© Nadine

 

 

Les vieux ne meurent pas, ils s’endorment un jour et dorment trop longtemps.

Et l’autre reste là, le meilleur ou le pire, le doux ou le sévère.

Cela n’importe pas, celui des deux qui reste là se retrouve en enfer.  

 

(Jacques BREL)


Animée par une mécanique poussive, je la voyais arriver péniblement, venir s’échouer sur un banc public fixé maladroitement par le jardinier du parc. 

La cime bienveillante d’une famille de Fagacées l’abritait tantôt du soleil brûlant tantôt du froid mordant.Les oiseaux ne faisaient plus attention à elle. Elle faisait partie du décor.  

 
 
Lorsque les vents d’automne laminaient l’exubérante nature pas encore tout à fait apaisée, orchestrant la valse à mille temps des feuilles rougies, je les observais avec amusement faire leur belle dans les airs avant de venir baliser généreusement  les sentiers foulés par quelques rares promeneurs distraits. 
 
La plus téméraire s’accrochait aux mailles ajourées du châle jeté sur ses épaules fatiguées. 
Dans l’indifférence générale, une illustre inconnue venait d’être décorée d’une légion d’honneur. 
Dame Nature sait se montrer magnanime. 
 
Une légende racontait que le vieux chêne protégeait les amours des couples leur vie durant pour autant qu’ils y soient venus faire ensemble serment de bonheur.   
Séduite par l’anecdote,  je m’étais allée à rêver sous l’arbre centenaire habité par les fourmis, en imaginant qu’elle avait pu être du voyage lorsqu’elle était jeune et belle.  
Aujourd’hui fanée, les yeux desséchés d’avoir trop regardé, elle restait là, immobile, silencieuse. 
 
Dédaignant la présence inopportune, quelque insolent écureuil affairé à engranger ses réserves pour les prochains temps de disette, frôlait de son généreux panache l’aïeule indifférente. 
Campé sur son mirador, il scrutait nerveusement les environs avant de redescendre à toute allure de son observatoire. 
Les limitations ne vitesse ne le concernaient pas. 
 
Parfois il choisissait la voie des airs et prenait alors appui sur une branche qui lui servait de trampoline. 
Il ne s’embarrassait pas de consentement préalable avant de se délester de toute charge excessive sur la locataire du dessous. 
Intermittente du spectacle, elle s’inscrivait sans aucune fausse note dans son rôle de figurante.  
 
A seize heures précises,  elle dénouait précautionneusement ce vieux corps qui avait déjà trop servi. 
Au risque de se briser, la structure grinçante ne parvenait plus à se dérouler complètement, et c’est avec un soin tout particulier qu’elle parcourait le chemin en sens inverse.  
Chaque pas était calculé, chaque regard était ajusté, chaque souffle était consommé avec parcimonie. Tout fonctionnait à l’économie. 
Seule avec son ombre, elle consacrait ce qui lui restait d’énergie à peaufiner son savoir-faire.   
 
Les pluies glaciales de l’hiver venaient interrompre ce jeu de rôles jusqu’aux premiers beaux jours où le printemps généreux redistribuait sans compter senteurs et couleurs. 
Les hôtes du parc batifolaient,  s’encanaillaient,  sans jamais se soucier du visage parcheminé qui ne leur accordait aucune attention. 
Elle n’avait plus la force de partager son regard, ni celui des autres, et ses secrets que le temps avait rendu muets, étaient rangés depuis longtemps au fond d’une mémoire défaillante d’avoir trop partagé.  
 
Les passants pressés l’ignoraient.  
 
Un enfant s’attarda. Il étudiait avec une curiosité soutenue la statue figée assoupie sur le banc quand le cri de sa mère, agacée, vient interrompre le boulier du temps qui s’était arrêté sur cent.   
 
Le vieux banc est resté inoccupé, le vieil arbre a été abattu et mes amours se sont diluées. 
 
Il faudrait considérer les légendes avec plus de respect.    
A Babou.