Le Canard enchaîné arrive dans les rédactions le mardi soir et est « roulé » évidemment bien avant. Qu’il ne fasse pas trop fort allusion à l’algarade entre Éric Besson et Nicolas Beau, de Bakchich hebdo, peut s’expliquer parfaitement. En revanche, on pouvait s’attendre à ce que Le Canard reprenne et amplifie l’affaire du voyage du couple Besson-Tordjman, surtout après le retentissement que lui a conféré le fameux « Capri, c’est gratuit » de Stéphane Guillon. Interrogations…

Je n’ai que survolé le Canard enchaîné de ce 29 septembre, hormis, bien sûr, son article portant sur « La loi sur les écoutes trafiquée à Matignon » (voir par ailleurs, ici). Mais peu importe. Aucun titre d’importance dans les huit pages du Canard, aucun encadré vraiment apparent ne vient relayer les informations données par Bakchich dès jeudi dernier sur son site. Étonnant. D’autant que la plupart des titres de presse se sont contentés de reprendre mot à mot ou en résumé la dépêche de l’AFP faisant état du démenti d’Éric Besson : oui, il a bien payé son billet et celui de sa compagne, Yasmine Tordjman, et à un prix tout à fait normal. Et non, ce n’est pas le ministère de l’Intérieur et ces princesses de contribuables qui lui ont offert son voyage de noces.

 

De trois ou quatre choses que je sais d’elle, la presse réagit d’habitude quelque peu différemment, en particulier celle dite d’investigation ou les titres classés « d’opposition ». Certes, Éric Besson est un ministre très soutenu par l’Élysée, et il y a vraiment des ministres plus égaux que d’autres (Rama Yade et Roselyne Bachelot-Narquin en sont le plus flagrant exemple). Le Canard enchaîné entre dans une catégorie à part qui ne s’apparente pas à la presse satirique illustrée par feu Siné Hebdo ou Charlie Hebdo, ou qui diffère de la presse alternative plus ou moins fortement militante (Politis et autres titres, écolos ou autres). Jusqu’à présent, il n’était que très partiellement concurrencé par des supports du genre de celui de feu Jean-Édern Hallier, l’hebdo passé mensuel, L’Idiot International, qui comptait Patrick Besson dans sa rédaction. Peu de titres, même « à la marge », ne se posent en concurrent réels du Canard. Mais Bakchich, journal illustré et non d’illustrations et dessins de presse, est positionné aussi sur le journalisme d’investigation. Nicolas Beau, son rédacteur en chef, est issu de la presse « dure » et du Canard enchaîné. De plus, si du temps de Val, il y avait un certain lien « inorganique » entre le Canard et Charlie (c’était souvent un stagiaire venu du Canard qui en assurait le secrétariat de rédaction), qui subsiste en la personne de Cabu, très présent dans les deux hebdos, il n’y a pas vraiment effet de vases communicants entre les deux titres. Cela étant, il se peut que le volatile ait voulu laisser Bakchich jouir de l’exclusivité de son « exclu ». Il peut se permettre cette fleur : ventes et solidité financière sont sans commune mesure.

 

L’autre hypothèse serait que Bakchich se soit copieusement planté. Dans ce cas, Claude Angéli et Érik Emptaz, charitablement, du Canard, auraient décidé de ne pas avoir l’air de jouer aux donneurs de leçons au confrère Nicolas Beau. Bizarre autant qu’étrange, car il était envisageable de donner un peu d’écho marginal à l’épisode de Stéphane Guillon. Étrange autant que bizarre, mais plus facilement explicable, Éric Besson a opposé une fin de non-recevoir à toute demande de communication sur le sujet de ses billets et de son séjour. Cela n’aurait pas empêché le volatile de fouiller du bec de son côté, mais faute de pouvoir obtenir la nécessaire contradiction à réfuter, il aurait estimé que le fruit restait trop vert pour en recracher le noyau de sitôt. Partie remise, donc.

 

Bakchich s’est-il fourvoyé ? Il y avait en tout cas de quoi faire un faux pas. D’une part, la commande des billets auprès de Carlson WagonLit, ou les billets eux-mêmes, soutiennent l’hypothèse de Bakchich. D’autre part, c’est très sincèrement que Nicolas Beau a pu trouver insuffisantes les explications d’Éric Besson. Pour son émission Édition Spéciale, Canal Plus s’est entretenu avec Nicolas Beau. La vidéo est en ligne sur le site Bakchich.info. Il est bien évident que si Canal Plus avait estimé que Nicolas Beau fabulait en disant qu’il avait été « vidé » du ministère d’Éric Besson, il en aurait été fait état. Le cabinet du ministre a sans doute confirmé que l’entretien avait été « viril » selon le propre terme d’un des principaux collaborateurs du ministre. Beaucoup plus intéressant que l’entretien d’Édition spéciale, qui figure en page d’accueil du site, celui de Nicolas Beau, avec Myriam Touijer et Thomas Huchon, pour Le Fait du jour de So You-Tv, donne des précisions sur la décision de publier sans démenti du ministre l’enquête de Bakchih. Voir au bas de la page du site pour l’article titré « Éric Besson s’en prend violemment au patron de Bakchich ».

 

Effectivement, Air France a pu, comme d’habitude pour certains VIP venus incognito munis d’un billet de classe « touriste », surclasser le couple Besson, sans qu’il ait même à le demander. Dans ce cas, il faudrait admettre que les deux officiers de sécurité accompagnateurs auraient eux-mêmes bénéficié de cette faveur. Il est simple de déterminer si les autres réservations de la classe Affaires pouvaient ou non autoriser cet avantage : il y avait-il quatre places libres en tête de cabine ? Ou alors, par erreur ou coutume, allez savoir, le ministère aurait réservé en classe Affaires deux sièges pour ces policiers de garde rapprochée : restait deux autres à trouver. On n’imagine pas qu’un Éric Besson, qui se contentait de la classe Économique au départ, aurait accepté que deux passagers lui cèdent leurs sièges : c’était risquer que cela se sache, soit mal interprété, et toutes ses dénégations de bonne foi n’y auraient rien fait.

 

« Nous, à Bakchich, faisons valoir aux collaborateurs d’Éric Besson que seul un document issu de la comptabilité d’Air France ou d’authentiques débits de la carte bleue privée du ministre, pourraient nous amener à modifier notre jugement, assène Nicolas Beau. » Un homologue britannique, canadien ou étasunien d’Éric Besson les aurait immédiatement communiqués, sans perdre son flegme ou sans risquer l’esclandre. Admettons qu’Éric Besson, au caractère latin, voire méditerranéen, ait pris la mouche du seul fait qu’on osait mettre sa parole en doute.

 

On ne demandera pas non plus à un ministre de nous indiquer tout de go le prix du ticket de métro. Mais, là, Éric Besson était prévenu de la visite de Nicolas Beau, et il était parfaitement en mesure de ne pas cafouiller sur les chiffres. Nous avons pour notre part vérifié sur le site d’Air France les fourchettes de prix pour des trajets Paris-Capri. 406,30 euros le parcours simple, sans surclassement, c’est tout à fait plausible en fonction de la date. 846 euros pour le même parcours réservé dès juillet dernier, ce l’est tout autant, mais en classe Affaires (« Business »). Tout un chacun peut le vérifier. Restent les problèmes de dates et de destinations discordantes : pourquoi réserver via Carlson WagonLit et créditer Air France ? Pourquoi l’écart de dates ? Éric Besson aurait pu préparer des réponses totalement convaincantes. C’est vers 19h30 que « le directeur de cabinet adjoint souhaite que le journaliste de Bakchich Hebdo rencontre le ministre, pour qu’il lui apporte directement des éclairages sur ces différents points ». Traduction, ou plutôt, interprétation : le cabinet a été averti préalablement de la parution de l’article le vendredi, et soit l’attachée de relations publiques d’Éric Besson, Sandrine Arfi-Haustraete, n’a pas eu le temps de « briefer » le ministre, soit elle est peu (litote) compétente. Or Sandrine Arfi-Haustraete, 39 ans, issue de la Fondation Vivendi Universal (et on se rappelle des remous suscité par la « faillite » de Jean-Marie Messier, ce qui aguerrit tout chargé de R-Pub ou R-presse), n’est pas, de loin, une débutante. Passons sur le fait que le couple ministériel ait choisi la classe Éco mais ensuite la Villa Marina, un cinq étoiles. Capri n’est vraiment pas loin de Naples qui compte des quatre étoiles du groupe Accor, liés par des accords à Carlson WagonLit depuis avant le 11 avril 1995, date où le ministère de l’Intérieur envisage de passer le fameux marché de transport et d’hébergement à ces deux sociétés. Nicolas Beau s’est un peu fourvoyé en estimant que la nuitée dans l’une des meilleures suites « peut vous coûter au moins 1 600 euros ». L’actuel tarif haute-saison culmine à 1 300 euros la nuit et on ne veut pas croire qu’Éric Besson ait obtenu de la direction qu’elle minore ses tarifs pour faire coïncider la réalité du moment avec ses dires.

 

Ou alors, ou alors, le ministre a produit des factures de ce montant, ce qui implique qu’il se soit contenté d’un « petit » champagne (soit, dans ce genre d’hôtel qui sert aussi sans doute du Krug, d’un « petit » Roederer ou d’une « petite » Veuve). C’est fort possible : la note de bar atteint vite 300 euros dans ce type d’établissement, et même le menu du restaurant de l’hôtel, le Ziqu, n’est pas vraiment « touristique ». S’ils ont fréquenté le spa, j’imagine que les pourboires du couple n’ont pas conforté la réputation de pingrerie des touristes français… D’ailleurs, la Tunisienne Madame Besson doit être assez libérale quand elle se rend dans les restaurants chics de Sidi-Bou…

 

Il est peut-être hasardeux de prétendre qu’Éric Besson ne disposerait que de « soit-disant preuves », comme l’affirme Bakchich. Non que nous supputions que le ministre aurait fait fabriqué des preuves, ce qui serait diffamatoire. Simplement, Bakchich aurait pu préciser qu’il s’agissait des preuves par lui produites.

 

Ce n’est pas attenter à la vie privée du couple ministériel d’indiquer qu’Éric Besson reste par ailleurs un homme « de gauche » aux goûts simples. Lui-même ou Madame peuvent se contenter en général d’établissements hôteliers beaucoup plus modestes, du genre de l’Hôtel des Brises à La Rochelle, faire leurs courses dans des grands magasins moins prestigieux que Le Printemps, ou Les Galeries Lafayette du côté de la station métropolitaine Havre-Caumartin. Ils fréquentent peut-être des magasins pratiquant des prix H&M (mais ce n’est pas H&M qui est mentionné sur la « fadette » bancaire produite : pour l’hôtel, inutile que les paparazzi l’y guettent, pour le magasin, si les époux le fréquentent régulièrement, nous préférons la discrétion). De même, nous ne produisons pas le nom des passagères et passagers, aux patronymes en majorité « britanniques », qui ont côtoyé Éric Besson et Yasmine « Torjemane » (sic) sur le vol Air France ; le ministre et son épouse sont des personnages publics, les faits sont connus, nous respectons la vie privée des particuliers. Et puis, finalement, si nous n’estimons pas cette histoire somme toute dérisoire, nous pensons qu’un ministre ne gagne pas, comme Liliane Bettencourt, 550 euros par minute. Si Éric Besson avait outrepassé les avantages liés à ses fonctions ministérielles, ce serait déplorable. Il aurait mieux fait de quémander deux billets à titre gracieux auprès d’Air France, de se faire inviter par la Villa Marina. La pratique est courante. Certes, ce sont les autres clients qui finissent par régler ces libéralités, mais ce ne sont généralement pas les plus démunis des contribuables qui en pâtissent.

  convention_miat.png

besson_plainte.pngEn revanche, nous produisons pour la seconde fois sur ce site un extrait du document émanant de la Direction de la Programmation des affaires financières et immobilières qui, le 11 avril 1995, réunie sous la présidence d’Alexandre Jevakhoff, de l’actuel cabinet de Michèle Alliot-Marie, décide d’attribuer le marché des déplacements au tandem agence Carlson WagonLit-chaîne hôtelière Accord. Soit ce document est un faux, et nous avons abusés par Jean Galli Douani, auteur du livre Clearstream-Eads, le syndrome du sarkozysme, soit il a été lui-même abusé. Soit il est authentique. Si c’est le cas, nous ne doutons pas qu’il puisse intéresser, cette fois, le Canard enchaîné, autant que Bakchich. Nous pourrons les renseigner sur les mécanismes qui liaient à l’époque Carlson WagonLit et le groupe Accor et comment le manque à gagner sur certaines prestations était compensé par des avantages pour d’autres. Et même d’autres encore. Quels « autres » ? Là est la question.

 

Si Bakchich a vu juste, il était tout à fait dans son rôle en faisant état d’une affaire qui n’a pas été, c’est un euphémisme, vraiment « montée en épingle » par la presse dans son ensemble. Si les faits étaient beaucoup plus graves, ils ne devraient pas seulement être répercutés par la presse, mais aussi par Transparency International et Anticor. À moins qu’il n’y ait pas de quoi s’alarmer, bien sûr. Ou que, finalement, ces associations ne servent qu’à mettre en avant des personnalités ou générer quelques emplois, généralement attribués à des relations du monde politique. N’évoquons pas l’imposture ou la forfaiture, ce serait très exagéré. Mais les citoyennes et les citoyens sont en droit d’être éclairés, tant sur les mœurs ministérielles que les autres. À cet égard, Éric Besson serait bien inspiré de fournir des explications plus détaillées et plus circonstanciées à la presse, et de cesser de lui opposer la fin de non-recevoir communiquée par son cabinet.