Devant ses partisans, le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan a dénoncé un complot orchestré à l’étranger au Brésil alors qu’en Allemagne, relayant les manifestations de la place Taksim à Istanbul et dans d’autres villes turques, près de 80 000 manifestants répondaient à l’appel de la communauté chiite alévie, aux pratiques sociétales moins rigoureuses que celles des sunnites. La comparaison visait bien sûr à laisser entendre que les manifestations en Turquie avaient aussi leurs sources à l’étranger. Mais pour le Brésil, un chroniqueur international réputé, Wolf Richter, met aussi en cause la politique de la Réserve fédérale étasunienne, la Fed… Le point commun entre Turquie et Brésil, c’est le sort incertain de la petite classe moyenne.
À l’heure de la mondialisation et d’une plus libre circulation des informations, tout mouvement social ou sociétal peut être qualifié d’agitation soutenue par l’étranger, presque partout où il se produit dans le monde.
La politique d’Erdogan, en Turquie, a enrichi surtout les possédants, mais aussi, assez globalement, les immigrés ruraux affluant dans les villes en raison de perspectives d’emploi salariés ou indépendants. L’économie n’explique pas tout car le régime de l’AKP au pouvoir a aussi joué sur le clientélisme. La petite classe moyenne en a indirectement bénéficié mais se sent laissée pour compte et surtout, les considérations sociétales ont joué.
Il n’en est pas tout à fait de même au Brésil où les revendications sont essentiellement économiques, découlent d’une austérité alimentée par l’inflation, et tiennent à la faiblesse des services publics.
Mais dans les deux cas, le sentiment prédomine que seuls les plus riches prospèrent et que les classes intermédiaires stagnent ou régressent, que la spéculation (associée ou non à la corruption) devient la seule source de vraies richesses et de bien-être.
L’islamisme ottoman sunnite, ainsi que le qualifie ses opposants, n’est certes pas opposé au capitalisme et Erdogan pourrait reprendre à son compte (en la détournant comme d’autres avant lui de son contexte) la fameuse petite phrase de Guizot : « Enrichissez-vous ». C’est aussi pourquoi le ministre turc des Affaires étrangères a pu estimer qu’Erdogan « est un cadeau envoyé par dieu à la Turquie et à l’humanité ». Erdogan met implicitement en cause la Syrie, mais aussi la finance internationale. Et incidemment, les services secrets turcs font état de réunions préparatoires à l’American Enterprise Institute en février dernier : le complot viserait à ralentir la croissance turque. On s’attend à ce que le 25, mardi prochain, le ministre turc de l’Intérieur accrédite la thèse du complot piloté depuis l’étranger.
Dans les deux cas, les violences policières ont exacerbé l’exaspération des manifestants.
On relèvera une petite anecdote. Environ 300 personnes, majoritairement brésiliennes, mais aussi grecques ou turques, se sont rassemblées conjointement au parc Zucotti, à New-York.
La croissance brésilienne est devenue beaucoup moins importante (moins d’un pour cent), la valeur du réal a chuté d’un quart par rapport au dollar, l’inflation réelle frôle les 7 %, et les prix alimentaires ont crû d’un quart à près de 100 % en une décennie. Les loyers ont doublé, Rio rivalise avec Londres, Paris, de grandes villes américaines.
Guido Mantega, ministre brésilien des Finances, rappelle Wolf Richter, avait déjà, en 2010, dénoncé la Fed et le recours de Washington à la planche à billets alimentant une guerre des devises. L’émission de monnaie a surtout servi aux plus gros investisseurs qui ont pu se livrer à la spéculation, notamment dans les pays émergents.
Pour Rolf Richter, « les effets de la politique monétaire de la Fed continuent à se répercuter par ricochet sur l’ensemble de la planète ».
Il se trouve que, parallèlement, les investisseurs étrangers boudent les obligations souveraines américaines, les Federal bonds. La création monétaire massive pour injecter des liquidités, racheter des dettes en suscitant de nouvelles, la paupérisation galopante, n’ont enrichi que les mêmes, le capital financier s’est encore davantage concentré.
La Chine, et certains des Brics, pourraient, selon Philippe Hervé, sonner la fin de la partie.
En attendant, un mystérieux « même centre » tenterait de semer le chaos et de déstabiliser les gouvernements en place. C’est ce qu’a développé Erdogan, impliquant les mêmes réseaux sociaux et les mêmes médias internationaux : « les manifestations sont dirigées à partir du même centre. ».
C’est certes un peu facile de s’exonérer ainsi de ce qui a pu cristalliser des mécontentements et de faire passer les revendications de plus d’égalité ou davantage de liberté pour des mots d’ordre manipulés… bizarrement par une extrême-gauche décrétée instrumentalisée.
Au Brésil, on soutient le bâtiment (et ceux qui peuvent soutenir les partis au pouvoir) en construisant des stades, en Turquie, c’est en multipliant l’érection de mosquées « conformes » à la vision de l’islam des dirigeants au pouvoir. C’est un peu vite oublier ce que décrit au Brésil Juan Arias, le correspondant d’El Pais : les jeunes « n’ont plus besoin d’être affiliés à un parti ou à un syndicat ni d’être pris par la main pour manifester contre les patrons ». Mais que des causes communes puissent générer des effets identiques n’est certes pas à exclure. Que la finance soit islamique, « chrétienne » ou bouddhiste ou autre n’y change rien, qu’elle soit réellement centralisée ou imbriquée non plus.