On peut en sourire. Soumis aux questions assez (mais non trop) complaisantes d’Alexandre Devecchio pour Atlantico, Alain Finkielkraut croit vraiment qu’il a fait un croche-pied idéologique à ses petits camarades de « gôche » lors de la récré. Ce à la suite de sa rédaction L’Identité malheureuse (Stock), qui n’a pas été trop mal notée par le professeur de français, et même que le Bouillon et M’sieur Mouchabière ont dit qu’il avait pas tout faux et même qu’il y avait du vrai là-dedans.  

Il fait semblant ou quoi ? Alain Finkielkraut confond vraiment la gauche avec la « gôche » incarnée par les beaux esprits qui cumulent les postes et rétributions et à présent s’entendent avec la fraction bigote de l’UMP pour réclamer que les clients des prostituées soient frappés de peines de prison et d’interdiction d’exercer certains métiers ?

Son entretien avec Alexandre Devecchio, d’Atlantico, n’aurait guère été ahurissante… vers la fin du siècle dernier. Mais depuis, il y a eu la crise, le chômage massif que ne reflètent pas du tout les chiffres officiels, et pratiquement personne encore à gauche n’a plus les moyens d’acheter le bouquin de Finkielkraut, L’Identité malheureuse (chez Stock). Moi de même, d’ailleurs.

Donc, trop feignasse pour aller le dégotter en bibliothèque, j’ai vaguement survolé ce que des détracteurs de Finkielkraut ont pu en dire. En revanche, je me rattrape avec ce long entretien de l’intéressé, que j’ai aussi survolé, mais en mode relecture.

J’avais oublié Léo Stauss et sa reductio ad hitlerum. Cela tombe bien, cela figure dans Wikipedia et j’avais bien subodoré ; bref, Kinkielkraut voudrait bien que la loi de Godwin s’applique aussi longtemps à lui (et jusqu’après la sortie de son Identité en Livre de Poche). Donc, il ne lésine pas. Il se pose en bouc émissaire, en victime immolée sur l’autel du politiquement correct. Mais il a tellement bien su encaisser (critiques et droits d’auteur) que, rassurez-vous, ses cicatrices ne sont plus qu’intérieures.

Bien que je sois quasiment certain que Marine Le Pen n’a rien de spécial contre les circoncis, je ne la vois pas déjà in bed with Finkielkraut. Lequel n’est pas vraiment déjà embedded in the Navy of the FN. Mais ce fut paraît-il écrit, et j’imagine que, dans les dîners en ville, c’est dit sans la retenue et le bon goût qui me caractérisent ici.

Il a raison, « Finky ». Le no pasaran à tout bout de chant (de champ d’asphalte) ne passe plus trop. Quand autant d’électrices et d’électeurs de gauche s’abstiennent, haussent les épaules quand les performeuses et performeurs genre Le Pen ou Mélenchon – dit Mélange-gnons – s’étripent pour tenter de raviver l’intérêt pour le spectacle, cette passe obligée fait passé (en ang., donc en italiques). Les mêmes, avant de s’en désintéresser, ont bien compris le double entendre (idem) implicite destiné aux unes, aux autres, pour tenter de convaincre de faire retourner aux urnes. Après, les places acquises – ou, comme pour Finky, les ventes assurées –, la femme politique redevient louve pour la femme tout comme le politicien pour l’électeur.

N’empêche que Finky sait y faire, employant des termes tels que « suppôt », « stupéfaction », «& dégoût », « indigne ». Son « je répands même une sorte de vent de panique », c’est vraiment « du brutal », comme le faisait dire Audiard dans Les Tontons flingueurs. Du brut de brute aussi daté que le « Messieurs les censeurs, bonsoir », longuement préparé en coulisses par un Maurice Clavel songeant aux ventes de son Dieu est Dieu, nom de Dieu

Finky trouve tout à fait normal de dénoncer et redénoncer et rere-dénoncer le très réel racisme anti-franchouille. Il ne l’a pas inventé. Je connais une petite fille dont la maman, pas du tout française, est trop blanche : du coup, la gamine n’est pas aussi noire que son papa (un Antillais bien noir de peau), et pour ses petit·e·s condisciples de banlieue parisienne orientale, c’est une mal noircie. Mais en face, avec l’histoire des bananes pour la guenon (lancé par une gamine qu’on aurait bien imaginé, à Angers, circa 1967, en jupe plissée bleu marine, chemisier blanc col Claudine), un « antiracisme officiel » instrumentaliserait, en rajouterait des tonnes, et ne convaincrait plus personne. Finky le soutient : trop, c’est trop, et cela finirait par desservir Taubira.

À Angers, justement, naguère, il y avait les blousons noirs, notamment La Bande des Plantes (bande qui, comme à la Croix-Rouge, près de Reims, vers 1977, était déjà composée de plusieurs petits groupes, et pas du tout monolithique), et les blousons dorés. Maintenant, les blousons dorés font des stages dans la finance, et les blousons noirs ont intégré des renois, des rebeux, après avoir acclimaté les plus paumés des pieds-noirs (les moins paumés et mieux re-gentrisés rejoignaient les blousons dorés ou ne faisaient pas parler d’eux) et quelques fils de harkis.

« La mauvaise conscience du politiquement correct ne tolère aucun écart à son expiation corporelle ». Bien dit, Finky. Sauf qu’à présent, on a compris, elle est de tous bords. Pour expulser une jeune étrangère, après un sursis d’un mois, on l’incitera à dénoncer son client-prostitueur, et si elle arrive à inventer un proxo crédible, peut-être qu’on la laissera reprendre son bout de trottoir avec un raisonnable semestre de mise à l’écart. On réalisera aussi de bonnes opérations immobilières en rachetant à bas prix les piaules des prostituées indépendantes qui, comme on le sait, n’existent pas, ou plus, ou alors si peu, que ce n’est vraiment pas la peine de s’inquiéter du devenir de ces « victimes d’elles-mêmes ». En général, ce genre de conscience ne fustige que les autres.

Finky a donc cessé de se flageller, il ne veut pas être assimilé au « parti dévot » français, il pense aussi haut qu’il dit fort que trop, c’est trop, sans bien sûr succomber à la « la tentation du politiquement abject ». Décidément, ses enracinées valeurs judéo-islamiques le taraudent. Mais cette fois, c’est l’humble clocher et ses sonnailles, celui « du passé national », qui vaut d’en mobiliser l’expressive vulgate.
Rendons-lui quand même cette justice de citer sa phrase prononcée de justesse : « Je serai le dernier à protester contre la pluralité des allégeances, mais la France a une langue, la France à une culture, la France a des usages auxquels il est tout à fait légitime de demander aux nouveaux arrivants de se conformer… ». C’est vrai qu’à Montparnasse, on ne se remettait pas à parler uniquement le breton dès qu’un Picard ou un Tourangeau survenait. Très gaulien, au fait, ce triplé « la France ».

J’ai bien apprécié aussi ce « la gauche (…) laisse Élizabeth Badinter seule dans ses combats ». C’est à propos de la crèche Baby Loup, dont É. Badinter est marraine, qui s’est pris une cadre tenant soudainement à porter un foulard en toute circonstance, que Finky s’exprime ainsi. Pas pour dire que « nos » (je m’inflige le sic) putes kemperoises (pour les Alsaciennes et ciens, de Quimper) ou beurettes ne doivent pas voir leur trottoir envahi par des Asiatiques ou des Ghanéennes au vocabulaire français limité.
Devecchio ne lui a pas posé la question. Dommage, sur cette page d’Atlantico, elle serait venue équilibrer un publi-rédactionnel inavoué pour Causeur

En édulcoré, en un savant mélange stévia-aspartame-acésulfame-K, Finkielkraut nous fait dans le « c’était mieux avant ». Il nourrit sa « nostalgie de la France ». Je conçois.

Laquelle ? Moi aussi, j’ai la nostalgie d’un Marseille où, gamin, de passage, je copinais d’emblée avec d’autres minots venus d’un peu tout le bassin méditerranéen. Passant dans les mêmes rues, voici peu (derrière l’Opéra, en remontant), un barbu en babouches nous a lancé, en souriant, « ah ben, tiens, les Français reviennent dans le coin… ». C’est vrai que nous étions les seuls Européens d’apparence ancienne Europe dans le secteur. Cela m’étonnerait qu’il ait, lui, chassé la clientèle « française de souche » de « ses » rues. On peut faire confiance à ces chalands pour ostraciser sans même recevoir de consigne.

Je n’ai pas lu L’Identité (et cela saura tarder), mais je m’en voudrais de déflorer le Dieu en soit garde – une enfance rémoise, d’Aïssa Lacheb. Cela ne sortira, au Diable Vauvert, que vers février 2014. Cela cause d’Aïssa, de Boualem, Ahmed, Francis, et d’autres ados du quartier des cités de La Croix-Rouge, au bout de la ligne actuelle de tramway, vers 1977. En 1979, la violence que dénoncent tant Aïssa Lacheb qu’Alain Finkielkraut s’est installée. Aïssa Lacheb n’a pas d’explication. Enfin, si : la souffrance, sans doute. En tout cas, c’est très pudique, cette façon de faire sentir sans vraiment décrire. Alain Finkielkraut que, lui, je n’ai pas lu (enfin, si, mais il y a fort longtemps), doit en avoir tout plein, tout plein, des explications, des causes à détailler, des raisons à disséquer pour cerner ce qui a fait que la distance d’avec la bourgeoisie s’est transformée en « francophobie ».

Mais Finky préfère la confrontation avec Aude Lancelin (Marianne), Jean Birnbaum (Le Monde), François Reynaert (Le Nouvel Obs’), via Atlantico ou Causeur interposés, à celle avec Aïssa Lacheb Boukachache. Étonnant, non ? Cet entre-soi de bretteurs aux positions déclarées opposées n’empêche pas, comme à la buvette des palais Bourbon ou du Luxembourg, de se taper sur l’épaule, de se lancer des vannes. Mais il n’était évidemment pas question d’y convier un Aïssa Lacheb (maintenant qu’il est passé par Folio-Gallimard et qu’il en est à son septième livre, peut-être, mais pas sûr). 

Je ne déflore pas, j’évoque, nuance. Et à l’adresse de Finky, je pompe sur le blogue d’Aïssa ce long paragraphe (publié en août 2005, encore d’actualité)  :
« Lorsque je rencontre des djeunes de ma banlieue et d’ailleurs, désœuvrés, sans travail, sans logement, sans espoir que le désespoir des addictions et des délits et crimes quotidiens, et qui me disent : “Toi, t’as de la chance, tu t’en es sorti, t’es devenu infirmier, écrivain, etc.”, je me sens comme un con à ne savoir quoi leur répondre à défaut de leur dire la réalité qui n’est pas jolie pour les gens comme nous, loin s’en faut. Je me sens comme un con à ne rien savoir leur dire sinon qu’ils se trompent et que je suis toujours dans la même merde sociale que lorsque je traînais mes Nike avec eux dans la zone, la détresse, les incivilités de toutes sortes puis les braquages de banques. Je me sens comme un con à ne pas oser leur dire cette vérité sociale, à savoir qu’à partir de maintenant vous n’êtes plus des êtres humains, quoi que vous fassiez de bon désormais et de bien, que vous n’êtes qu‘un passé toujours, que des casiers judiciaires qu’on vous demande encore d’exhiber comme on exhibe une plaie sordide qui fait craindre et fuir. Vous êtes marqués au flanc comme des bêtes, et même tous les Karscher du monde n’y feront rien pour vous nettoyer et vous rendre propres, décontaminés. ».

Je m’en suis sorti, je n’ai rejoint ni l’un des groupes campés globalement comme La Bande des Plantes, ni l’un de ceux des blousons dorés, mais dans le regard des Finky et des autres, ses contradicteurs, je ressens encore « la vérité sociale ». Atténuée, certes. J’ai la gueule désormais de l’un de ces retraités demandeurs de dédicaces. Tolérable… Dispensable mais vaguement nécessaire. On me dédicacerait donc poliment, sans trop marquer d’agacement.

Quand j’en suis à présumer (c’est peut-être injustifié, j’admets fort volontiers), que le Finky voit de haut et de plutôt loin, tout comme l’auteur de France, Orange mécanique, en tout djeune de banlieue un doté en devenir de bulletins divers de casier judiciaire, ce que je peux concevoir (ma fille, ma bru, enseignent ou ont enseigné en grandes banlieues), je me sens un peu comme Aïssa Lacheb. Qui consigne : « les criminels sont-ils toujours ceux que l’on voit, ceux que l’on croit ?».

Je ne sais plus à quel religieux ou curé le Larousse des citations restituait (ou attribuait) cette fameuse phrase : « il n’est de conscience que malheureuse » (à moins qu’il s’agisse de cette autre énonçant en substance qu’il ne faut pas avoir peur d’être trop bon de peur de ne pas l’être assez). Mais cette polémique de studios ou salles de rédaction m’évoque un peu trop un match de catch entre bonnes consciences pas vraiment malheureuses. Les critiques auraient affecté Finkielkraut (« elles étaient destinées à me faire mal et elles ont réussi »). Grimace fort, dégage-toi de l’étreinte, balance une mandale, et souris au public. Chacun à son tour se fait applaudir ou conspuer.  

C’est un peu d’ailleurs la même chose pour les putes dont des député·e·s et ministres font tellement bien semblant de se soucier. Aïssa Lacheb terminait, en 2005, par « pour le reste, je n’ai que le droit de fermer ma gueule et de subir comme la dernière des péripatéticiennes ».
Banlieues ou prostituées prétextes ? À droite comme à « gôche », on nous rejoue Marx-Trotsky et le lumpenproletariat.

Je ne voudrais pas tirailler Bakounine et son « autel de la religion politique sur lequel la société naturelle est toujours immolée : une universalité dévorante, vivant de sacrifices humains, comme l’église ». Finkielkraut veut conserver de l’universalité (non dévorante nonobstant) et « défendre le monde » (à propos de son Ingratitude, dans le magazine Lire). Son monde.

C’est admissible. Mais le monde « vaste et ample » (Ciro Alegria) est mouvant. Finkielkraut semble avoir réussi à ne pas tomber dans la croisade anti-musulmane outrancière (qui assimile banlieues et islam djihadiste) qui évoque très fort l’alliance entre cathos, radicaux, jeunes racailles arabes pour des youpinades réclamées par le quotidien algérois L’Antijuif… C’est déjà cela. Il lui est donc reproché d’en avoir soit trop fait, soit vraiment pas assez.

Il plaide pour un retour à l’assimilation. Peut-être n’est-ce point une si mauvaise idée. Le petit problème qui bloque le rouage, c’est peut-être que l’assimilation, on l’avait vantée aux parents ou grands-parents des jeunes des banlieues. Sans pouvoir, savoir, même sans vraiment vouloir la mettre en œuvre. C’est sans doute dommage, mais ces djeunes n’ont pas la mémoire si courte…