Calcul mental : en revenir au boulier

Un demi-siècle après ma sortie de l’école primaire, je suis incapable d’effectuer mentalement une simple multiplication dont le multiplicande serait supérieur à la quelques dizaines et le multiplicateur quelque chose comme 7, 8 ou 9. Qu’importe puisque je dispose de calculatrices ? Ou que les occasions de me livrer à des calculs sont rarissimes ? Certes, mais je ne voudrais pas que mes petits enfants se retrouvent dans le même état, que leur orientation professionnelle ait été handicapée par les « maths ». Et la question se pose : ne serait-il pas temps de leur inculquer la manière de compter sur leurs doigts et avec un boulier, ou abaque ? 

Les Romains comptaient sur leurs doigts d’une seule main, ignoraient le zéro, mais le pont du Gard résiste mieux que l’Opéra Bastille. Ils utilisaient de même un boulier comparable à l’abaque japonais, ou soroban (quatre boules inférieures, une supérieure, à quatre colonnes pour les plus simples).
Quant aux abaques chinoises (quatre boules inférieures, deux supérieures, à trois ou 15 colonnes), ils permettent d’autoriser des concours de calcul mental pour les enfants des écoles (sans bouliers) : l’apprentissage visuel leur permet de retrouver le résultat 1 437 sans se soucier de savoir qu’il s’exprime par :
1.x³+4.x²+3.x+7
Une approche équationnelle algébrique dont ils n’ignoreront rien par la suite.

Optimisation questionnable

Fort de mon 0,5 (coéf. quatre) à l’épreuve de maths du bac (avec ce résultat, frôler la petite mention – AB, soit 12 de moyenne – exigea de fortes compensation en langues, histoire-géo et matières littéraires), je ne suis guère qualifié pour aborder de tels sujets. Toujours est-il que cette insuffisance crasse me valut de renoncer à une licence en sociologie, du fait d’un immédiat largage en statistiques. Je me suis largement rattrapé depuis en d’autres matières, mais si tout calcul élémentaire pour moi « complexe » ne m’en forme plus guère (de complexes), j’en viens à me demander si l’instruction scolaire, alliée à une fainéantise crasse en maths s’incrustant dès la classe de seconde, n’a pas fortement influé sur mon parcours professionnel.

Je n’ai jamais pratiqué le boulier, mais longtemps la dactylographie sur des machines mécaniques. Au son, je détectais plus de deux fois sur trois si je venais de commettre une faute de frappe. Il existe une application d’abaque sous Androïd (eh oui, Dadny Abacus), dont les utilisateurs occidentaux se plaignent du fort niveau sonore. Peut-être n’est-il pas superflu pour les Orientaux.
Mais au pays de Descartes, progressivement, l’enseignement de l’arithmétique, puis des maths, s’est fortement désincarné, détaché du visuel et du manuel pour privilégier l’écrit, puis enrobé d’une complexité langagière démesurée : à quoi sert de nommer « quotient » le résultat d’une simple multiplication ? « Illusion langagière », résumait Rudolf Bkouche en 1992.

Dès les années 1930, les pédagogues se chamaillaient pour départager nombres concrets (notion antinomique, accuseront certains) et nombre abstraits, puis vers 1945 et 1970, dès réformes pédagogiques ont été censées mettre tout le monde d’accord, ou plutôt, au pas. Bah, cela se poursuit et fut discuté ensuite de la distinction calcul mental/écrit qui aurait gagnée à être énoncée automatique/pensé. Vers le milieu des années 1980, rappellent Michel Delord et Guy Morel dans Lire, écrire, compter, la pédagogie oubliée, il est doctement professé que la fiabilité des opérations sur papier est secondaire puisque les calculettes sont disponibles pour tout élève.

Mais de 1600 à circa 1940, le boulier était utilisé dans les « petites écoles », jusqu’à ce qu’il soit décrété qu’il « corrompt l’enseignement de l’arithmétique ». Il avait pourtant produit René Descartes (†1650).

Redécouverte

De nos jours, en France et en Europe ou ailleurs, les écoles Montesori s’accrochent au boulier. Il est de nouveau au goût du jour aux États-Unis et les pédagogues britanniques plaident pour son retour dans les petites classes. Au Japon, le boulier est abordé très tôt, obligatoire dans l’enseignement primaire, ainsi que dans nombre de pays ou la capacité de calcul, la numeratie, est forte ou très forte.

Je ne suis pas forcément pour le retour de l’enseignement du latin, même si en ignorer pratiquement tout m’a peut-être fait renoncer à tenter de maîtriser le roumain ou qu’une amie ukrainienne, médecin, formée au latin médicinal, a pu s’instruire du français à la perfection sans l’avoir jamais étudier. Rosas, rosarum, rosis… comme le chantait Jacques Brel, n’est point un tango que je regrette trop fort. Avoir su lire presque couramment à trois ans, grâce à la méthode syllabique d’une tante institutrice et d’une mère titulaire du brevet (qui ouvrait alors l’entrée à l’École normale), ne me rend pas automatiquement nostalgique.

J’admets aussi que les petits japonais, formés aussi au boulier hors de l’école, déclinant onze « dix-un », douze « dix-deux », &c., doivent peut-être leurs performances à d’autres facteurs. Mais l’association visuelle (voire sonore, voir supra), serait aussi un avantage dû au fait que des études neurologiques indiquent que l’usage du boulier mobilise les deux lobes du cerveau.

Carole Vordeman, ingénieure, championne britannique de calcul mental (et autres), auteure de livres portant sur l’arithmétique et les mathématiques (et le sudoku), savait compter dès l’âge de trois ans grâce au recours aux réglettes Cuisenaire (des bâtons colorés de diverses longueurs). Le mathématicien Caleb Gattegno en a tiré les bases de sa Lecture en couleur qui enseigne la lecture en associant aux sons un code de couleurs.

Voyelles sonores, chiffres colorés

Maîtriser l’arithmétique n’est sans doute pas forcément un gage de forte progression en mathématiques, et n’ayant pas appris à me servir d’un boulier, je ne peux assurer que, si cela avait été le cas, je n’aurais pas progressivement oublié pratiquement de tout de son emploi.

Je me souviendrai peut-être que les boules inférieures sont nommées unaires ou décadaires et les supérieures quinaires. Que les petites chinois associent des comptines au maniement du boulier. Qu’avec le boulier, un enfant serait capable de raisonner sur un nombre qu’il ne pourrait énoncer. Qu’au cours primaire, avec seulement deux séances d’un quart d’heure hebdomadaires, l’apprentissage, avec des résultats systématiquement corrects, est rapide. Qu’il existe des manières optimisées d’utiliser un boulier (plus rapides que d’autres).

Mais je n’ai pas besoin de me souvenir de cette évidence : quelle que soit la langue maternelle, les élèves apprennent à compter sans avoir à mobiliser leur connaissance de celle d’enseignement. À l’heure où nombre de classes primaires proviennent de familles allogènes de diverses origines, ce facteur n’est absolument pas négligeable.

Quant à savoir si l’abaque russe ou irano-turque (le stchoty) est supérieur ou inférieur au soroban, mieux adapté à l’apprentissage par les enfants (avec ses dix boules colorées sur 12 tiges, il semble plus complexe que le soroban de base), je laisse le soin d’en décider aux parents. Finalement, le boulier scolaire français (utilisé jusqu’en 1960 dans certaines écoles), avec ses dix boules sur cinq tiges, avait-il aussi des vertus identiques à celles des autres pour débuter.

Compter, avec le pouce, sur les douze phalanges de ses quatre autres doigts, ou en les repliant, comme les Romains, ce qui en fit une sorte d’esperanto des chiffres bien au-delà de l’empire (52, par exemple, se forme en repliant pouce, annulaire et auriculaire, index et majeurs pointés, et le 4 figurant « les cornes du diable »), est peut-être aussi une méthode acceptable. Cela permet d’aller jusqu’à 9 999. Et d’effectuer des calculs.

Et puis, plutôt que de faire du passé table rase, ne serait-il pas plus judicieux de convenir de passer progressivement d’une méthode à l’autre, en partant des plus antiques ? Perte de temps ? Ce n’est pas si évident. vCM (500 000), mM (un million), en chiffres latins, et deux graphies pour, par exemple, 1914 (MDCCCXIV ou MCMXIV), n’est-ce point une manière amusante d’aborder la numérotation ?

Bizarrement, progressivement, je m’étais familiarisé avec le système duodécimal, toujours beaucoup plus adapté à la réalisation de mises en pages typographiques. Quatre diviseurs au lieu de deux, c’est beaucoup plus souple à l’usage. Jongler beaucoup plus tôt avec les deux systèmes m’aurait-il valu une meilleure note au bac ? Rien n’est moins sûr. Ni même obtenir de meilleures réponses au quizz (QCM) d’un concours (niveau bac, passé par d’autres bac+5 et au-delà…) remarquablement raté pour n’avoir même plus su additionner ou multiplier des fractions. 

« A, noir corset velu des mouches éclatantes (…) I, pourpres, sang craché… ». Voyelles.

Les claquements de l’abaque, futur « tango » qu’un Brel à venir regrettera « une fois que le temps s’achète » ?  Pourquoi pas ?

Auteur/autrice : Jef Tombeur

Longtemps "jack of all trades", toujours grand voyageur. Réside principalement à Paris (Xe), fréquemment ailleurs (à présent, en Europe seulement). A pratiqué le journalisme plus de sept lustres (toutes périodicités, tous postes en presse écrite), la traduction (ang.>fr. ; presse, littérature, docs techs), le transport routier (intl. et France), l'enseignement (typo, PAO, journalisme)... Congru en typo, féru d'orthotypographie. Blague favorite : – et on t'a dit que c'était drôle ? Eh bien, on t'aura menti !

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