Dieu en soit garde, septième « roman » d’Aïssa Lacheb – dont un polar glacial, enfin, plutôt un « noir » crépusculaire-zé-ténébreux, Le Roman du souterrain, remarquable, que l’association 813 couronnera un jour d’un trophée, si elle renaît –, au Diable vauvert, s’était un temps assorti d’un sous-titre : « une enfance rémoise ». Il a disparu, mais feues les éditions du Coq à l’âne, auxquelles j’avais suggéré ce projet, l’auraient conservé. Ce même si Aïssa Lacheb ne s’appesantit pas sur les décors, les anecdotes du cru. Reims, la Champagne marnaise, sont considérées au travers de prismes allogènes, destinés à le rester, ceux des vies en « cités », à part, incrustées, indurées. Sauf pour Aïssa Lacheb et de trop rares autres, ayant pris autrement le large ; parfois, comme lui, en voyageurs immobiles, revenus en barres ou tours d’origines.
Je croyais qu’Aïssa Lacheb était une vieille connaissance. Pas du tout.
Je pensais qu’un Reims nous était commun. C’est d’ailleurs pourquoi j’avais suggéré aux Rémois Éric Poindron et Sandra Rota, des éditions du Coq à l’âne, de commander un « tel » récit à l’auteur. Certes dans un genre plus « attendu » : Reims aux quatre coins cardinaux, à ses pôles, son équateur, ses tropiques, et latitudes diverses…).
Vain espoir, nullement souhaitable, finalement.
D’ailleurs, Aïssa l’énonce clairement à Émilien Bernard (un autre chroniqueur) : « ce livre ne décrit pas une enfance rémoise, mais une enfance universelle. Tu retrouves ce schéma dans tous les quartiers de toutes les villes de France, pour tous ceux de ma génération en tout cas. Avec bien souvent cette impasse au bout, la drogue, la prison, le chômage. C’est l’histoire d’une chute. D’une chute perpétuelle. Pour moi, ce fut la prison. ».
Sautons du mulet à la poularde. D’abord ce titre. C’est la devise de la Ville des sacres. Point. Encore que… Il aurait sans doute bien remis sa mère, ses frères et ses sœurs, son aïeul – un « poilu », un tirailleur, tué lors de la défense de Reims –, et même son père, sous-officier harki après avoir servi en tricolore lors de la Seconde, et tout le voisinage, venus des campagnes de la Marne ou d’ailleurs, de lointains ex-coloniaux, et lui-même, à il ne sait toujours pas trop quelle déité. Eh, quand la mouise perdure, le choix se fait entre un dieu et celui du Loto. Ou alors, comme une voisine, puis plus tard un autre voisin, on se défenestre.
Mais son marteau, à l’inverse de celui de Pete Seeger, Woody et Arlo Guthrie, puis Claude François, ne suffit hélas pas pour que ce soit le bonheur. D’ailleurs, en guise de marteau, ayant remisé des pistolets à grenaille trafiqués au profit d’une plume, d’un clavier, Aïssa compose toujours plus mélancolique allégé (écrémé sans trop de sucre) que vraiment allègre. À présent serein, certes, ma non troppo, comme une mésange guettée par des garnements à frondes rudimentaires.
N’empêche, j’ai été rassuré de lire, sur Mediapart, la lettre ouverte du Faldi (des associations des luttes démocratiques de l’immigration). Il est grand temps que des « musulmanes » et « musulmans » qui sont fort loin de l’être toutes et tous, n’invoquent plus les bondieuseries, disent leur stupéfaction d’être assimilé·e·s à qui brandissait, lors des défilés autoproclamés « pour tous » (un peu moins pour « toutes ») et abusivement printaniers, une banderole en arabe (et non en amazigh, peuhl ou turc) proclamant que « les Français musulmans disent non au mariage homosexuel ».
C’est digressif ? Oui et non. Voyez le passage sur l’homosexuel du bus (ligne H ; chap. 3). Il me semble qu’à je ne sais plus quelle page, Aïssa relève que le nombre des jeunes immigrés, ou « issus » – jusqu’à quand ? Mariages avec des Italiennes, des Polonais ? – de l’immigration, se déclarant agnostiques ou athées avait fortement régressé d’une certaine décennie de nos temps (à lui, à moi, aux cinquante-sexagénaires…) à une plus récente.
Le thème sociétal et confessionnel n’est qu’esquissé, effleuré (à la faveur d’un pote de la bande du quartier Croix Rouge, un peu attaché sur les bords aux rituels familiaux du lointain Maghreb, qui s’était fait approcher en vain par des barbus). La bande, composite, mouvante, incluant tout autant Serge que Francis que d’autres aux horizons et aspirations fort différents, a bien d’autres préoccupations. Les fringues, les sous, puis les filles, l’alcool et les drogues, enfin la cantine de la zonzon.
Sauvageons, c’était bien trouvé…
Rendons, une fois n’est pas coutume, hommage à Jean-Pierre Chevènement. Sauvageons, c’était approprié, cela le reste sans doute très majoritairement. Des sauvageons (et plus tard, sauvageonnes) que la locale, du temps du rez-de-chaussée de l’immeuble de L’Union au début de la place Drouet-d’Erlon, ne comprenait pas davantage que le reportage du premier étage. Elles et ils n’ont jamais existé que par leurs descriptifs en mains courantes ou réquisitoires, de correctionnelle d’abord, d’assises parfois ensuite. Et comme la magistrature pour les enfants souhaite généralement fort peu communiquer, et en l’assortissant de tout un tas de restrictions, non-dits, dus à la confidentialité des dossiers, la nécessité de protéger l’identité des mineur·e·s, eh bien, pour tous les autres enfants, ados, Rémoises et Rémois (et même leurs parents, souvent…), Lacheb & Co, c’est une autre planète.
À Reims, la délinquance, c’était de courts comptes-rendus de faits divers, ou alors l’ancienne pègre, incarnée par René « la Canne » Girier († janvier 2000), rangé des Citroën traction avant, et de rares chroniques de correctionnelle, d’encore plus rares d’assises (ou alors, en prenant à la lettre le vol de nuit en réunion et par escalade).
De cette planète, Aïssa Lacheb explore les traces d’humanité beaucoup mieux qu’un module de la Nasa en recherche de présence antérieure d’eau ou d’autres liquides, acides, par exemple. La sienne, d’humanité, singulière, quelque peu introvertie, qu’il redécouvre à différentes étapes, de l’enfance à l’adolescence puis devenu jeune adulte. Mais surtout celle de ses comparses ou fréquentations durables. Son style mélange l’antique – ici, de tout juste naguère – voix collective, des solos de choristes (les siens, aussi, bien sûr) et de multiples canons et répons. Certains passages mériteraient d’être étudiés en classe pour sonder l’énigme narrateur/auteur (cochez la case correspondante), l’auteur-narrateur étant souvent la petite bande du quartier de la Croix-Rouge. Sans qu’on puisse d’ailleurs vraiment définir quand ses propos reconstitués par la mémoire sont d’Aïssa Lacheb en personne, du chœur, de l’un ou de l’autre soliste dont il reprend à son compte convictions ou remarques.
Il(s), puis elle(s) et il(s), passe(nt) des chapardages, des pillages à l’étalage, aux cambriolages, des cuites à la bière chourée aux défonces avec des cames négociées. Puis ce sera un braquage : Aïssa Lacheb, le nez chaussé de lunettes fines, passant pour le caïd, le penseur, l’instigateur. Pris, confondu, sans doute aussi, du fait d’un dossier chargé, pour un irrécupérable à la dangerosité latente mais ne demandant qu’à en faire un autre Mesrine.
La suite démentira le pronostic, mais ses attitudes antérieures, révélées par ce récit, n’ont jamais pu être exprimées devant des jurés plutôt frustres (à mon superficiel avis) renforcés dans leurs préjugés par des magistrats sans doute convaincus que le prévenu Lacheb reflétait bien celui décrit dans les rapports de police.
Deux cavernes en vis-à-vis
Entre non pas les cités et le centre-ville mais celles et ceux censés incarner les cités et les autres, du centre-ville (même si on peut être « du centre » à la périphérie, et vice-versa, question de revenus, d’attention portée par les parents ou d’autres, de circonstances), ce sont des personnages de Platon, puis Socrate, qui, dans leurs cavernes, ne se contemplent même pas en ombres. Certes elles et ils se côtoient, voire échangent quelques banalités, ou invectives ou horions, mais en fait s’ignorent, et se veulent silhouettes étrangères les unes et uns aux autres.
Il en est de même des lieux. La fameuse cathédrale ou la basilique ne sont que des façades, tout comme les barres ou blocs ne forment que des perspectives mentales. Il faudra que ses potes s’adonnent au racket et à la dépouille des lycéens et étudiants obligés de franchir leur et « son » territoire pour que l’auteur pressente l’absurdité de s’en prendre à autrui en tant qu’autrui forcément différent et par nature hostile. Peut-être le doit-il aussi au mari, Pierre, de leur assistante sociale qui, contrôleur de bus, enfreindra ses consignes en s’abstenant de sanctionner un minot effaré pour qui cette épiphanie inouïe, contradictoire, aura des répercussions durables. Le dépourvu de titre de transport en fut peut-être propulsé très loin, dans les lectures, le rattrapage scolaire en détention, des études… et surtout dans la dissolution du ressentiment.
Dieu en soit garde abonde en pittoresque (pour qui découvre), en anecdotes, regorge de dialogues cocasses, de situations inattendues (ainsi ce flic violeur, violent, haineux, retrouvé en prison car il était difficile à la magistrature de l’oindre d’une absoute ; aussi ces autres inspecteurs embêtés de coffrer des mineurs ayant poussé un peu trop loin leurs audaces et inconscients des conséquences), mais ce qui fait l’indéniable agrément de lecture reste finalement inessentiel.
Du moins en regard des très rares instants d’introspection laconique (sur la violence et le mensonge, par exemple, ou l’impunité, l’inconscience des conséquences) qu’Aïssa Lacheb s’autorise. Le ton, constamment, suggère ce qui s’énonce trop peu (sauf pour camper la mère, femme battue, puis veuve célibataire, besogneuse à l’extrême pour subvenir à la survie matérielle de ses quatre enfants, aimante et aimée d’eux), se retient. « Nous faisons du mal sans en mesurer l’irraison », résume sobrement celui qui constate rétrospectivement que « l’école » (professeures, autres adultes, majoritairement, entendons-le ainsi), dédaignée, refusée, leur aura rendu la pareille.
Pour Mathieu Livoreil, de L’Union, A. Lacheb donne sans doute la clef de son portail intérieur, celui qui ouvre sur le patio et les portes de ses diverses pièces qu’il donnera peut-être à voir dans ses prochains livres : « En prison, j’ai toujours gardé à l’esprit qu’il y avait des gens dehors qui étaient plus malheureux que moi. ». Impression qui perdure au-dehors et sourd de ces réminiscences souvent poignantes, brossées comme effleurées, souvent, d’un feint détachement.
Suture carcérale
AprèsPlaidoyer pour les justes et Scènes de la vie carcérale (aussi au Diable Vauvert), Aïssa Lacheb clôt sans doute ses réflexions sur ce thème, ici évoqué mais non plus cette fois central (au masculin, comme au féminin). Il ne se sent pas vocation de se faire la voix des taulards, même s’il laisse entendre que, souvent quelque peu (euphémisme) abusivement, des sanctions d’emprisonnement ne s’imposent pas, si ce n’est pour calmer policiers et opinion. Sur ce point, on peut le rejoindre ou diverger : comme c’est la présence de gens n’ayant vraiment pas leur place en détention qui permet d’améliorer les conditions d’incarcération, mieux vaudrait peut-être procéder comme en Norvège où les bons citoyens, les bonnes Norvégiennes, peuvent s’y retrouver pour presque « rien ». Du coup, les prisons restent des lieux de vie à peu près convenables et les taux de récidive ne peuvent servir d’argument aux droites dures scandinaves.
Aïssa Lacheb a cautérisé ses plaies. S’en ouvrant peut-être d’autres… moins vives. Magistrat·e·s, policier·e·s, détenu·e·s et autres le liront à l’avenir tel un écrivain parmi d’autres, qui n’ont jamais connu, ni imaginé, la case prison, ou le vécu de celles des cousin·e·s Tom, qui tient peu à l’architecture (contrairement au quartier rémois Wilson, ou Aïssa a choisi de résider de nouveau, celui de Croix-Rouge est loin d’être désagréable : c’est en tout cas ainsi que je le voyais depuis les facs voisines) et beaucoup aux conditions faites à qui les peuplent, aux regards qu’on leur porte, à ceux qu’ils nous renvoient.
Plus cela change…
Vous trouverez quelques pages sur Googles/Livres. Dont celle sur « le pédé qui se rebiffe » (p. 23 dans le pré-tirage pour la presse). En fait, pratiquement tout le troisième chapitre est reproduit, et il est fort, ce chapitre : bonne pioche. Pour « la minute d’Anne et Arnaud » d’aucun·e·s ont préféré faire faire lire par l’auteur les pages sur le trajet Reims-Rockfeller (le commissariat central) et la maison d’arrêt de Châlons (alors « sur-Marne »). Je comprends pourquoi, c’est plus « littéraire ».
Il est aussi possible d’appréhender cette Croix-Rouge et l’Aïssa d’alors ainsi qu’il est fait sur le site Mag/Maa saluant « cette autofiction qui mêle la grande et la petite histoire avec brio ». Allez voir…
À Croix-Rouge, les Aïssa s’appellent à présent Abdelkrim (Z**), Hamady (D**), ou Karim (N**) et la manière dont les présentent les rubricards des faits divers persiste : mêmes topiques, mêmes formules, point à la ligne… « Déjà connus des services de police ». Tout est dit, tout est dans tout, et réciproquement.
Les « grands frères » Saïd et Aziz, en section Prévention et sécurité d’une terminale du lycée Joliot-Curie, forment des pompiers, gendarmes ou policiers. Sur la photo du stage de sauvetage en montagne, nul Abdelkrim ou Hamady, car ceux-là ont décroché dès le collège.
Aïssa Lacheb considère pourtant que « Croix-Rouge, à l’époque, ce n’était pas Soweto et ça ne l’est toujours pas ! ».
Bah, finalement, Albelkrim, Hamady et Karim sont moins dérangeants que Pierre Maître, autre Rémois, qui, à la suite de Pierre Overnay, fut assassiné, abattu à la mitraillette, en 1977 à Croix-du-Sud : il tenait un piquet de grève devant l’usine des défuntes Verreries mécaniques champenoises (devenues Ol Illinois, propriété de fonds de pensions internationaux).
Il y a une rue Pierre-Maître, à présent, à Reims, du côté de Saint-Brice-Courcelles (et longue de 89 numéros quand même !). Un jour peut-être, une rue Aïssa-Lacheb ? Il y a bien déjà une centaine de rues ou voies Alain-Mimoun (né Ali Mimoun Ould Kacha) en France métropolitaine. Et même une avenue Capitaine-N’Tchoréré (à Airaines, en Somme). Il est même deux-trois-quatre-cinq rues Jean-Genet (Aligny, Cholet, Pontault-Combault, Montluçon, et… ?).
Conclusion, tirée d’un précédent livre d’Aïssa (Dans la vie, toujours au Diable vauvert) : « C’est tout l’art de la politique : montrer constamment de la surprise et de la consternation. ». Ou de la compassion, du « mémoriel », du triomphal et de l’inaugural (distinctions sportives et stades ou gymnases servent à cela), c’est tout un… et réciproquement…
Lacheb, Aïssa, matricule… est devenu Lacheb, Aïssa, une entrée d’index de bibliothèque (celle de Rockfeller, don du mécène américain à la ville bombardée par la Grosse Bertha, étendue en annexe dans l’ancien commissariat où Aïssa, Francis, Serge, et alii avaient leurs repères).
Plus cela change… Tout est-il destiné à rester pareil à Croix-Rouge ?
On voudra croire que non, et Dieu en soit garde y contribue, sans fourguer trop d’illusions…
Photo (& montage) : salon du Livre 2013, Jef T., stand des éditions du Diable Vauvert
Aïssa Lacheb est né dans l’Aisne, sans doute dans la caserne d’un camp militaire où avait été affecté son père. Mais il considère que Champagne et Reims sont sa ville, son pays.
Il a d’ailleurs choisi de quitter Toulouse pour retrouver le quartier du Pont de Witry, où réside de nouveau sa mère.
Et hop ! On revient sur la piste locale :
[url]http://www.lemonde.fr/societe/article/2014/02/18/tuerie-de-chevaline-un-homme-interpelle-et-place-en-garde-a-vue_4368579_3224.html[/url]
Mon intuition me trompe rarement.