Logistique imparable, délais de livraison imbattables, innovations futuristes… Amazon se veut le roi de la livraison. Ou plutôt son despote. Car pour recevoir un livre d’un éditeur sur lequel Amazon veut faire pression, il vous faudra attendre plusieurs semaines. Belle illustration de la philosophie de l’autoproclamée « entreprise la plus orientée client au monde » ! 

Amazon et la livraison : toujours plus fort, toujours plus vite…

Amazon doit en grande partie sa notoriété et son développement à sa politique extrême de facilitation de l’acte d’achat. Chez le numéro 1 du e-commerce, on achète en un clic, et surtout on reçoit sa commande vite, de plus en plus vite. La livraison en 24 ou 48 heures est devenue la norme. Le service Premium, sur abonnement, permet même de recevoir toutes ses commandes en 24 heures. Mais Amazon veut aller plus loin encore. En décembre dernier, Jeff Bezos, son PDG, annonce que l’entreprise travaille, à horizon 4 ou 5 ans, sur la possibilité de réaliser ses livraisons par drones : 30 minutes après la commande, le produit sera devant votre porte. On apprend aussi qu’Amazon teste l’internationalisation de son service de livraison, pour pouvoir les effectuer le dimanche… et même la nuit. Mieux encore : jamais à court d’idées, la firme a déposé un brevet pour développer un système permettant, à partir de votre historique de navigation, de prévoir la commande avant qu’elle ne soit passée. Votre colis sera prêt à partir avant même que vous ayez cliqué sur « Valider ».

Après tout, cela fait partie intégrante de la stratégie d’une entreprise qui mise tout, comm e Jeff Bezos se plaît à le marteler, sur la satisfaction client. Noble objectif.

… si Amazon daigne poster le colis

Ceci dit, en attendant de voir un drone se poser devant chez vous, si vous voulez commander sur Amazon US le dernier best-seller de TD Jakes’s, Instinct, il vous faudra attendre un à deux mois avant de le recevoir. Même chose avec le récent manga Sword Art Online de Reki Kawahara. Chez les autres vendeurs, ils sont pourtant tous les deux disponibles immédiatement. En librairie, ils seraient réceptionnés en un à deux jours tout au plus. Le roi de la logistique connaîtrait-il des failles organisationnelles ? Pas du tout. « L’entreprise la plus orientée client au monde » retarde délibérément les délais de livraisons sur certains ouvrages, afin de faire pression sur les éditeurs pour renégocier ses marges. L’intérêt du client ne serait donc plus si important, quand on veut maximiser son profit…

C’est un phénomène qu’a mis en lumière le New York Times (1), qui explique comment HBG, la branche américaine de l’éditeur Hachette, qui est en cours de négociation de ses contrats avec Amazon, voit les livraisons de ses ouvrages retardées sur le site. Des centaines de livres sont ainsi affichés avec des délais de livraison de l’ordre de plusieurs semaines. Et le cas Hachette ne serait pas une exception. L’éditeur allemand Bonnier vient de faire savoir qu’il a fait la même observation chez lui : mêmes causes, mêmes conséquences… (2)

Or en jouant sur les délais de livraison, Amazon sait qu’il tient une arme efficace. Et pour cause : les délais de livraison « peuvent dissuader les clients d’acheter des biens de vendeurs en ligne ». C’est Amazon lui-même qui le dit ! (3). Et si toutefois cela ne suffisait pas à dissuader les acheteurs, les ouvrages touchés ont également vu leurs taux de remise diminuer drastiquement, voire être supprimés, ce qui n’est pas l’habitude du cyber-marchand dont la spécialité est de proposer les prix les plus bas possible. Encore un exemple de la façon dont s’exprime cette recherche absolue de la « satisfaction client » promise par Amazon ? Et comme ce dernier ne recule décidément devant rien, le moteur de recommandation est là aussi pour convaincre les acheteurs les plus motivés d’aller voir des ouvrages sur le même thème moins chers, plus vite livrés… et surtout publiés par un éditeur probablement plus docile. Les auteurs, dont Amazon se dit le défenseur, en particulier depuis le lancement de sa plate-forme d’édition Publishing, apprécieront la manœuvre.  

Amazon n’est pas à une contradiction près…

L’AAR, l’association qui représente les agents littéraires aux Etats-Unis n’a d’ailleurs pas manqué de pointer du doigt, non sans amertume, « l’ironie » de la pratique. « C’est une tactique brutale et manipulatrice, ironique, de la part d’une société qui proclame son objectif de satisfaire pleinement les besoins et les désirs de ses clients, en matière de lecture, et d’être un défenseur des auteurs », écrit Gail Hochman, la présidente de l’AAR, dans un courrier adressé à Amazon suite à la révélation de l’affaire. Un article du New York Times le souligne : il deviendra de plus en plus compliqué pour Amazon de se définir comme « ami des consommateurs » ! (4)

Cette entreprise qui s’est construite en se revendiquant « la plus grande librairie du monde » montre ici sa conception de son rôle. Celui d’un grossiste qui s’octroie le droit de décourager sciemment les acheteurs et de manipuler les clients pour parvenir à ses fins commerciales. Finalement, après avoir réussi à fragiliser les libraires – notamment aux Etats-Unis où ils ont presque disparu-, Amazon va réussir à nous les faire adorer de nouveau. Car chez eux, pas de contrôle sur ce que nous sommes autorisés à lire. Pas de rétention de commandes, cachées sur les étagères jusqu’au moment où ils jugent opportun de nous les délivrer. Certes, notre livre n’arrivera pas par drone. Mais en deux jours, il sera entre nos mains…

 

(1)  (1) http://www.nytimes.com/2014/05/09/technology/hachette-says-amazon-is-delaying-delivery-of-some-books.html?_r=3

(2)  (2) http://www.actualitte.com/international/marges-amazon-pressurise-maintenant-les-editeurs-allemands-50225.htm

(3)  (3)  Citation extraite du brevet déposé par Amazon pour prévoir les commandes avant qu’elles ne soient passées :  http://www.lepoint.fr/high-tech-internet/quand-amazon-vous-livre-les-produits-avant-que-vous-ne-les-achetiez-19-01-2014-1781971_47.php

(4) “Amazon risks alienating readers as well as authors, and undermining its carefully wrought image as the consumer’s friend.” http://www.nytimes.com/2014/05/10/technology/writers-feel-an-amazon-hachette-spat.html?ref=books&_r=0