Remarque relevée sur la page Facebook d’une copine perdue de vue, dont je me suis jamais demandé vraiment si elle était musulmane, israélite séfarade, copte ou je ne sais quoi, et à propos de tout autre chose que l’affaire Merah : « Ben voilà, on y vient, c’est parti pour un tour sur l’islam… faisons peur à Madame Michu, cela marche à tous les coups ! ». Résignation ou exaspération ? Avec la parution de Mon frère, ce terroriste (éds Calmann-Lévy), d’Abdelgahni Merah, on n’y échappera pas. Ce livre donne autant d’arguments à ceux que j’étiquette «  islamophobes compulsionnels » qu’aux autres, très divers autres, associant vaguement encore « arabe » (ou assimilé fantasmatiquement) à « musulman », ou plus du tout. Voire même à ceux qu’il dénonce, les islamistes radicaux, à la douteuse faveur d’une lecture orientée.

Conversation récente avec un ami kabyle algérien (qui se définit d’abord algérien) et se veut encore musulman. Sans pourtant croire à la moindre lettre du coran, et ne pratiquant qu’à de rares occasions, découlant du moment et de l’environnement, des rites qu’il prend pour tels. Quant aux interdits, il en rigole tout autant que, peut-être, les 98 % de  « catholiques » pratiquant une forme ou une autre de contraception en odeur de satanisme au Vatican.

« Je ne dirais même pas en Algérie le centième de ce que je te dis ici que je risquerais un coup de poignard de je ne sais qui… peut-être d’un parent. ». Que dire de qui, de culture musulmane, agnostique ou athée, assimilant islam à islamisme, en potentiel, argument que l’on retrouve chez qui fait profession d’islamophobie ?

Je ne sais si Abdelkader Merah est un musulman pratiquant, régulier ou occasionnel, voire, en son for intérieur, devenu islamophobe sans se l’avouer. Je n’ai lu de son livre que les « bonnes feuilles » ou extraits qui circulent. Il y a de quoi frémir, et se rasséréner.

En 2003, son cadet de cinq ans, Kader, lui porte sept coups de couteau parce qu’il concubine avec une « juive », Sophie, aussi sans doute coupable « d’occidentalisme » que Myriam, 8 ans, la jeune victime du plus jeune frère. Il y a effectivement de quoi, comme le relève Me Éric Dupond-Moretti, avocat de Kader, écrire encore sous l’emprise du ressentiment.

Le père disparait, la mère adopte un temps le comportement qui sert de justificatif aux islamistes divers, dont les radicaux, pour dénoncer en bloc l’influence pernicieuse de « l’Occident ». Zhoulika papillonne et délaisse son foyer. D’où peut-être, plus que la foi, la dérive fondamentaliste de Kader, Mohammed et Souad, cette dernière assumant sa judéophobie, se disant « fière » de son criminel aîné, solidaire de Kader et des salafistes extrémistes.  Mêmes causes, peut-être mêmes effets, chez des catholiques intégristes ; à cette différence fondamentale qu’ils ne sont pas déjà incités à l’assassinat et que le paradis de béatitude promis est peut-être moins attrayant que des houris redevenant éternellement vierges.

Ghani Merah, lui, à 36 ans, se dit solidaire des victimes du benjamin de la fratrie dont il risque d’ailleurs le sort, tout comme Salman Rushdie et quelques autres. « J’expliquerai comment mes parents [ndlr. Surtout frère, oncle et sœur, cousins de Médéa, semble-t-il] t’ont élevé dans une atmosphère de racisme et de haine avant que les salafistes ne te fassent baigner dans l’extrémisme religieux. » Courageux ! Avec pour conséquence de partir de Toulouse, avec son fils au prénom « chrétien », sans trop laisser d’adresse. Celle aussi, peut-être, d’échapper à de multiples et prolongées interpellations de la police. On souhaite aussi qu’Aïcha, l’autre sœur peu désireuse de devenir une « musulmane modèle », sauce intégriste, puisse se construire une vie convenable.

Peu m’importe, ici, que ce livre serve à charge contre Souad ou Kader, ou pointe les flagrantes et plus qu’étonnantes lacunes de la DST ou de la DCRI. Peu importe –  enfin, ce jour – aussi qu’une partie de la presse lui ait fait prendre des risques en publiant la photo de Ghani, qu’une autre le place à visage découvert, avec son assentiment, devant une caméra (ce soir, pour Enquête exclusive, de M6).

Ce qui compte davantage, c’est qu’on néglige un peu trop la guerre que mènent les salafistes radicaux (il en est d’autres) contre l’oumma et bien sûr les personnes de culture musulmane faisant preuve de tiédeur et d’hostilité à leur encontre.

C’est pourtant flagrant en Tunisie et Moncef Al-Marzouki, président tunisien pourtant islamiste (bon, il ne sera jamais assez « modéré » pour certains), qui minimise encore le danger, le contingentant à un péril pour « l’image de la Tunisie », édulcore des faits certes marginaux, mais hautement symboliques et significatifs, a le courage d’énoncer (pour Liberté Algérie) qu’il préfère « les effets pervers de ces libertés [ndlr. d’association et de manifester] à leur absence. ». Oui, mais, quid des autres ? De liberté pleine et entière d’expression, de conduire sa vie intime comme on l’entend ? Parmi d’autres…

Exaspération

Je peux comprendre le ressenti, l’irritation, l’exaspération, des musulmans toujours sommés d’exprimer en substance que leur religion est du domaine de l’intime et que chacun, chacune, peut mener sa vie comme elle ou il l’entend dans le respect des lois à l’occidentale. Mais, désolé, il ne suffit pas de dénoncer le radicalisme islamique radical, comme il ne suffit pas au catholicisme romain officiel de se défendre de toute homophobie, pour ne citer qu’un exemple.

Il est judicieux de la part d’Hamadi Jebali, chef du gouvernement tunisien, de reconnaître que les salafistes radicaux veulent instaurer « un émirat » dans le sud tunisien, et partant, le califat à terme.
Lequel, dans leur esprit, Ghani Merah n’en disconviendra pas, inclura à terme tout territoire européen sur lequel s’était élevée ou s’élèvera une mosquée. Accorder un bail de 99 ans à une association érigeant et gérant une mosquée, c’est la vouer, ad vitam et pour l’éternité, fusse-t-elle par la suite détruite, à en faire une terre d’islam, si possible radical pour les partisans du terrorisme, du fascisme musulman. Hamadi Jebali appelle les habitants de l’émirat projeté « à s’allier au diable s’il le faut » (comprenez : aux partisans de l’occidentalisme inclus) pour contrer ces visées. La « guerre interne » qu’il dénonce concerne aussi l’Europe.

Mon frère, ce terroriste, va donc donner du grain à moudre aux islamophobes compulsionnels. Tout autant à celles et ceux considérant qu’un islam à l’européenne est possible, ou que l’emprise des cultures musulmanes s’estompera, évoluera, à la manière du christianisme réel (celui de ceux dont les pratiques font très peu de cas des évangiles et encore moins des bulles et encycliques). Fera-t-il bouger les lignes ? Je l’espère, soit que les uns et les autres n’en retiennent pas que ce qui les arrange (et il m’arrangerait bien de faire de Ghani Merah un musulman de spiritualité, voire un athée ou un agnostique, tout comme, peut-être, Mohamed Sifaoui, son co-auteur).

La tradition a bon dos

Hamid, l’oncle maternel des Merah, qui propageait depuis leur enfance « haine et racisme », existe tout autant que Ghani qui cherche « à sensibiliser la société sur les dangers de l’intégrisme », comme il l’a confié à La Dépêche, cette « hydre » contre laquelle il se refuse à recourir à la violence. Ses munitions sont « les valeurs humanistes ».

Lesquelles sont partagées y compris par les laïcistes et de fait, sans renier le coran ou d’autres textes monothéistes, par une très large majorité de fidèles de toutes confessions à des degrés divers. Dont Ghani, qui ne veut pas concevoir que l’islam, le vrai, enfin, le sien, puisse porter en germe la même chose que d’autres religions, soit la haine de l’infidèle ou pour le moins la suprématie morale indiscutée de leurs fondamentaux.

Pour lui, islam modéré valant islam, autant n’en parler que positivement. De même qu’on ne pourrait ou devrait – intiment quelques-uns – parler que positivement du christianisme, en faisant fi de son histoire, d’une part de son présent. C’est de l’occultation, cela reste un « péché » véniel, tolérable. On l’admet d’ailleurs assez bien du catholicisme romain, pourquoi n’en serait-il pas de même pour l’islam officiel de France, qui, lui, ne manifeste pas derrière un drapeau français frappé du croissant et de la mention « Mahomet, espoir et salut de la France » ? Ni ne part vent debout contre le « mariage pour tous : aubaine pour les mormons polygames » (dans l’original : «pour les musulmans polygames », ben voyons…).
Quand le christianisme identitaire, au nom des traditions, défilera derrière des bannières, encadré d’encensoirs, en scandant des cantiques, quel argument opposer à ceux qui brandiront des drapeaux verts ou noirs ? Bizarrement, nuls drapeaux rouges ou européens lors de la marche contre le fascisme islamiste (ou alors, ils auront été escamotés sur les photos prises par les organisateurs). Gauchos et europhiles complices de l’islamisation, cqfd ? Absolument pas !

Vision bornée

Les médias ne retiendront du livre de Ghani Merah que sa dénonciation de l’islamisme, escamoteront sa vision islamique humaniste. Peut-être fondamentalement illusoire, mais vécue, démontrée, exemplaire mais non prosélyte.

Sylvie Bourdon, évoquant la marche des Identitaires (et d’autres, de sensibilités diversifiées) contre l’islamisme fasciste, fait part de son « espérance que la raisonnance (sic) de cette marche atteindra les musulmans afin qu’ils accomplissent leur “aggiornamento” pour devenir compatibles avec la République, qui ne peut accepter un État dans l’État, à savoir la charia. ».

J’aimerais la rejoindre, sans doute en d’autres termes, mais certainement pas en défilant derrière un cœur sacré de Jésus brandi pour en appeler au « salut » de la France, de l’Europe, voire du monde. Pas en me joignant à qui m’assimile à Olivier Corel, « l’émir blond », Abdulilah Qorel, l’autre « gourou » et idéologue des frères Mohammed, Kader et de Souad, lequel n’en connaît peut-être pas davantage de l’islam qui soit autre que la vulgate salafiste : « Ma famille ne connaît rien du tout à l’islam », estime Ghani Merah. Thomas Barnouin, ami et coreligionnaire de Mohammed et Kader Merah, sans doute guère plus.

Mgr Claude Dagens, évêque d’Angoulême, s’inquiète d’un « anti-islamisme catholique ». Mgr Georges Pontier, archevêque de Marseille, relève que « ceux qui tiennent le langage de la peur sont ceux qui rencontrent le moins de musulmans ».
Ils n’emploieraient pas Ghani Merah, sauf pour le sous-payer faute de trouver un sans papier européen, mais s’inquiètent peu bruyamment de ce que représentaient quatre militaires d’origines « arabes », tués ou grièvement blessé par Mohammed Merah. Le rôle d’Hassan « Loubane » Ben Rahou, décoré après l’assaut, muté en Nouvelle-Calédonie, les intéresse peu : quand un « Arabe » sert la France, c’est tout à fait normal, banal, anodin, et ne vaut même pas d’être relevé, quand un « autre » l’attaque, c’est l’islam tout entier qui s’est mis sur le pied de guerre.

Peut-être n’est-il pas bon de reprendre les propos de Mgr Paul Desfarges, évêque de Constantine, qui relève qu’en Algérie « des jeunes veulent croire librement, être libres aussi de ne pas croire. ». Les musulmans, les « Arabes » doivent, dans l’imaginaire, être tous fanatisés

Comme le commente Antoine-Serge Karamaoun sur le site du libanais L’Orient-Le Jour, « si au moins toutes ces sortes de prélats, ulémas et autres mollahs, avaient été aussi “éclairés et inspirés” par le “saint-esprit” qu’Abdelghani Merah… ». Cela vaut aussi pour les chanoines et diacres de l’islamophobie compulsionnelle.

Réactions impulsives

Lors des cérémonies de ce 11 novembre, selon Albert Chennouf, François Hollande n’aurait pas commis un impair mais un acte de discrimination en ne citant pas aussi Abel Chennouf, Imad Ibn Ziaten et Mohamed Legouad lors d’un hommage aux soldats des forces françaises en Afghanistan. « Discrimination raciale » : « si nos enfants étaient d’origine gauloise, ils auraient été honorés. ». Tués par un djihadiste, mais hors du théâtre des opérations, ils représentaient certes tout autant la France et « l’Occident » que d’autres.

J’aimerais ne voir dans cette réaction que la douleur d’un père ; j’admets que dans un climat d’islamophobie et de démonstrations compassionnelles appuyées pour d’autres victimes, elle ne soit pas si insolite. LoÏc Liber, parachutiste devenu tétraplégique, du fait de M.  Merah, ne voit pour cause essentielle de la tragédie que « le fondamentalisme islamique ». Ce n’est que l’une des causes.

La faillite, dans l’affaire Merah, n’est pas que celle de la DST-DRCI. C’est aussi celle de services sociaux amputés de ressources. Mohamed Merah, dont les capacités intellectuelles et la révolte avaient été remarquées, fut délaissé, négligé bien avant sa radicalisation. Aurait-il été souhaitable qu’il soit mis en contact avec un aumônier musulman ? J’en viens à me le demander, au nom de l’efficacité, sans pouvoir trancher, en voulant souhaiter que ce ne fut pas nécessaire.

On ne s’est pas non plus trop soucié des dérives tyranniques de Kader, qui s’était attribué la place d’aîné. Un « hussard laïc » engagé aurait peut-être suffi à redresser le cap, laisse entendre Annie-Paule Derczansky dans l’Huffington Post.

Un autre Mohamed Merah, de Villeurbanne, s’est vu harceler via Facebook, comme, à Douai, d’autres Merah, d’Avignon, de Meyzieu, se font peut-être la réflexion d’Habiba Merah : « si le tueur s’était appelé Jean Dupont, on aurait menacé tous les Jean Dupont ? ».

Ces Merah portent le même patronyme que Ghani. Son livre aura peut-être au moins le résultat de leur faire retrouver la sérénité. Espérons qu’il fasse aussi réfléchir au-delà de cercles trop restreints, ou trop sectaires, avec la même équanimité impartiale, éclairée par le libre arbitre.