La démocratie a enregistré une progression impressionnante au cours du dernier quart du XXe siècle, supplantant dans son élan libéral des régimes autoritaires et parfois même totalitaires, invariablement civils ou prétoriens, « progressistes » et « réactionnaires ».

L’ainsi nommée « troisième vague » de démocratisation, lancée en 1974 par la « Révolution des ?illets », a eu raison, chemin faisant, des systèmes autoritaires d’Europe (du sud et de l’est), d’Amérique latine et d’Asie (du sud-est) ; l’effondrement de ces derniers ouvrant le champ, sous l’impulsion de la société civile, à la mise en ?uvre de processus de transition démocratique.

Si l’on en croit les données chiffrées du Programme des Nations unies pour le développement (de 2002), le nombre des systèmes réfractaires aux règles du gouvernement démocratique serait même descendu à trente seulement (1). Un constat irréfragable s’impose ici avec netteté par-delà les réserves que l’on peut émettre à l’endroit de ce bilan de la progression démocratique : la résilience des régimes autoritaires arabes. En effet, aucun système de gouvernement de cette région du monde, qu’il soit « républicain » ou monarchique, tenu sous la férule d’un roi ou d’un raïs, de l’armée ou de la police, ne s’est sérieusement engagé dans un processus de transition démocratique. Les trajectoires différenciées de ces régimes ont non seulement apporté un démenti insolent à la prétention universelle de la démocratie, mais fait apparaître leur redoutable durabilité.

Les gouvernants arabes dits « progressistes » (et leurs rhétoriciens) affirmaient pourtant, on s’en souvient, que la tutelle autoritaire par eux exercée sur les peuples au lendemain des indépendances n’était qu’une « parenthèse temporaire » censée, par le développement accéléré qu’elle autorisait, préparer la maturation de la démocratie… Quarante ans après, le verdict de l’histoire est atterrant : la persistance des régimes autoritaires sur les décombres fumants des « expériences de développement ».

Les dirigeants arabes, sommés au lendemain de l’effondrement du Mur de Berlin d’acquitter tribut à la globalisation des standards démocratiques, se sont dotés de nouveaux accoutrements : parlements à deux chambres, pluripartisme, « élections pluralistes », discours sur la « bonne gouvernance », etc. La nouvelle formule politique présente quelques avantages; elle a permis aux régimes, qui jouaient leur survie politique, d’offrir de nouvelles avenues de participation, de coopter les contre-élites et de gagner la respectabilité internationale.

Le modus operandi, fait d’élections sans enjeux d’alternance, d’opposition de palais (royal ou présidentiel) et de relations de patrons à clients, leur assure en outre la préservation de leurs principaux traits autoritaires : ceux, pour reprendre Juan Linz – le politologue qui a fondé le concept d’« autoritarisme » – de pouvoirs d’Etat concentrés dans l’escarcelle d’individus ou de groupes qui se préoccupent de soustraire leur sort politique aux aléas de l’imputabilité (accountability) publique et du jeu institutionnel concurrentiel. Or, sur ces points, déterminants entre tous, les modes de gouverner adoptés par Etats arabes convergent pour illustrer la métaphore du Guépard de Lampedusa : il faut que tout change… pour que tout reste en place.

Les replâtrages, s’ils assurent la continuité des systèmes par-delà le changement, s’avèrent cependant impuissants à guérir la plaie béante du corps social et politique : celles de la représentation politique, et plus foncièrement encore des fondements de la polite. Les symptômes du « mal arabe » ne trompent pas.

  • – Par le bas : crise de légitimité, défection massive, émeutes itératives, répression des opposants, formation de contre-sociétés, diffusion de la corruption, violence politique, harraga (forme paroxystique de la défection), etc.
  • – Par le haut : les élites gouvernantes arabes, percevant uniment leurs peuples comme une source d’insécurité, répondent avec un répertoire d’actions qui comprend nolens volens autocratie, clientélisme politique, échange corrompu, usages politiques des symboles inusables du Tawhid et de la Fitna pour justifier, qui son statut de commandeur des croyants, qui sa présidence à vie, qui l’invention de la « jumlukiyya » (oxymoron signifiant le mélange des genres entre république et monarchie, jumhuriyya et malakiyya).

Ces indices, qui ne trompent plus, présentent a priori les ingrédients sinon d’une « situation révolutionnaire » à tout le moins d’un « changement de régime ». Il n’en est pourtant rien.

Ici surgit alors une interrogation irrévérencieuse : pourquoi ces configurations sociales, que d’aucuns qualifient d’explosives, ne débouchent-elles pas, dans cette région-là du monde, sur un changement démocratique ? La question, à y voir d’un peu plus près, n’a de pertinence que rapportée à un référent implicite, celui de la globalisation démocratique. Y aurait-il, en la matière, un « exceptionnalisme arabe » ?

L’énigme obsédante de la résilience des régimes autoritaires arabes, en prenant à contre-pied les « prophéties auto-prédictives » de « la lutte des classes » et du cycle vertueux « marché-démocratie », impose de remettre les concepts sur le métier. Plusieurs thèses ont été avancées pour tenter de résoudre ce problème de connaissance. La controverse académique oppose plusieurs courants, tandis que le sujet a remis au goût du jour les vieux clichés sur la « mentalité arabe »…

C’est dans ce contexte, brossé à grands traits, que s’inscrit la réflexion de Abdellah Hammoudi sur l’autoritarisme dans les sociétés arabes (2). Son ouvrage Maîtres et disciples, qui a fait date, dégage, à partir de l’examen approfondi du cas marocain, un modèle d’intelligibilité qui ambitionne d’interpréter le fait autoritaire dans l’ensemble des pays arabes.

Abdellah Hammoudi entame sa réflexion en pointant ses critiques à l’égard du concept, forgé, dix ans plus tôt, par Hisham Sharabi : le néo-patriarcat (3). Le concept de Sharabi renvoie comme l’on sait à une « formation historique concrète » marquée par le capitalisme dépendant, l’éthos d’une « classe sociale hybride » (la petite bourgeoisie) et la prédominance d’une « culture monologique » qui, tout en manipulant la raison, abhorre l’esprit critique. Le néo-patriarcat est un « trait psychosocial » qui se caractérise par la « prédominance du Père ». L’Eta néo-patriarcal ne serait sous cet angle qu’une version modernisée du « sultanat patriarcal traditionnel ».

Le constat d’une « toute puissance du patriarcalisme » soutenu par Hicham Sharabi ne tient pas compte, d’après Abdellah Hammoudi, de « la précarité et l’instabilité croissantes des normes ». La démarche que préconise l’auteur de Master and Disciple « cherche à conjurer les dangers de l’essentialisme et son corollaire bien connu : l’usage anti-historiciste de l’histoire ». Le point de départ de son analyse réside dans la relation au chef : « Partout les individus se montrent capables de deux attitudes diamétralement opposées : quand ils sont en position subalterne, c’est la soumission humble qui très souvent confine à l’obséquiosité ; par contre, en situation de commandement, ils entendent se faire obéir de façon absolue […] Tout se passe comme si en chacun coexistait deux personnalités dont les traits et les comportements se contredisaient terme à terme, et surtout comme si l’une comprimant l’autre, en fait préparait son surgissement. »

Ce schème de l’ambivalence et de l’inversion soumission-rébellion serait à l’?uvre dans la relation de chef à subalterne qui structure l’ordre bureaucratique et politique moderne. L’auteur soutient la thèse selon laquelle les pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes reposent sur le schème culturel religieux du maître-disciple (shaykh/murid). Les rapports mystiques du maître-disciple correspondent aux voies initiatiques d’accès au magistère, à la baraka. Le candidat à la sainteté se soumet au maître jusqu’à épouser les figures symboliques de la « féminisation ». Cette soumission est cependant temporaire ; elle se rompt avec la conquête, par le nouveau maître, d’une autorité concurrente à celle de son initiateur.

* Abdellah Hammoudi, professeur à Princeton University, est l’invité du forum Les Débats d’El Watan de ce mois ; il prononcera une conférence publique à l’hôtel Esssafir de 14h à 17h au cours de laquelle il exposera son interprétation des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes.

– 1- PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2002, Bruxelles, De Boeck, 2002.

– 2- Abdellah Hammoudi, Master and Disciple. The Cultural Foundations of Morrocan Autoritarisme, Chicago, ChicagoUniversityPress, 1997. Version française augmentée : Maîtres et disciples. Genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes. Essai d’anthropologie politique, Paris/Casablanca, Maisonneuve & Larose / Toukal, 2001.

– 3- Hisham Sharabi, Le néo-patriarcat, trad., Paris, Mercure de France, 1996, préface de Jacques Berque.

Mohammed Hachemaoui – Al Watan – 18 Janvier 2008

La démocratie a enregistré une progression impressionnante au cours du dernier quart du XXe siècle, supplantant dans son élan libéral des régimes autoritaires et parfois même totalitaires, invariablement civils ou prétoriens, « progressistes » et « réactionnaires ».

L’ainsi nommée « troisième vague » de démocratisation, lancée en 1974 par la « Révolution des ?illets », a eu raison, chemin faisant, des systèmes autoritaires d’Europe (du sud et de l’est), d’Amérique latine et d’Asie (du sud-est) ; l’effondrement de ces derniers ouvrant le champ, sous l’impulsion de la société civile, à la mise en ?uvre de processus de transition démocratique.

Si l’on en croit les données chiffrées du Programme des Nations unies pour le développement (de 2002), le nombre des systèmes réfractaires aux règles du gouvernement démocratique serait même descendu à trente seulement (1). Un constat irréfragable s’impose ici avec netteté par-delà les réserves que l’on peut émettre à l’endroit de ce bilan de la progression démocratique : la résilience des régimes autoritaires arabes. En effet, aucun système de gouvernement de cette région du monde, qu’il soit « républicain » ou monarchique, tenu sous la férule d’un roi ou d’un raïs, de l’armée ou de la police, ne s’est sérieusement engagé dans un processus de transition démocratique. Les trajectoires différenciées de ces régimes ont non seulement apporté un démenti insolent à la prétention universelle de la démocratie, mais fait apparaître leur redoutable durabilité.

Les gouvernants arabes dits « progressistes » (et leurs rhétoriciens) affirmaient pourtant, on s’en souvient, que la tutelle autoritaire par eux exercée sur les peuples au lendemain des indépendances n’était qu’une « parenthèse temporaire » censée, par le développement accéléré qu’elle autorisait, préparer la maturation de la démocratie… Quarante ans après, le verdict de l’histoire est atterrant : la persistance des régimes autoritaires sur les décombres fumants des « expériences de développement ».

Les dirigeants arabes, sommés au lendemain de l’effondrement du Mur de Berlin d’acquitter tribut à la globalisation des standards démocratiques, se sont dotés de nouveaux accoutrements : parlements à deux chambres, pluripartisme, « élections pluralistes », discours sur la « bonne gouvernance », etc. La nouvelle formule politique présente quelques avantages; elle a permis aux régimes, qui jouaient leur survie politique, d’offrir de nouvelles avenues de participation, de coopter les contre-élites et de gagner la respectabilité internationale.

Le modus operandi, fait d’élections sans enjeux d’alternance, d’opposition de palais (royal ou présidentiel) et de relations de patrons à clients, leur assure en outre la préservation de leurs principaux traits autoritaires : ceux, pour reprendre Juan Linz – le politologue qui a fondé le concept d’« autoritarisme » – de pouvoirs d’Etat concentrés dans l’escarcelle d’individus ou de groupes qui se préoccupent de soustraire leur sort politique aux aléas de l’imputabilité (accountability) publique et du jeu institutionnel concurrentiel. Or, sur ces points, déterminants entre tous, les modes de gouverner adoptés par Etats arabes convergent pour illustrer la métaphore du Guépard de Lampedusa : il faut que tout change… pour que tout reste en place.

Les replâtrages, s’ils assurent la continuité des systèmes par-delà le changement, s’avèrent cependant impuissants à guérir la plaie béante du corps social et politique : celles de la représentation politique, et plus foncièrement encore des fondements de la polite. Les symptômes du « mal arabe » ne trompent pas.

  • – Par le bas : crise de légitimité, défection massive, émeutes itératives, répression des opposants, formation de contre-sociétés, diffusion de la corruption, violence politique, harraga (forme paroxystique de la défection), etc.
  • – Par le haut : les élites gouvernantes arabes, percevant uniment leurs peuples comme une source d’insécurité, répondent avec un répertoire d’actions qui comprend nolens volens autocratie, clientélisme politique, échange corrompu, usages politiques des symboles inusables du Tawhid et de la Fitna pour justifier, qui son statut de commandeur des croyants, qui sa présidence à vie, qui l’invention de la « jumlukiyya » (oxymoron signifiant le mélange des genres entre république et monarchie, jumhuriyya et malakiyya).

Ces indices, qui ne trompent plus, présentent a priori les ingrédients sinon d’une « situation révolutionnaire » à tout le moins d’un « changement de régime ». Il n’en est pourtant rien.

Ici surgit alors une interrogation irrévérencieuse : pourquoi ces configurations sociales, que d’aucuns qualifient d’explosives, ne débouchent-elles pas, dans cette région-là du monde, sur un changement démocratique ? La question, à y voir d’un peu plus près, n’a de pertinence que rapportée à un référent implicite, celui de la globalisation démocratique. Y aurait-il, en la matière, un « exceptionnalisme arabe » ?

L’énigme obsédante de la résilience des régimes autoritaires arabes, en prenant à contre-pied les « prophéties auto-prédictives » de « la lutte des classes » et du cycle vertueux « marché-démocratie », impose de remettre les concepts sur le métier. Plusieurs thèses ont été avancées pour tenter de résoudre ce problème de connaissance. La controverse académique oppose plusieurs courants, tandis que le sujet a remis au goût du jour les vieux clichés sur la « mentalité arabe »…

C’est dans ce contexte, brossé à grands traits, que s’inscrit la réflexion de Abdellah Hammoudi sur l’autoritarisme dans les sociétés arabes (2). Son ouvrage Maîtres et disciples, qui a fait date, dégage, à partir de l’examen approfondi du cas marocain, un modèle d’intelligibilité qui ambitionne d’interpréter le fait autoritaire dans l’ensemble des pays arabes.

Abdellah Hammoudi entame sa réflexion en pointant ses critiques à l’égard du concept, forgé, dix ans plus tôt, par Hisham Sharabi : le néo-patriarcat (3). Le concept de Sharabi renvoie comme l’on sait à une « formation historique concrète » marquée par le capitalisme dépendant, l’éthos d’une « classe sociale hybride » (la petite bourgeoisie) et la prédominance d’une « culture monologique » qui, tout en manipulant la raison, abhorre l’esprit critique. Le néo-patriarcat est un « trait psychosocial » qui se caractérise par la « prédominance du Père ». L’Eta néo-patriarcal ne serait sous cet angle qu’une version modernisée du « sultanat patriarcal traditionnel ».

Le constat d’une « toute puissance du patriarcalisme » soutenu par Hicham Sharabi ne tient pas compte, d’après Abdellah Hammoudi, de « la précarité et l’instabilité croissantes des normes ». La démarche que préconise l’auteur de Master and Disciple « cherche à conjurer les dangers de l’essentialisme et son corollaire bien connu : l’usage anti-historiciste de l’histoire ». Le point de départ de son analyse réside dans la relation au chef : « Partout les individus se montrent capables de deux attitudes diamétralement opposées : quand ils sont en position subalterne, c’est la soumission humble qui très souvent confine à l’obséquiosité ; par contre, en situation de commandement, ils entendent se faire obéir de façon absolue […] Tout se passe comme si en chacun coexistait deux personnalités dont les traits et les comportements se contredisaient terme à terme, et surtout comme si l’une comprimant l’autre, en fait préparait son surgissement. »

Ce schème de l’ambivalence et de l’inversion soumission-rébellion serait à l’?uvre dans la relation de chef à subalterne qui structure l’ordre bureaucratique et politique moderne. L’auteur soutient la thèse selon laquelle les pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes reposent sur le schème culturel religieux du maître-disciple (shaykh/murid). Les rapports mystiques du maître-disciple correspondent aux voies initiatiques d’accès au magistère, à la baraka. Le candidat à la sainteté se soumet au maître jusqu’à épouser les figures symboliques de la « féminisation ». Cette soumission est cependant temporaire ; elle se rompt avec la conquête, par le nouveau maître, d’une autorité concurrente à celle de son initiateur.

* Abdellah Hammoudi, professeur à Princeton University, est l’invité du forum Les Débats d’El Watan de ce mois ; il prononcera une conférence publique à l’hôtel Esssafir de 14h à 17h au cours de laquelle il exposera son interprétation des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes.

– 1- PNUD, Rapport mondial sur le développement humain 2002, Bruxelles, De Boeck, 2002.

– 2- Abdellah Hammoudi, Master and Disciple. The Cultural Foundations of Morrocan Autoritarisme, Chicago, ChicagoUniversityPress, 1997. Version française augmentée : Maîtres et disciples. Genèse et fondements des pouvoirs autoritaires dans les sociétés arabes. Essai d’anthropologie politique, Paris/Casablanca, Maisonneuve & Larose / Toukal, 2001.

– 3- Hisham Sharabi, Le néo-patriarcat, trad., Paris, Mercure de France, 1996, préface de Jacques Berque.

Mohammed Hachemaoui – Al Watan – 18 Janvier 2008

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