Le PS, voire la gauche en général, est confrontée à un paradoxe de taille. Alors que des milliers de citoyens réfléchissent et agissent, que les idées et les initiatives émergent ici ou là,  alors que les progressistes ont été majoritaires aux dernières élections, l’opposition semble vouée à se vautrer dans ses divisions, laissant le champ libre au Prince-Président et à sa Cour. C’est parce que les talents et les ressources ne manquent pas qu'il est possible de croire à l’alternance. Néanmoins, des conditions sont à remplir pour que celle-ci advienne. Je ne parle même pas de cet impératif : que les leaders du PS se disciplinent, et cessent enfin de dauber sur leurs petits camarades, de se complaire dans leurs petites haines médiocres qui provoquent le dégoût des citoyens. Sans ce préalable, la base des militants elle-même se détournera de vous et le parti mourra à petit feu. Mais cela ne suffira pas : le projet lui-même doit être à la hauteur du grand parti de transformation sociale et écologique que vous prétendez être. Quelques réflexions rapides:  

1/ Revenir sur les défaillances de la social-démocratie                        

C’est pour moi une des conditions de la crédibilité du PS. Il se trouve que beaucoup d’électeurs ont de la mémoire ! Alors une bonne fois pour toutes, par pitié, il faut reconnaître que la social-démocratie, en Europe et aussi en France, s’est compromise avec le néolibéralisme : la politique du « franc fort » et l’ouverture de la Bourse aux produits dérivés sous Bérégovoy, c’est tabou ? Et sous Jospin : la défiscalisation des stock-options, la suppression de la vignette auto (alors qu’on aurait pu en faire une des premières éco-taxes), la poursuite du grignotage de la progressivité de l’impôt sur le revenu, c’est tabou ? Et depuis des années, le démantèlement par la droite comme par la gauche des outils publics de promotion du tissu industriel, c’est tabou ? Et bien non, il faut revenir là-dessus et admettre que la gauche s’est oubliée par moments, malgré toutes les conquêtes positives qu’elle a permises. Sans ce travail-là, Jean-Luc Mélenchon et consorts se feront un malin plaisir de pointer les contradictions et les trahisons passées du parti.  

 2/ Savoir être concrets, mais ne pas oublier de définir un idéal !             

Je ne suis pas de l’avis de Gérard Collomb, qui dans une interview au Nouvel Observateur, expliquait doctement que la France devait se gouverner comme Lyon, en s’intéressant à la vie des entreprises et en délaissant les « argumentaires macro-économiques ». On attend autre chose de la gauche qu’elle ne soit qu’un gestionnaire un peu moins brutal que la droite ; tout comme on ne peut pas se satisfaire des discours incantatoires comme l’extrême-gauche les affectionne. Il faut relier dans le même projet l’idéal que se propose d’atteindre la gauche, avec des mesures concrètes et « faisables » à l’horizon court d’un quinquennat.  L’idéal de la gauche réside selon moi dans la réhabilitation des valeurs de la « common decency » évoquée par Orwell : l’entraide, la générosité, la mesure, contre l’égoïsme calculateur. C’est, pour reprendre les termes de Jacques Généreux, éviter la « dissociété » pour construire une société de progrès humain, où le bien-être de chaque individu ne réside pas seulement dans sa capacité à se réaliser lui-même, mais aussi dans la qualité de ses liens sociaux. Pour tendre vers cette société de progrès humain (et non plus seulement économique !), le politique doit se mobiliser pour une « économie plurielle » ainsi définie : côte à côte un secteur privé où la concurrence serait encadrée par des normes sociales et environnementales garantes de l'intérêt général ; un secteur public permettant à chacun l'accès aux biens fondamentaux afin de vivre dignement et d'être réellement libre d'entreprendre ; et enfin un secteur d'économie sociale (coopératives, mutuelles, associations) où le caractère privé des activités aboutit plus à l'élévation du bien-être des membres qu'à la recherche à tout prix du profit. Dans ce cadre, la question du capitalisme ne doit pas être taboue : oui, le socialisme peut avoir pour but de sortir d’un système d’accumulation privée où celui qui détient le capital détient le pouvoir économique. L’extension de la démocratie dans la sphère économique, tout comme la nécessité écologique de sortir de la production matérielle à outrance, sont des exigences de nature à dépasser le capitalisme, plus qu’à le moraliser.   

 

Les mesures concrètes proposées par la gauche ne doivent pas être jetées sur un coin de table, sous peine d’être difficilement défendables lors d’un débat sérieux. Il faut les passer au crible de l’analyse des think-thanks qui gravitent autour du PS, et des critiques de la société civile. Il faut faire œuvre de pédagogie, en distinguant devant les Français ce qui peut se faire à l’horizon court d’un quinquennat, et ce qui exige davantage de long terme ; en expliquant clairement ce qui peut se faire à l’intérieur des frontières nationales (logement, santé, justice…) et ce qui nécessite de nouer des accords au niveau européen et international (changement climatique, encadrement du libre-échange…). Des propositions très concrètes peuvent donner une idée de ce qu’on entend par une société plus solidaire. La motion de Martine Aubry en comportait deux qui me semblent intéressantes : d’une part « une charte de vie collective » à signer par les bénéficiaires de logements aidés, qui engage chacun à participer  à la vie de leur immeuble ; d’autre part l’idée d’un service civil où chaque jeune citoyen, moyennant une indemnité, donnerait de son temps pour aider des populations en difficultés, participer à des actions d’éducation populaire, culturelles ou humanitaires. Ce genre de système coûtera évidemment cher à la collectivité, mais il faut aussi penser à ce qu’il peut rapporter en termes de cohésion sociale.

Cependant, des « grands chantiers » plus lourds seront à ouvrir.

 

3/ Les grands chantiers à mener 

L’idée d’un Etat social qui soit autant préventif que réparateur me semble excellente, ainsi que l’a montré Dominique Méda dans une note récente pour la Fondation Jean-Jaurès. Empêcher les inégalités de se former au lieu d’attendre tranquillement que le marché les produise, cela répond 1) à l’exigence de dignité de tous les citoyens, 2) à un impératif de bonne gestion, puisque « l’investissement social » est en mesure de faire économiser à l’Etat certaines dépenses d’assistance. Cette prévention des inégalités peut se traduire par des politiques publiques très concrètes, qui toucheront aux conditions de la production (la santé au travail, la formation pour tous…) tout comme au secteur public (service public de la petite enfance).

 

 

– L’aile gauche du PS a parfois laissé croire que 10 points de la richesse nationale passés au capital seraient à récupérer pour les salariés. En réalité, quand on observe les évolutions du partage de la valeur ajoutée, la correction à opérer serait moindre. L’idée avancée par ce courant de lier la progression des salaires à l’inflation et à la productivité me semble plus pertinente. Plus largement, un diagnostic des difficultés françaises amène surtout à favoriser l’investissement des entreprises au sein de la part de la richesse qui revient au capital, et à lutter contre les inégalités salariales au sein de la part de la richesse qui revient au travail. Les propositions existent déjà : l’économiste Thomas Piketty a élaboré les conditions d’une réforme ambitieuse des retraites, afin de rendre le système lisible (« à cotisation égale, retraite égale ») et plus favorable aux classes populaires (qui profitent moins de leur retraite, leur espérance de vie étant tout simplement plus faible) ; l’économiste Liem Hoang-Ngoc défend quant à lui une réforme fiscale d’ampleur afin de fusionner impôt sur le revenu et CSG au sein d’un grand impôt progressif payé par chaque citoyen, afin de marquer sa participation à la collectivité. Le journaliste Denis Clerc a produit aussi un certain nombre de propositions très concrètes pour lutter contre la précarité salariale, et en finir avec ce paradoxe : les plus précaires sont les moins bien protégés !

 

 

– La révolution écologique devra être un des piliers majeurs du projet socialiste.  Pour produire, consommer, se loger, se déplacer, se nourrir autrement, les alternatives se dessinent et l’expertise ne manque pas. Il faut aller plus loin que le timide « Grenelle de l’environnement », que la droite peine déjà à appliquer, en insistant sur l’écologie citadine, puisque c’est là que se situent les plus grands gisements potentiels d’économie d’énergie.

 

 

L'école et la sécurité sont des sujets sur lesquels il faudra un discours clair, dénué de tout angélisme. La réussite scolaire elle-même est une condition de prévention de la violence. Le délitement de l’école républicaine, de références communes, tout comme la montée des incivilités qui exaspèrent les citoyens, tout cela remet en cause le sentiment d’appartenance à une communauté républicaine et solidaire. Là encore, des solutions pratiques existent : ainsi de la « résolution des problèmes », une méthode expérimentée en Angleterre et évoquée par le sociologue Christian Mouhanna, qui consiste en un dialogue entre les forces de police et les populations de chaque quartier, afin de trouver les solutions les plus adaptées au terrain. Ces solutions, impliquant tous les acteurs de la ville, se révèlent plus efficaces que les lois votées en hâte à chaque fait divers.

 

– (Enfin) définir une position sur le libre-échange : quand un socialiste (Pascal Lamy) défend à l’OMC un projet risquant de nuire aux pays les plus pauvres de la planète, et considère, à l’instar d’un autre socialiste patron du FMI (Dominique Strauss-Kahn), que « le protectionnisme c’est la guerre », il y a du souci à se faire ! Par pitié, admettez que si le protectionnisme en soi n’est pas une bonne chose, le libre-échange a eu tellement de conséquences négatives pour les plus fragiles (au Nord comme au Sud) qu’il faut le remettre en cause. Le concept de « juste échange » adopté à l’occasion des européennes, laisse entendre que le droit commercial doit s’accommoder d’un droit social et environnemental tirant les sociétés humaines vers le haut, mais vous devrez le préciser. En gros : « réguler » la mondialisation, ça veut dire quoi ?            

  4/ Communiquer vos idées autrement 

 

La façon de se comporter devant les médias est cruciale. Il est évident que les socialistes doivent désormais refuser de se prêter au jeu de dégommage mutuel dont sont friands les journalistes. Il s’agit de toujours s’attacher à parler du fond. Il s’agit aussi de renouveler le langage utilisé : en finir avec la langue de bois, toujours relier une critique à une proposition alternative, éviter de tomber dans la caricature de soi-même (la gauche dépensière et angélique que certains aiment brocarder)… Pour autant, il ne s’agit pas d’avoir un langage aseptisé. Si l’on est dans l’opposition, il faut le montrer, quitte à se faire traiter d’ « antisarkozyste » ! La critique ne sera faible que si l’on n’a rien de sérieux à proposer à la place.    

 

Au-delà des grands médias, le terrain :

-Les dirigeants socialistes doivent faire plus souvent des voyages en province, hors de Paris et de leurs territoires d’élection, afin d’aller régulièrement à la rencontre des militants, des associations et des Français.

-Lorsque le projet sera prêt, des porte-parole de ce projet devront être formés, afin de multiplier les réunions publiques dans tous les territoires : chacun d’entre eux, armé d’une clé USB et d’un vidéo-projecteur, serait capable de défendre les propositions socialistes en prenant le temps nécessaire. En effet, le « temps court » des médias est défavorable aux socialistes, qui ne peuvent se contenter de slogans à la Sarkozy (« travailler plus pour gagner plus »).

 

Les publications socialistes :

-Le site Internet doit devenir vivant, et surtout pédagogique. On a l’impression aujourd’hui que le site ne sert qu’à prêcher des convaincus.

-« L’hebdo des socialistes », destiné uniquement aux militants, refondé et diffusé à plus grande échelle, est-ce possible ? Ce serait en tout cas un moyen supplémentaire des contourner les médias traditionnels, et d’expliquer vos positions dans leur complexité. Il doit refléter les débats de fond qui agitent le parti, et non pas tenter de faire croire pathétiquement que les socialistes sont d’accord sur tout : si les valeurs et les grandes orientations doivent être partagées par tous au sein d’un grand parti, la différence de points de vue sur certains sujets est un signe de vivacité et vaut mieux que la sclérose !

 

Bien cordialement… un électeur orphelin d'un "grand" parti de gauche.