagne dirait un nain de ma connaissance.
Remuez-vous, remuez-vous, ça ne sert à rien mais ça masque l’indigence générale.
J’en étais là de mes réflexions lorsque la lumière s’éteignit et que le rideau se leva. Des applaudissements nourris saluèrent l’entrée de Peter sur scène, ce qui était bien la moindre des choses.
Je pris immédiatement une première claque. Peter avait vieilli. Il faisait même vraiment vieux.
La deuxième fois que je l’avais vu, ce devait être en 1994. Il était fin, élancé et il avait des cheveux. Je sais, ce n’est pas très important pour chanter mais j’ai été bercée pendant mon adolescence par les riffs de hard-rockers chevelus, ce qui explique mes perceptions musico-capillaires.
Il s’était laissé pousser un petit bouc blanchi par l’âge ce qui lui donnait une allure de Sean Connery vieillissant. Et il avait grossi. Ce n’était certes pas encore Demis Roussos mais il y avait de l’idée.
Vous direz que si le physique avait un quelconque rapport avec le talent, il y a longtemps qu’Adriana Karambeu aurait eu le prix Nobel.
Quoique, comme me le faisait remarquer l’homme qui me supporte au quotidien : « Adriana, elle a pris un petit coup de vieux ».
Monsieur Gabriel, lorsqu’on a que ça à faire, s’entretenir pour son public, on fait un petit effort.
Il portait un genre de survêtement avec la capuche qui lui pendait dans le dos, un truc du style « petites frappes zivala » du 9.3 qui envahissent le forum des halles, à Paris, la nuit tombée.
Le concert débuta. L’orchestre était pléthorique. Autant de monde pour faire un peu de musique aurait rendu malade n’importe quel gestionnaire d’entreprise avisé et une réduction drastique des effectifs aurait immédiatement été envisagée.
Les chansons s’enchaînèrent sans aucune interruption, toutes sur le même ton monocorde et sans aucun rythme. Je ne distinguais pas les morceaux les uns des autres et c’était d’une platitude à endormir un Bernard Tapie chargé à la Wonder.
Le plus surprenant était que le public semblait apprécier le pathétique spectacle. Des applaudissements nourris m’indiquaient que nous allions changer de morceau. Les rares moments où les flasques mélodies prenaient un peu d’amplitude, la réverbération sonore de la salle transformait la musique orchestrale en une gigantesque cacophonie d’où il était impossible de distinguer quoi que ce soit.
Peter ne bougeait pas d’un pouce sur la scène, il était planté là, sans vie, sans âme. Il me signifiait lui aussi que les belles années étaient derrière moi, que c’était fini la rigolade, la débauche des sens et le frisson du rock.
Enfin, l’arbitre siffla la mi-temps. Je regardai autour de moi, tout le monde semblait content, mon époux et moi mis à part. Il est comme moi, un peu « mauvais public », ce doit être une des raisons pour laquelle je l’aime.
Je spéculais que tous ces gens n’avaient jamais vu Peter auparavant. Ou alors ils étaient tous frappés du syndrome du voyageur.
Connaissez-vous le syndrome du voyageur ? C’est une maladie extrêmement répandue en Europe Occidentale et dans les milieux un peu aisés, en tout cas suffisamment nantis pour partir en vacances ce qui je vous l’accorde, sera de plus en plus rare après le passage de la énième crise.
Cette affection interdit ceux qui en sont frappés de porter le moindre jugement un tant soit peu objectif, voire négatif, sur leurs vacances. Tout était beau, tout était intéressant, tout était bon, tout le monde était charmant et en plus, on l’a eu sur internet à prix canon. Dès lors qu’on a payé, et encore plus si c’était cher, cela doit être inoubliable, un point c’est tout.
Mais je suis convaincue que vous n’avez jamais entendu de telles sornettes de la part de vos fréquentations.
Toujours est-il que l’envie de quitter la salle durant l’entracte me taraudait mais comme un ami nous accompagnait, je décidais de ne pas faire honneur à ma réputation de mauvaise coucheuse et je restais sagement à ma place à contempler les torrents de SMS qui s’envolaient sur les ondes.
Le spectacle reprit. Je gardais un secret espoir d’amélioration vu qu’il allait, enfin, chanter ses propres chansons et que globalement on était venu pour ça.
Il débuta sur « San Jacinto », morceau emblématique du quatrième et probablement meilleur album de sa carrière. La déception ne tarda pas. Envolées les sonorités de guitares distordues du refrain, évaporé le rythme endiablé de la fin, il ne restait qu’une immonde, informe et sirupeuse interprétation de ce chef d’œuvre, ânonné par un pseudo orchestre symphonique un peu aphone.
Le moral était au plus bas, le dernier espoir s’était envolé et j’allais devoir subir pendant plus d’une heure le massacre de Peter Gabriel par lui-même.
J’ai eu, à ce moment-là, la même impression que lorsque j’avais enduré « Another brick in the wall » joué par un orchestre musette. C’est du vécu !
Je pris mon mal en patience en attendant de pouvoir sortir.
Enfin, la récréation sonna. Je sorti au bras de mon cher et tendre et nous échangeâmes sur le génocide qui venait de se dérouler dans nos oreilles estourbies. Je lui dis que cela m’avait donné l’impression d’entendre du Chopin à la cornemuse.
A ce moment, une petite bonne femme boulote se tourna vers moi et d’un ton péremptoire m’asséna : « mais ce n’était pas du Chopin !»
Rideau !