Les médias sont peut-être allés trop vite…
La semaine dernière, les JT se sont fait l’écho des « révélations » d’un général français à la retraite, à propos du massacre des moines français de Tibéhirine. Le contexte : une Algérie plongée dans la tourmente de la guerre civile, qui oppose l’armée du régime et la guérilla islamiste, dont les fameux GIA. On ne retrouvera que les têtes décapitées des moines. A l’époque, le GIA revendique le crime. Mais les soupçons se sont aussi portés sur une bavure possible de l’armée. C’est cette thèse que relaie le général Buchwalter : les moines auraient été tués par un hélicoptère de l’armée algérienne, qui aurait ouvert le feu sur un bivouac suspect. Depuis, la machine s’emballe, on parle d’un « secret d’Etat », et d’une entente entre la France et l’Algérie pour maquiller ce « dommage collatéral » en crime islamiste. Cela est plausible, et expliquerait les récentes réticences du pouvoir algérien à collaborer pour la résolution de cette affaire.
Néanmoins, l’affaire est plus complexe que ce que la plupart des médias en ont laissé entrevoir. Au sein des services français, l’approche de cette affaire est différente. Si la DGSE (services secrets) croit en l’hypothèse de la bavure, ce n’est pas le cas de la DST (contre-espionnage). L’ex-n°2 de la DST, s’exprimant dans les colonnes de Marianne (11 juillet), explique ainsi que dès que les têtes ont été retrouvées, les services algériens ont alors collaboré normalement avec les services français et ont même proposé de rechercher les corps (c’est la France qui aurait refusé). D’ailleurs, indique-t-il, « si l’armée algérienne avait joué un rôle dans l’enlèvement et l’assassinat des moines, jamais personne n’aurait retrouvé les têtes » ! A l’époque, il n’est pas besoin d’en rajouter dans l’horreur pour impliquer les Français dans la lutte contre les islamistes. Des objections techniques sont aussi possibles. Alors que les moines auraient été tués par des tirs d’hélicoptère, il est curieux que leurs têtes aient été miraculeusement épargnées de toute trace d’impact d’obus ou de balles.
Comme par hasard, c’est dans Marianne que ces informations plus nuancées peuvent se trouver. Pour avoir travaillé sur le traitement médiatique de la guerre civile en Algérie par la gauche antitotalitaire, à travers Marianne et Charlie Hebdo, je ne trouve pas cela étonnant. De fait, l’affaire des moines de Tibéhirine est un petit morceau d’une plus vaste polémique qui a longtemps agité le milieu médiatique français, à savoir « qui tuait vraiment en Algérie », au plus fort de la guerre civile. Voici quelques extraits du travail que j’ai consacré à cette question :
Une affaire révélatrice du « qui tue qui ? »
1) Le sens d’une formule. Jean-François Kahn définit lui-même l’expression « qui tue qui ? », une entrée à la fois de son Dictionnaire incorrect et de son Abécédaire mal-pensant. Entreprise de désinformation, le « qui tue qui ? » est pour les antitotalitaires une « théorie développée par la plupart des médias français bien-pensants (en particulier Libération) qui consistait » à mettre « sur le compte des autorités ou de l’armée algérienne » les massacres commis par les islamistes radicaux.
Quels sont les individus qui composent ce « clan » du « qui tue qui ? » ? Tout d’abord, c’est surtout la journaliste de Libération José Garçon qui est visée, et qui s’est attirée de nombreuses brèves dans Marianne, la dépeignant comme une journaliste niant obsessionnellement la responsabilité des islamistes. J.-F. Kahn considère comme participant de la même mouvance de nombreux chercheurs d’Aix-en-Provence, publiés aux éditions de La Découverte. Des éditions dirigées par François Gèze, autre figure du « qui tue qui », avec qui le patron de Marianne eut carrément un procès ! La Découverte est aussi dénoncée par Caroline Fourest de Charlie Hebdo. Cette maison d’édition a de fait publié plusieurs livres qui tendent à accréditer l’idée que de nombreux massacres attribués aux islamistes ont en fait été commis ou au moins téléguidés, suite à des manipulations et des infiltrations par le pouvoir militaire algérien, et notamment le DRS (les services secrets). Cela étant un moyen pour ce pouvoir de continuer à exercer son arbitraire sur le pays. Qui a tué à Benthala ? et La sale guerre sont deux ouvrages emblématiques de cette thèse. Selon Caroline Fourest, qui reconnaît les tares du pouvoir algérien, ils ne poseraient pas tant problème, si ce n’était leur « veine complotiste » qui contribue à « laver les islamistes de tout soupçon concernant les massacres de milliers d’Algériens » ([1]), jusqu’à parler comme François Burgat de « recours supposé à la violence » des islamistes. Fourest dénonce aussi la Ligue algérienne des droits de l’homme, menée par l’avocat Ali Yahia Abdennour. Pour elle, cette Ligue est passé d’un juste combat en faveur des victimes de la torture à un autre beaucoup plus discutable de soutien avéré aux islamistes. Auteur d’un livre à charge contre Tariq Ramadan, elle rappelle par exemple que la Ligue a fait partie de son comité de soutien, alors que le prédicateur faisait intervenir au Centre islamique de Genève des anciens responsables du GIA. Autant les débats peuvent être inépuisables à propos de telles ou telles révélations, autant nous pouvons ici reconnaître que l’attitude de la Ligue est tout sauf impartiale. Il suffit de lire le dithyrambique portrait d’Ali Benhadj que fait Ali Yahia Abdennour dans son dernier ouvrage ([2]).
D’après Caroline Fourest, toute cette mouvance illustrerait l’aveuglement d’une gauche tiers-mondiste, pour qui l’ordre injuste du monde empêche de condamner le mouvement islamiste. Pour J.-F. Kahn, leur mode de pensée est « simple » : les islamistes, même s’ils sont critiquables, se battent contre un pouvoir effectivement autoritaire et corrompu, donc ils se trouvent forcément dans le camp du Bien. Nous voyant un peu perplexes devant la clarté trop évidente de l’explication, l’ex-directeur de Marianne a précisé que nombre des personnes évoquées avaient un lien avec l’Algérie. Déçues par le FLN en qui elles avaient cru, elles ne se retourneraient qu’avec plus de force contre le pouvoir algérien, incapable d’avoir su édifier l’Algérie socialiste dont ils rêvaient.
La définition de la formule et qui elle vise étant maintenant déterminés, nous nous proposons d’achever l’explication du sens de cette formule en insistant sur la « veine complotiste » dénoncée par nos antitotalitaires. Il est frappant de voir que la même référence à Thierry Meyssan est faite par Caroline Fourest et par Marianne. Ce personnage est l’auteur d’un livre intitulé L’Effroyable imposture, dans lequel il prétend que les attentats du 11 septembre ne sont pas le fruit des islamistes, mais de responsables américains. La thèse s’est effondrée, mais sa structure est la même que celle du « qui tue qui » : les assassins ne sont pas ceux que l’on croit. « Tous les massacres ont [pourtant] été revendiqués » est l’argument massue plusieurs fois martelé par Marianne.
Il y a donc deux aspects dans le combat contre le « qui tue qui ? ». D’une part l’adoption d’une posture, celle des défenseurs de la vérité contre les falsificateurs d’Histoire à la solde des bourreaux. D’autre part l’évocation pour le lecteur d’une « théorie du complot », qui tend à disqualifier le camp adverse, celui-ci étant renvoyé à une tradition complotiste illustrée notamment par le mythe du « complot juif mondial ». Ce mythe faisant lui-même partie de l’arsenal d’arguments prisés par les antisémites…
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2) Si la question du « qui tue qui ? » illustre bien les conflits médiatiques ayant lieu à propos de la guerre civile algérienne, est-il possible de se prononcer sur le fond ? Tout d’abord, on remarque que certaines contre-enquêtes, comme celle réalisée sur Benthala par Martine Gozlan, sont convaincantes et fragilisent en effet ceux qui défendent l’idée d’une vaste manipulation de l’armée. D’autres auteurs, tel que le chercheur Abderrahmane Moussaoui, contestent aussi que les massacres collectifs de 1997-1998 aient été ourdis par l’armée. Celle-ci, pour pouvoir se permettre ce genre de tactique, aurait dû être assez puissante et ne plus rien craindre de sérieux de la part des groupes islamistes. Or, à cette époque le régime « se débat encore » et propose des arrangements à l’AIS : il n’a donc aucun intérêt à une initiative aussi contre-productive. Il y a toutefois, et notamment dans le livre Françalgérie, mensonges et crimes d’Etats, de Jean-Baptiste Rivoire et Lounis Aggoun, une telle accumulation de témoignages venus des forces de sécurité elles-mêmes, que le trouble ne se dissipe pas facilement. On peut identifier ici une légère fissure dans le camp antitotalitaire. Selon J.-F. Kahn, la plupart de ces témoignages se sont révélés être des faux après la découverte de documents des réseaux islamistes de Londres, d’où partaient ces mêmes témoignages.
Pour lui, l’armée est critiquable à cause des tortures, des disparus… mais la thèse de la manipulation ne tient pas, surtout lorsqu’elle est ressortie à chaque massacre. L’enseignant Georges Morin est tout aussi dubitatif, lorsqu’il rappelle que « l’armée a payé un lourd tribut en vies humaines ». De quoi faire douter de « la thèse d’une complicité entre l’armée et des GIA à sa botte » ([3]). En revanche, du côté de Charlie Hebdo et Caroline Fourest, on est moins affirmatif. Dans le mail qu’elle nous a adressé, l’essayiste affirme « ne pas exclure » des manipulations du pouvoir. Semblant donner une certaine foi à aux témoignages que nous évoquions, elle précise qu’il y a cependant une différence entre admettre de possibles manipulations et « expliquer que les islamistes n’ont pas de sang sur les mains », voire sont des « victimes ». Ce qui la gêne, et c’est aussi ce J.-F. Kahn a exprimé lors de notre entretien, c’est l’aspect systématique de la mise en doute de la responsabilité des islamistes.
De fait, lors du double attentat de 2007 à Alger, François Gèze a très rapidement produit une analyse reposant exactement sur le même schéma qu’auparavant : sont ainsi mis en avant des indices troublants, aboutissant à la conclusion que l’attentat a été plus sûrement ourdi par le DRS que par Al-Qaeda. Là encore, l’article d’Antoine Vitkine dans ProChoix démonte assez bien l’argumentaire de Gèze, qui tend à faire passer le GSPC pour un outil d’un clan des forces de sécurité algériennes ([4]). Il n’en reste pas moins que sur de nombreuses affaires, l’opacité règne encore, entretenue par le pouvoir algérien qui cherche à empêcher toute enquête indépendante sur les massacres de civils, ce qui entretient légitimement les soupçons ([5]).
[1] FOUREST (C.) [2005], La tentation obscurantiste, p. 39.
[2] Ali Benhadj est un co-fondateur du FIS, dont a été issue une partie de la guérilla islamiste. Parmi les sept catégories de personnes qui selon lui devaient être éliminées pour l’avènement du califat, on trouve entre autres les artistes « pourris », les intellectuels « dépravés », etc. Il conchiait aussi bien la démocratie que le socialisme ou la notion de liberté, qui s’apparente selon lui à « un poison maçonnique et juif de plus, destiné à corrompre le monde sur une grande échelle.»
[3] MORIN (G.) [2007], L’Algérie, Editions Le Cavalier Bleu, Paris, « Idées reçues », p. 115.
[url][b]La 10e Chambre correctionnelle du TGI de Paris
a condamné Jean-Baptiste Rivoire
pour violences volontaires contre
le grand reporter, Didier Contant.http://8e-mort-tibhirine.blogspot.com/%5B/b%5D%5B/url%5D
[b][i]Le huitième mort de Tibhirine[/i][/b]
4e de couverture
Victime d’une campagne calomnieuse sans précédent, en février 2004, le grand reporter Didier Contant fait une chute mortelle d’un immeuble parisien alors qu’il s’apprêtait à publier son enquête sur la mort des moines de Tibhirine en Algérie en 1996. Les résultats d’un long travail d’investigation sur le terrain à Blida par l’ancien rédacteur en chef de l’agence Gamma confirment que les moines ont été enlevés et assassinés par le GIA (Groupe Islamiste Armé).
Mais à Paris, des confrères affirment auprès des rédactions parisiennes que Didier Contant travaillait pour les services français et algériens dans le cadre de son enquête sur les moines, déconseillant toute publication de son investigation. Ces lobbies, composés de journalistes, d’éditeurs, d’avocats et d’organisations de droits de l’homme, brandissent le témoignage d’un sous-officier transfuge de l’armée algérienne, tendant à prouver l’implication de l’armée dans le rapt des moines. Didier Contant vivait cette campagne calomnieuse comme une catastrophe professionnelle ; dépossédé de son honneur, de sa dignité et de la capacité de gagner sa vie, il ne put l’accepter.